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lundi 12 juillet 2010

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posté à 19h29, par ZeroS
10 commentaires

La fabrique de l’économisme : Adam Smith schizophrène et le réductionnisme néolibéral
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Un monstre néo-libéral, Adam Smith ? Pas vraiment… Caricaturée et victime de grossiers raccourcis, la pensée de l’auteur de la Théorie des sentiments moraux mérite d’être un brin réhabilitée. Zéro S. s’en charge brillamment, qui s’appuie sur les écrits de Noam Chomsky et de Serge Latouche pour remettre certaines pendules économiques à l’heure. La main invisible ne l’est pas tant que ça…

M’aurait-on menti ? Une fois de plus. Mensonge par omission ? Il faut croire que oui. Et cet oubli provient de l’Institution scolaire1, le lycée et ses cours d’histoire. Lorsqu’il fut rapidement question d’économie politique, on m’a présenté Adam Smith comme le père de l’économie libérale avec une théorie somme toute assez simple : une main invisible régule le marché. Incroyant et hérétique, dès ma prime adolescence, je n’étais que peu favorable à ce dogme. Je l’ai toujours conspué.

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Récemment, lors de la lecture d’un ouvrage de Noam Chomski, Pour une éducation humaniste2, page 48, je découvre béat un nouvel Adam Smith. Le célèbre linguiste et socialiste libertaire3 du Massachussets Institute of Technology - MIT pour les intimes – dénonce l’usurpation du moraliste écossais par les clercs néolibéraux orthodoxes :

«  À la fin du XIXe siècle, l’un des premiers dirigeants syndicaux de l’American Federation of Labor affirme que le mouvement ouvrier a pour mission de « racheter les pêchés du marché et défendre la démocratie en donnant aux travailleurs le contrôle de l’industrie ».
Ces propos auraient fait sens pour les fondateurs du libéralisme classique, pour Wilhem von Humboldt, John Stuart Mill et Adam Smith, qui considéraient le travail créatif librement entrepris en association avec d’autres comme la valeur suprême de la vie humaine. Ainsi, écrivait Humboldt, si un homme produit un objet à la commande, on pourra admirer ce qu’il a produit, mais on méprisera ce qu’il est.
La trahison des clercs vient saper ces valeurs, elle les confisque aux individus destinés à se vendre sur le marché du travail. Aussi Adam Smith recommandait-il que l’État intervienne, dans toute société civilisée, pour empêcher que la division du travail ne rende pas les hommes « aussi stupides et ignorants qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir ». Son libéralisme nuancé reposait sur la thèse que, laissés à eux-mêmes, les marchés aboutiraient à une égalité parfaite (telle était leur justification morale). Mais les clercs se sont empêchés de l’oublier, pour présenter une interprétation bien différente.
 »

Adam Smith libertaire ? Certainement pas. En revanche, la libérale Théorie des sentiments moraux (1759) alimente la pensée libertaire chomskienne quant à un certain idéal d’éducation humaniste et d’émancipation des individus, au travers de John Dewey et Bertrand Russell4, auteurs à (re-)découvrir.

Malheureusement, pour défendre leurs amis les riches, Friedrich Hayek et sa lignée d’économistes néolibéraux orthodoxes, par exemple les formidablement fades membres de l’Adam Smith Society (fondée en 19955) n’ont conservé que les dimensions individualiste et de marché régulé par une main invisible développé dans l’Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). La « main invisible (de Jupiter) » est un emprunt à l’œuvre critique politico-théologique De Divinatione (Livre II) du philosophe romain Cicéron.

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Les mêmes ont occulté sciemment toutes références aux principes moraux d’égalité, de justice et de sympathie – forme d’altruisme – auxquels Adam Smith accordait une grande importance comme le souligne le décroissant6 en chef, Serge Latouche, dans L’Invention de l’économie7. L’égoïsme (self-love) d’Adam Smith diffère sensiblement de l’individualisme ontologique contemporain des apôtres néolibéraux. Serge Latouche remarque aussi très justement qu’Adam Smith raisonne dans un microcosme pré-capitaliste pour des minorités bourgeoises et aristocrates. L’économie dominante est encore ce que Fernand Braudel8 qualifie d’économie du quotidien – de vie matérielle – et aujourd’hui, dans un autre contexte, d’économie populaire, comme l’appelle Jean-Louis Laville9. En gros, une économie agricole vivrière qui échappe au marché ! Adapter certains de ses principes à l’artillerie lourde capitaliste, transnationale, post-moderne, numérisée, anonyme et financiarisée du XXe siècle et du début du XXIe siècle est un anachronisme criminel.

Il n’est point question ici de rentrer dans les détails de l’interprétation de la pensée smithienne par les différentes familles philosophiques. Serge Latouche, compétent, le fait très bien, mais rappelons que du « das Adam Smith Problem » de l’historiographie allemande, des Dr Adam & Mr Smith de Serge Latouche ou tout simplement de l’incohérence majeure entre le jeune moraliste éclairé et le vieil économiste défraîchi, les néolibéraux ont tranché et tronqué sans vergogne, faisant l’économie d’une contradiction qui altérerait le pouvoir de leur idéologie, leur croyance inconditionnelle à l’Ordre divin du Marché et surtout les intérêts des dominants. Si être croyant au XVIIIe siècle faisait partie de l’esprit du temps (à l’exception peut-être de Denis Diderot) et si les partages disciplinaires étaient inconcevables, ce n’est plus le cas au XXIe siècle ! La domination d’une pseudo-scientificité économiste aux relents théologiques profonds est à abattre10. Sans condition.

Poursuivons avec une citation naïve et aux conséquences ô combien néfastes d’Adam Smith par Serge Latouche, qui tempère la lecture de Noam Chomski :

«  Anticipant même le grand mythe du développement pour tous, Adam Smith règle la question sociale par un trickle down effect ou effet de « retombées » dû à la main invisible. « Et tous ceux qui satisfont [au riche] à ses plaisirs et à son luxe, tire de lui cette portion de choses nécessaires à la vie qu’ils auraient en vain attendu de son humanité et de sa justice. […] Une main invisible semble les forcer à concourir à la même distribution des choses nécessaires à la vie qui aurait eu lieu si la terre eu été donnée en partage. » Il est remarquable que ce soit la « main invisible » qui exonère explicitement les possédants de tout souci de justice. La leçon n’a jamais été aussi bien entendue qu’aujourd’hui par les dominants rapaces qui versent des larmes de crocodile compassionnelles sur les milliards d’hommes au-dessous du seuil de pauvreté.  »

N’oublions pas de rappeler que le père de l’économie politique a terminé sa carrière commissaire aux douanes d’Édimbourg en 1778… Niveau « laisser-faire, laisser-passer », on a déjà vu mieux ! L’écart entre le discours (néo-)libéral et les pratiques est une constante pluri-séculaire chez les plus forts, la bourgeoisie intellectuelle (un de mes professeurs d’histoire de lycée à son insu ?) dissimulant et/ou légitimant les pratiques économiques et politiques sauvages des capitalistes. Par exemple… terminons avec le bon vieux Ronald Reagan : en néolibéral triomphant, n’a t-il pas pratiqué une politique militaro-keynésienne de relance de l’économie américaine ?

Ne confondons pas ce qui est et ce qui est dit de ce qui est !



1 Laurence De Cock et Emmanuelle Picard, dans La Fabrique scolaire de l’histoire (Marseille, Agone, 2009), décortiquent le mécanisme de production des programmes de la discipline au travers des jeux d’acteurs depuis la Troisième République. Folichon !

2 À Paris, aux Éditions de L’Herne, 2010.

3 À lire impérativement : Noam Chomsky, De l’espoir en l’avenir. Propos sur l’anarchisme et le socialisme, Marseille, Agone, 2001.

4 Cf., ici, les vidéos du colloque du 28 mai 2010 « Rationalité, vérité et démocratie : Bertrand Russell, Georges Orwell, Noam Chomski ».

5 Les membres de cette Society se pavanent avec des cravates ou nœuds papillon ornés de la tête de leur père spirituel à tous. Ça fait fureur à la City. Pour en acheter (chaudement recommandé), c’est ici.

6 Il préfère « a-croissant » et a raison. À lire Survivre au développement et Petit traité de la décroissance sereine, publiés aux Editions Mille et une nuit (Fayard), respectivement en 2004 et 2007.

7 Publié à Paris, chez Albin Michel (bouh !) en 2005. Ouvrage passionnant mais exigeant, il retrace la généalogie de l’économie politique d’Aristote à Adam Smith en passant par Saint-Augustin ; brûle le cerveau.

8 Si, lecteurs, vous avez le courage de lire environ 2 000 pages en bronzant sur la plage cet été, procurez-vous les trois volumes (en poche) de Fernand Braudel. Les références sont les suivantes : Civilisation matérielle, économie et capitalisme. XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, « Le livre de poche », 1979, 3 tomes : 1. Les structures du quotidien – 2. Les Jeux de l’échange – 3. Le Temps du monde. Lisez le premier, c’est le seul dépaysant !

9 Ouvrage honnête, consensuellement critique, mais pas transcendant. Politique de l’association, Paris, Éditions du Seuil, 2010.

10 Jacques Sapir, économiste hétérodoxe critique, pourfend non sans mal le fanatisme orthodoxe dans Les trous noirs de la science économique : essai sur l’impossibilité de penser le temps et l’argent, Paris, Seuil, « Points », 2000. Preuve qu’il dérange un peu, il a essuyé l’ire du fast thinker omnipotent, suintant, purulent et médiatique de droite : Alexandre Adler.


COMMENTAIRES

 


  • immense reconnaissance du professeur d’Histoire, de mon point de vue.

    et si jamais il venait à l’idée au professeur d’économie de faire un stage d’été au MEDEF, celui-ci n’a plus qu’à courir se cacher dans un coin avec un sac poubelle sur la tête.



  • Merci pour ce petit éclairage bien venu...

    A noter aussi pour les éléments de contexte qu’à cette époque aucun économiste n’imagine que la production puisse s’accroître sans limite (notamment : à cause des rendements agricoles décroissants et du manque de monnaie).

    A noter surtout qu’ils n’auraient jamais imaginé que l’incapacité à produire plus puisse être un problème. Justement à cause de ces considérations morales à un moment où l’économie ne s’était pas encore « autonomisée » en tant que science : peu importe que la richesse soit limitée, puisque le lien social n’est pas basé sur la richesse.

    La façette « morale » de l’oeuvre de Smith tempère son libéralisme, mais surtout contredit le fait que l’économie se présente comme une science quasi-dure... Et c’est peut être pour ça que les économistes s’y intéressent si peu.

    Le cloisonnement des savoirs contre « l’instruction intégrale » ?

    • lundi 12 juillet 2010 à 22h50, par ZeroS

      @ Docteur Ska :

      La recontextualisation historique est essentielle. Lire l’ouvrage de F. Braudel cité en note de bas de page - même si on peut rester prudent quant à la dissociation qu’il opère entre économie de marché et capitalisme -, donne une idée de ce que pouvait être l’essentiel de l’économie à l’époque de Smith, c’est-à-dire au sens étymologique l’administration de la maison dans une perspective non marchande avec des rendements très bas et une organisation sociale totalement inégalitaire fondée sur l’honneur - les Ordres - et la religion.

      Je ne sais pas si l’on peut dire que le moralisme d’A. Smith tempère son libéralisme... Sa morale est libérale (pour l’époque), mais pas au sens économique. C’est ça que retient Noam Chomski d’A. Smith.

      Les économistes qui se sont intéressés à A. Smith sont souvent les plus orthodoxes, ceux qui font passer l’économie pour une science dure (les illuminés du Mont-Pélerin dont a fait parti F. Hayek)... où comme l’école autrichienne qui voulaient légitimer leur discipline. Au niveau de cet objectif avec l’appui des politiques et des médias dominants (convergence d’intérêts : les uns cherchent une légitimité, les autres des arguments scientifiques pour justifier leurs politiques économiques), ils ont parfaitement réussi. A contrario, J. Shumpeter, libéral hétérodoxe, considérait qu’A. Smith était un guignol.

      Pour l’instruction intégrale... à condition qu’on élimine le ska festif français de l’apprentissage de la musique... ;-) En plus, ça tombe bien..., j’avais failli citer M. Bakounine dans le texte comme influence libertaire de N. Chomski. Je ne l’ai pas fait. J’aurais dû. Le voilà réhabilité : merci ! Le texte se lit ici : http://kropot.free.fr/Bakounine-Instrucintegr.htm

      • lundi 12 juillet 2010 à 23h17, par ZeroS

        Quelles que soient les nuances entre libéraux classiques, néo-classiques (orthodoxes), l’école autrichienne (prégnance des individus) et quelques hétérodoxes (les keynésiens), nous évoluons dans le même système économique - appelé capitalisme - avec un primat donné à l’économie sur l’organisation du corps social... qui devient fin plutôt que moyen...

      • mardi 13 juillet 2010 à 20h17, par Docteur Ska

        D’accord pour tout

        Mais alors surtout, surtout, surtout...

        Pour le ska festif français !
        Oh punaise, là tu me tires les mots du clavier !



  • « si un homme produit un objet à la commande, on pourra admirer ce qu’il a produit, mais on méprisera ce qu’il est » : profonde vérité ! J’en prends bonne note.

    • " Le secret, qui domine aujourd’hui si visiblement la société capitaliste, est un moyen de faire croire qu’il n’y a pas de responsable à l’état actuel du monde, ou qu’il s’agit d’un système dont il est bien difficile de trouver les coupables. Et donc, qu’il est inutile de se révolter, puisqu’un patron délocaliseur ou un financier escroc qui fait s’effondrer des économies entières ne sont que des rouages d’une machine qui fonctionne toute seule. Les tuer, les étriper ou les enfermer pourrait éventuellement soulager quelques énervements légitimes. Mais bon, tout continuerait comme avant, de toute façon.
      Sauf que cette vision des choses était fausse ..."

      p 11
      J. Leroy
      à vos marx, prêts, partez !

      • dimanche 3 octobre 2010 à 21h25, par GD

        Je suis très surpris : je viens de télécharger le texte intégral, a priori complet, de La richesse des Nations. Et j’ai cherché : l’expression « main invisible » apparait en tout et pour tout ... UNE fois ! Une seule fois !
        Que Smith ait voulu dire, confiant qu’il était dans le capitalisme naissant, que les comportements économiques se coordonneraient plus ou moins spontanément, qu’ils convergeraient vers la Richesse commune, d’accord.

        Mais est-il exact que l’expression ne se trouve qu’une fois dans son texte original ??? Cela renforcerait votre analyse comme quoi les néo-libéraux l’ont récupéré et déformé !

        Rq 1 : idem avec la Fables des abeilles de Mandeville : la fin de ce texte -très court- est bien plus nuancée, mais ceux qui sont favorables au « lachez tout (y compris les fauves) et tout ira bien » l’ont récupéré en oubliant la nuance...

        • lundi 4 octobre 2010 à 09h24, par ZeroS

          Vous avez parfaitement raison.

          D’une part, l’expression « main invisible » n’apparaît bien qu’une fois. L’inflation a posteriori sur ce terme est totalement disproportionnée par rapport à l’importance qu’elle prend dans l’œuvre d’A. Smith.

          D’autre part, déceler dans l’œuvre d’A. Smith les prémices du capitalisme est excessif et relève de la reconstruction a posteriori (comme pour la « main invisible »). En terme de mécanismes, les prémices du commerce avec « actionnaires » apparaitraient en Italie (Venise au XIVe ?). Pour certains, comme Jack Goody, cette vision serait erronée et téléologique puisqu’en Chine ou en Inde, par exemple, on retrouverait des mécanismes d’échanges semblables... Sinon, le premier à employer le terme « capitalisme » est Louis Blanc (si je ne m’abuse) au milieu du XIXe siècle... c’est-à-dire à mettre un mot sur une réalité (nouvelle ?).

          • lundi 5 septembre 2011 à 23h40, par fafoua

            Merci pour votre texte, très intéressant. Au même moment que vous j’écrivais une sorte de conte à partir du concept de « Main Invisible ».
            Je voudrais faire une petite critique sur votre analyse. Vous exonérez les théories de Smith en lui prêtant des intentions généreuses. Je crois que ce qui a tout emporté depuis 30 ans, c’est justement cette proximité sentimentale avec les courants démocrates chrétiens, avec la nouvelle gauche, dont ont joué les néo-libéraux orthodoxes pour avancer leurs pions. Qui prêterait de mauvaises intentions à tous ces naïfs du centre ? Ecoutez Bayrou ou Royal, leurs bons sentiments seraient presque touchants. Ça n’est pas le sujet. A mon sens il est plus utile de démontrer les échecs de la pensée magique d’Adam Smith, en tant que force agissante. Et là, excusez du peu, le bilan est accablant ! Quant au plan conceptuel, défendre la théorie de la main invisible aujourd’hui, c’est donner l’apparat de la modernité à une pensée archaïque, qui voit en toute récompense matérielle un message divin.

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