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mercredi 8 janvier 2014

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posté à 09h07, par Anne Steiner
5 commentaires

Les « affranchies » de Raon-l’Étape

Cette rubrique se veut coup de projecteur sur des conflits passés et oubliés – poussées de colère ouvrière, longues grèves et révoltes individuelles d’avant 1914. Pour ce troisième volet, retour sur la grève victorieuse des ouvriers et (surtout) ouvrières d’une fabrique vosgienne de chaussons fourrés.

Cette chronique a été publiée dans le numéro 13 de la version papier d’Article11

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De part et d’autre de la Meurthe, à 70 kilomètres au sud-est de Nancy, deux gros bourgs se font face. Raon-l’Étape, 4 800 habitants, et La Neuveville-lès-Raon, 3 000 habitants. C’est dans cette dernière localité que Frédéric Amos, un patron alsacien refusant de devenir allemand après la défaite, a établi, en 1874, sa fabrique de chaussons fourrés. Trente ans plus tard, 1 500 ouvrières et ouvriers travaillent pour lui (dont 600 à domicile), et six millions de paires sortent chaque année de ses ateliers.

Protestant, patriote, membre du Parti radical, Frédéric Amos, qui est maire de la commune, a fait construire des cités ouvrières et se considère comme un homme de progrès. Mais il n’apprécie guère les syndicats. Aussi, lorsqu’à la fin du mois de mars 1907 une section de chaussonniers affiliée à la turbulente CGT, alors toute acquise au syndicalisme révolutionnaire, est créée à La Neuveville-lès-Raon, il s’empresse de licencier des ouvriers qui viennent d’y adhérer.

Très vite, Francis Boudoux, le secrétaire de l’Union des syndicats de Meurthe-et-Moselle, surnommé le « commis-voyageur des grèves », vient soutenir le jeune syndicat. Né à Saint-Étienne en 1881, anarchiste depuis l’âge de 20 ans, cet ancien déserteur est un propagandiste infatigable et un excellent orateur. Il exhorte les chaussonniers à rejoindre en masse la CGT et à résister aux pressions patronales. Au mois de mai, la socialiste féministe Gabrielle Petit, qui a fondé en 1904 le journal La Femme affranchie, fait une tournée de conférences dans la région. À Raon, cette robuste militante originaire du Cantal, qui a quitté l’école à huit ans et s’est instruite par elle-même, fait une forte impression sur les ouvrières vosgiennes. Plusieurs adhèrent au syndicat à l’issue du meeting.

Le 16 juillet 1907, quarante ouvrières d’un atelier débrayent pour protester contre le licenciement, abusif selon elles, de leur contremaître. En moins de vingt-quatre heures, la grève s’étend à toute l’usine. Le soir même, les grévistes tiennent une assemblée dans un terrain vague situé près de la gare, le pré du Taureau. Une liste de revendications est établie : réintégration de tous les ouvriers licenciés et du contremaître renvoyé, mutation des contremaîtres au comportement incorrect, diminution de la journée de travail de douze à dix heures, augmentation de 10 % du salaire horaire, suppression des amendes prévues par le règlement intérieur et reconnaissance du syndicat.

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Portrait de Jules Sellenet Boudoux (dit aussi Francis Boudoux), alors secrétaire de l’Union des Syndicats de Meurthe-et-Moselle.

Dès le lendemain, la cessation de travail est complète car les grévistes se relaient pour monter la garde autour des usines. Un comité de grève est créé, qui tient sa permanence au café Thomas du Joli-Bois, où Boudoux a pris pension. Quelques jours après le début du conflit, Gabrielle Petit s’installe à son tour à Raon afin de se tenir aux côtés des ouvrières en lutte. Tous les soirs, au pré du Taureau, un meeting en plein air rassemble plus d’un millier de participants. Et la solidarité s’organise : les papetiers d’Étival-Clairefontaine font un don de 500 francs, les petits cultivateurs de la région et les commerçants fournissent des secours en nature tandis que carriers et forestiers organisent des collectes. Une cabane de planches est construite à la hâte sur le pré pour stocker et distribuer les denrées. Chaque famille reçoit quotidiennement une ration de pain, de lait, de pommes de terre et de saindoux.

Le 21 juillet, le sous-préfet de Saint-Dié se rend sur place et met en garde les grévistes : « Vous vous êtes laissés monter le coup par des agitateurs qui ne sont même pas de la région, et vous ne réussirez qu’à ruiner votre patron. Est-ce cela que vous voulez ? » Il repart sous les huées et, le soir même, envoie quelques dizaines de gendarmes pour dégager les abords de l’usine. Ce qui conduit les grévistes à accomplir leur première action de sabotage : ils sectionnent les courroies de la force motrice de l’usine. Puis coupent les lignes téléphoniques. Frédéric Amos décide alors de fermer l’usine.

Adepte de la manière forte, ce patron de choc refuse la médiation d’un juge de paix, proposée par les ouvriers. Le 27 juillet, au cours d’une discussion animée avec des délégués, il s’emporte et gifle une ouvrière. Craignant des représailles, il s’enfuit le jour même avec sa famille et se réfugie à Lunéville. Les radicaux du canton sont consternés, car les élections au Conseil général sont fixées pour le lendemain. Ils craignent d’être sanctionnés par les électeurs et accusent les grévistes de faire le jeu des cléricaux, voire même d’être soudoyés par eux. Pour protéger le scrutin, le sous-préfet envoie deux régiments de chasseurs à pied et un régiment de cavalerie.

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Illustration de Camille Lavaud (voir son site ICI), détournant les célèbres unes du « Petit Journal »

Le 28 juillet, vers quinze heures, les grévistes, comme chaque jour depuis le début du conflit, partent en cortège du pré du Taureau. Ils parcourent les rues de La Neuveville, traversent le pont sur la Meurthe1 et se dirigent vers la place du marché de Raon-l’Étape. Madame Villevieille, ouvrière chez Amos, les précède, portant un drapeau rouge. L’Internationale et la Carmagnole rythment leur marche. À la tête d’une centaine d’hommes, le capitaine de gendarmerie Tavernier tente alors de s’emparer de l’emblème séditieux. Mais les manifestants résistent. Bousculé, frappé, le capitaine prend peur, sort son arme et tire. Dans la foulée, les gendarmes, soutenus par un escadron de cavalerie, chargent la foule. Aussitôt, des barricades de fortune sont dressées. Les cuveaux servant à fabriquer la pâte à papier sont tirés sur la chaussée pour soutenir des madriers. Pavés, bouteilles et projectiles divers volent en direction de la troupe. Les femmes se précipitent vers la rivière toute proche pour puiser de pleins seaux de cailloux qu’elles jettent à la tête des chevaux. Chasseurs et gendarmes répondent par des tirs. C’est un massacre ! Plus de trente blessés graves et un mort : Charles Thirion, un maréchal-ferrant de 25 ans. Édouard Cordonnier, un gréviste de 27 ans, atteint de deux balles à la tête, décédera le 20 août. Côté forces de l’ordre, on compte quinze blessés, dont deux officiers.

Le scrutin est clos avant l’heure fixée et les urnes sont aussitôt emportées à la sous-préfecture. Les habitants mettent en berne les drapeaux des bâtiments officiels et les cravatent de noir, en signe de deuil. Le lendemain, la grève générale de toutes les corporations de la ville est déclarée et tous les commerçants gardent leurs rideaux baissés. On organise « l’exode des enfants » et un long cortège, précédé d’un immense drapeau noir, se forme pour escorter une vingtaine de petits jusqu’à Étival-Clairefontaine, où des familles de papetiers les prennent en charge. De peur de déclencher de nouvelles émeutes, la troupe évite de se montrer. Les barricades restent en place plusieurs jours. Une pancarte suspendue au réverbère le plus proche de la mairie proclame : « Aux camarades morts en défendant leurs droits, nous jurons une éclatante vengeance ! » Le sous-préfet de Saint-Dié, accouru sur les lieux, échappe de peu au lynchage. Il doit s’enfuir sous les lazzis de la foule, qui hurle : « À bas le bloc2 ! À bas Clemenceau ! »

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L’enterrement de Charles Thirion

Deux jours après la tuerie, le préfet des Vosges contraint le patron fuyard à rencontrer les représentants du syndicat en présence des juges de paix de Lunéville et de Raon. Amos accepte de révoquer deux contremaîtres réputés pour leur dureté et partialité, de réintégrer tous les licenciés, d’augmenter le salaire horaire et d’abaisser la durée de la journée de travail. Enfin, les larmes aux yeux et la rage au cœur, il reconnaît le syndicat. Réunis dans les halles de la ville, sur la place où le sang a coulé, ouvrières et ouvriers votent la reprise à l’unanimité. Le lendemain, on enterre Thirion, la première victime du conflit. Dix mille personnes venues de toute la région l’accompagnent au cimetière. Juste derrière le corbillard, têtes bandées et bras en écharpe, s’avancent les blessés. Différents orateurs se succèdent au bord de la tombe. Parlant le dernier, Boudoux lance un vibrant appel à tous les ouvriers pour «  renverser, par la grève générale, la société qui nous opprime et la remplacer par le communisme libertaire ! »

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Précédentes Chronique Le temps des révoltes :
De Firminy à Saint Étienne : la grande route de l’émeute (1910-1911)
1907 : le Premier Mai selon Jacob Law



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JPEG - 88.2 ko 28 juillet ; les grévistes sur le pont de la Meurthe

2 Il s’agit du bloc des gauches, (radicaux, radicaux socialistes, républicains de gauche et socialistes dit indépendants), qui a remporté les dernières élections législatives.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 8 janvier 2014 à 13h34, par Pop9

    Edifiant, même. Et vivent les femmes !

    • mardi 7 avril 2020 à 07h07, par Roger

      Un récit qui permet de comprendre que le dialogue est une chose importante et le patron aurait du comprendre cela. il s’est enfuit.. bizarrerie d de la direction. Un patron existe car ci-dessous il y a du monde et ce monde il ne faut pas l’ignorer. Petit mot de Roger, homme de la terre.



  • jeudi 9 janvier 2014 à 11h32, par B

    période :
    l’histoire c’est que le maire aurait bien voulu faire copain copain avec le patron, les ouvriers étant destinés à devenir des assistés conformément au programme du parti radical en 1907 alors que les pantouflards c’était même pas eux.



  • mercredi 15 janvier 2014 à 08h43, par slrhc

    « Pâle ou vermeille, brune ou blonde
    Bébé mignon
    Dans les larmes ça vient au monde
    Chair à guignon

    Ebouriffée, suçant son pouce
    Jamais lavée
    Comme un vrai champignon ça pousse
    Chair à pavé

    A quinze ça rentre à l’usine
    Sans éventail
    Du matin au soir ça turbine
    Chair à travail

    Fleur des fortifs ça s’étiole
    Quand c’est girond
    Dans un guet-apens ça se viole
    Chair à patrons

    Jusque dans la moelle pourrie
    Rien sous la dent
    Alors ça rentre en brasserie
    Chair à clients

    Ça tombe encore, de chute en chute
    Honteuse un soir
    Pour un franc ça fait la culbute
    Chair à trottoir

    Ça vieillit et plus bas ça glisse
    Un beau matin
    Ça va s’inscrire à la police
    Chair à roussins

    Ou bien sans carte ça travaille
    Dans sa maison
    Alors ça se fout sur la paille
    Chair à prison

    D’un mal souffrant le supplice
    Vieux et tremblant
    Ça va geindre dans un hospice
    Chair à savants

    Enfin, ayant vidé la coupe
    Bu tout le fiel
    Quand c’est crevé ça se découpe
    Chair à scalpel

    Patrons, tas d’Héliogabales
    D’effroi saisis
    Quand vous tomberez sous nos balles
    Chair à fusils

    Pour que chaque chien, sur vos trognes
    Pisse à l’écart
    Nous laisserons sur vos charognes
    Chair à Macquart ! »

    Filles d’ouvriers



  • vendredi 7 août 2020 à 14h46, par Une époque ancienne

    Article bien écris qui se laisse porter dans ce monde ancien. C’était une époque particulière ou les conflits étaient à cœur ouvert. Perso entre la nuit des temps, l’époque en question est aujourd’hui, je préfère aujourd’hui.

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