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mercredi 1er décembre 2010

Entretiens

posté à 17h24, par Mathieu Hautemulle
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Casey : « Heureusement qu’on a été massacrés par millions... ça nous a appris à manger proprement. »
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Colère créatrice, rage jubilatoire. Dans ses textes percutants, Casey pratique « l’intifada verbale » contre l’ordre et ses affidés. Dans son flow efficace se noient ses adversaires, parmi lesquels les colons et leurs héritiers. Rencontre avec la rappeuse trentenaire au café La Pêche, à Montreuil, quelques heures avant qu’elle ne sorte - sur scène - son fusil de l’étui.

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(c) François Pinel

C’était une belle petite liste de questions, que je lui avais préparée. Sur les effets de la colonisation ou du plan Espoir banlieues de Fadela Amara, sur le trompeur concept de diversité ou celui, moins ambigu, d’identité nationale...
L’objectif, c’était de la lancer sur la politique.
Mais voilà, à peine assise, elle demande, en feuilletant la version papier, où se trouve notre rubrique musique. Et prévient que la politique - en gros - elle n’est pas là pour ça. Qu’elle n’est porte-parole de personne, se considérant plutôt comme un témoin.

Casey observe le monde, depuis le « coin sombre ». Pas en contre-plongée, mais « en contre-jour, explique-t-elle. C’est le point de vue qui m’intéresse le plus. C’est un choix esthétique, aussi ». Un choix qui a le mérite de la clarté : « C’est assez tranché, ce n’est pas de la poésie obscure qui se lirait entre les lignes, avec des projections d’images où t’as besoin d’expliquer derrière... », sourit la rappeuse1. Ses morceaux racontent ainsi la vie dans «  ce navrant cocktail de béton et de métal  »2, « en pleine zone sinistrée, entre usines et bistrots »3. Où « TF1 aurait l’exclusivité du safari  ». Et où « les CRS en rangs serrés ont sorti leurs griffes acérées ».

La banlieue, donc. Avec une perspective historique, celle des descendants de colonisés : « Nos anciens tortionnaires sont nos nouveaux employeurs  »4, déclame Cathy Palenne (de son vrai blaze), née à Rouen et originaire de Martinique. « Mon prénom et mon nom / sont le reste du colon britannique et breton  », chante encore la rappeuse du Blanc-Mesnil.
Bref, un témoignage « de l’intérieur  ». Mais pas vraiment du dit ministère : l’Intérieur ferait plutôt partie de ses adversaires. Au même titre que «  les salauds, les sans-cœur, les milliardaires centenaires / Ces mercenaires sans merci, profiteurs de guerre  »5. À ceux-là, elle promet «  un crachat sincère ».

Casey l’ouvre grand ; et c’est sans doute pour ça qu’on ne l’entend pas sur les grandes ondes. « Je ne le vois pas comme une censure, explique-t-elle encore. C’est juste que ça ne colle pas  ». Au politiquement correct, elle préfère « la spontanéité  ». Une démarche partagée, à l’occasion, avec le groupe Zone libre6 : « Tout sauf la préméditation. S’accorder avec la tendance du moment, épouser l’industrie, c’est ça la préméditation : je réponds à une offre, ou ce que je considère être une offre, une attente. [Avec Zone libre], c’est purement tourné vers moi-même, je fais ce qui me fait plaisir.  »
Casey n’est « pas à vendre  », en fait - elle le clame dans la chanson du même nom. Et tant pis pour ceux qui « fusillent des yeux la façon dont je m’habille / Me demandent si je suis un garçon ou une fille / Veulent dans les détails, mon poids, ma taille / Et le mode d’emploi de mon plan de bataille  ».
Ouf : ça, au moins, ce ne sont pas des questions que j’avais prévues.

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(c) François Pinel
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Comment se perçoit l’héritage de la colonisation ?

Je ne sais pas. [Mes textes], ce n’est pas une espèce de réflexion politique. Je suis noire. Je suis noire et je vis en France. C’est mon ressenti, mon vécu, le point de vue de quelqu’un qui descend de colonisés et d’esclaves – les Antilles sont des colonies françaises. C’est aussi simple que cela, c’est juste un quotidien. Un témoignage de l’intérieur.
Pour un occidental lambda, c’est juste : rentre dans la tête d’un Antillais, rentre dans la tête d’un Arabe, rentre dans la tête d’un Turc, d’un Slave, d’un Portugais... Regardez le monde par le prisme de la minorité. Ça n’a même pas besoin de passer par un prisme intellectuel.
Raconter sa petite histoire, c’est tout de suite perçu comme de l’agressivité, ou comme une forme de revendication. De réclamer juste dignité, reconnaissance, c’est perçu comme très agressif.

Tes chansons ont pourtant une portée très politique...

Oui, je sais. Dès que tu dis autre chose que «  j’suis dans ma téci et je vends de la coke  », c’est tout de suite perçu comme quelque chose de très engagé, très intellectualisé, très politisé. Quand tu parles de [la colonisation], c’est tout de suite perçu comme un positionnement.
Mais ce qui est politique, c’est le traitement de ça. Parce qu’en France, il y a une espèce de refus de voir ça. La colonisation aurait à peine existé... Ou alors elle aurait eu des « rôles positifs  », ce qui est à peu près le plus grand camouflet qu’on nous ait mis dans la gueule. Heureusement qu’on a été massacrés par millions... ça nous a appris à manger proprement.

Dans un de tes titres, tu dis : « S’ils continuent à faire de nous des pauvres et des détenus, à nous lâcher leurs fauves sans retenue, je crois que ma mission sera maintenue.  » Écrire et chanter, c’est quand même une mission ?

Tu écris en réaction sur des trucs à vif. Donc, effectivement, quand tu écris avec le pied sur la gueule, tu te dis : « Ben, quand même, il y a quelqu’un qui appuie sur ma tête.  » Tu vois, ça n’a rien de politique, c’est un réflexe. J’ai l’impression qu’il y a un pied sur ma figure : pourquoi ?
Mais la personne qui te met le pied sur la gueule, ou le système, la façon dont t’es constitué, la vision de l’immigré, font que [se défendre] est tout de suite perçu comme une forme d’agression. Même quand t’as le pied sur la gueule, il faut le prendre gentiment, il faut comprendre les raisons.

On a parfois l’impression que c’est à un doigt de péter...

Bien sûr. C’est tout le temps à un doigt d’éclater. Tu ne peux pas, à répétition, mettre le pied sur la gueule des gens. Après, c’est dispersé, on ne sait pas à quel moment ça arrive, à quel moment va tomber la goutte d’eau. Des micro-émeutes, des mini-révoltes. Ça me paraît à peu près normal. C’est une réaction à peu près saine, pas légitime mais saine. Personne n’est une victime expiatoire dans la vie, à part entrer dans les ordres, ou des trucs comme ça, mystiques, où tu expies par la douleur. D’être victime, ce n’est pas un choix.

C’est qui, pour les nommer, les « adversaires » ?

C’est là que c’est compliqué. La société, on en fait nous aussi partie. L’adversaire, ce n’est pas aussi ciblé que le policier, l’huissier... – t’as ça aussi, parce que ça ce sont des formes politisées, des gens qui ont des ordres.
Mais au-delà d’eux, celui qui est, pour moi, l’adversaire, c’est celui qui reconnaît le système tel qu’il est. Et t’en as plein, même en quartier, qui reconnaissent le système tel qu’il est fabriqué. C’est juste qu’ils n’en font pas partie : demain, quand ils en feront partie, ce seront exactement les mêmes enculés.

Et le vote ? « Croire au pouvoir qu’incarnent les urnes, dis-moi en quoi ça me concerne », chantes-tu...

Qu’on puisse voter, ce n’est pas la pire des choses. Après, il faut trouver son représentant. On te demande d’accomplir un acte civique sans sens, juste pour la mise en scène de l’accomplissement. C’est-à-dire : « Vote, t’es quelqu’un de bien. » Mais vote pour qui ? Le vote a un sens quand c’est un vote de conviction, pas un vote de dépit ni d’obligation.
Cette espèce de culpabilisation des abstentionnistes, c’est le truc le plus dégueulasse qui existe. Parce que c’est vraiment prendre les gens qui ne votent pas pour des décérébrés ou des blasés. En tout cas, pas des voix à écouter ni à respecter. C’est du mépris au paroxysme. Politiquement, ils n’ont pas de poids, donc on peut leur pisser à la raie, pas de souci.

Et les médias en rajoutent une couche...

Les médias, c’est un serpent qui se bouffe la queue. Les médias, c’est tout le monde aussi. Il n’y a pas un monde qui existe, comme ça, un peu à part, et qui s’appelle « médias », avec des gens d’une corporation, d’une race différente.
Les médias, c’est tout le monde, c’est ce qu’on a envie de voir. C’est ce qui nous accroche, ce qui nous plaît, ce qui nous parle... Les médias flattent simplement les plus bas instincts parce qu’il y a de bas instincts à flatter.

Mais on voit bien, aussi, leur façon de représenter les quartiers populaires...

C’est là qu’intervient le paramètre politique. À quel moment les médias arrivent à assumer une forme d’indépendance, et jusqu’où, sur cette question des quartiers et sur plein d’autres ? Dans la mesure où, comme je te disais, les quartiers ne sont pas des votants, on peut y aller. On peut envoyer des coups de tatanes, ce n’est vraiment pas un souci. Parce qu’il n’y aura, a priori, pas de réponse. On ne tape que sur le plus faible, c’est bien connu... quand on a du courage.

Au fond, il n’est guère d’espoir ?

Ça dépend comment tu perçois le truc. Moi, je trouve une espèce de côté niais à l’espoir premier degré. Je suis peut-être plus cynique, plus sarcastique que ça. Dans le fond, chialer et se rouler dans la jérémiade et le fatalisme, c’est juste de l’espoir déçu. C’est une façon d’être tout le temps déçu. S’il y a déception, c’est qu’il y a eu espoir quelque part.
Le truc un peu ensoleillé, lumineux, l’espoir souriant, le truc un peu béat, c’est bon... On est de Paris, on est des urbains, on ne rêve pas au premier degré.

Pourtant, tu chantes : « Je reste l’enfant aux rêves illimités  »...

Si je dois résumer, ce morceau consiste juste à dire : j’espère que les dites contraintes de la société, du temps, ne pèseront pas sur moi. Les espèces d’horloges qui se mettent à sonner pour dire qu’il faut avoir un travail correct, une mutuelle, des gosses, un mariage, tous ces trucs-là, être quelqu’un de normal – avec tous les guillemets que tu veux autour de normal.
Je vais poursuivre ce qui me fait kiffer sans me poser la question de savoir si ça plaît ou pas, si c’est convenable. Éviter de se réduire ou de soi-même se déterminer, dans des schémas, par le poids des choses, de la société, de la morale... Ce n’est pas ce qui manque, les poids.



1 Oui, Casey sourit. Ce n’est parce qu’on a la rage sur scène qu’on a « l’ulcère à vivre toute la journée ! (...) On ne pose pas la question aux hard-rockeurs de savoir pourquoi ils braillent. C’est un style, une façon d’aborder les choses, une esthétique aussi. Les mecs ne sont pas en train de brailler toute la journée, avec des têtes de mort. Ça va, ils ont des gosses, ils les emmènent au square... » Et d’en remettre une couche : « C’est très occidental de se dépoitrailler pour prouver qu’on est un être humain. Il faut que je prouve que j’ai de l’humour... Je me décrotte aussi le nez, je ne vais pas en faire un morceau pour autant !  » Blam !

2 Dans la chanson « Premier Rugissement ».

3 Dans la chanson « Regard Glacé », comme les deux extraits de chanson suivants.

4 Dans la chanson « Sac de Sucre » :

« Descendants de ces féroces croisières négrieres On garde force et courage, en chantant à plusieurs Il n’y a pas que le salaire, pour creuser nos malheurs Nos anciens tortionnaires, sont nos nouveaux employeurs ».

5 Dans la chanson « A la gloire de mon Glaire ».

6 Casey et Zone libre (un trio, composé de Serge Teyssot-Gay, Marc Sens et Cyril Bilbeaud), qui ont déjà fait ensemble une tournée et un disque (dont la chanson « Purger ma peine »), ont réenregistré une « galette » - à sortir en janvier 2011. Casey, elle, continue sa tournée jusqu’au 17 décembre.


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