ARTICLE11
 
 

En France, l’édition indépendante n’est pas à la fête ; en Italie, c’est encore pis. À tel point que les maisons d’édition transalpines ont décidé de réagir : pour peser et se défendre, elles ont créé l’Observatoire des éditeurs indépendants (ODEI). Et ont formalisé leurs difficultés et aspirations dans un Manifeste, diffusé à plus de 5 000 exemplaires en décembre 2012. En voici la traduction.

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Pour télécharger la version PDF de ce manifeste  :

Le collectif des 451 (pour la constitution d’un groupe interprofessionnel d’actions et de réflexions autour des métiers du livre) a publié un Appel1 en septembre 2012. Depuis, les membres du collectif ont organisé de nombreux rassemblements publics autour de la marchandisation du livre, de la numérisation des pratiques de lecture et de la concentration des capitaux via internet.
En mai 2013, les 451 ont rencontré deux autres collectifs (d’éditeurs) à Madrid. Le premier s’appelle Contrabandos et rassemble une quinzaine d’éditeurs espagnols. Le second se nomme ODEI, Observatoire des éditeurs indépendants, et compte 79 maisons d’édition (la liste complète est disponible à la fin de ce texte).

En décembre 2012, l’ODEI publiait un Manifeste diffusé à plus de 5 000 exemplaires pour dénoncer la situation de crise des éditions indépendantes en Italie et le danger qui pèse actuellement sur la bibliodiversité. Comment une culture critique, ouverte et diversifiée peut-elle continuer d’exister quand deux ou trois grands groupes se partagent le pouvoir sur la production, la diffusion et la vente de livres en Italie, c’est la question que pose le collectif.
Loin d’en rester à une plainte d’intellectuels dépassés par le progrès et la finance, l’ODEI propose également, en guise de conclusion, neuf outils destinés à repenser la question du livre et plus largement de la culture, avec une perspective d’émancipation collective. Que l’on soit plus ou moins d’accord avec ces propositions, le Manifeste de l’ODEI donne à voir une réalité partagée avec l’Italie et permet de poser les bases d’une discussion en vue des Rencontres internationales sur les métiers du livre qui auront lieu à Rome au printemps 2014, à l’initiative des 451, de l’ODEI et de Contrabandos.

La traduction (réalisée par Claire Féasson et Damien Almar2) du Manifeste en question est à lire ci-dessous3.

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D’où venons-nous ?

Nous vivons dans un pays qui considère la culture comme un « bien improductif ». « La culture ne nourrit pas son homme », rappelait un ministre de la République il n’y a pas si longtemps. Inutile voire nocif, l’investissement dans la culture n’est plus que le parent pauvre d’une politique d’État démissionnaire. Celui qui s’y livre aurait du temps à perdre, le ferait pour se distraire, ou même pour se donner un genre. Les cigales peuvent folâtrer jusqu’à épuisement tant qu’elles ne viennent pas demander de l’argent à la nation.

L’État a des missions plus urgentes : démanteler, vendre pour une bouchée de pain les biens publics, partager les morceaux entre ceux qui restent. Vingt ans de berlusconisme ont su accommoder avec brio le néolibéralisme mondialisé à la sauce italienne. Vingt ans pour aller au bout d’une logique de démission, dans laquelle les investissements culturels font triste mine. Des miettes pour les bibliothèques, les fonds pour la musique, l’école publique, les compagnies théâtrales, les recherches universitaires. Vingt ans qui ont couronné la politique d’un pays dont le bilan national en matière d’investissement pour la culture se range au niveau des États du tiers monde.

Nous, petits éditeurs, vivons et travaillons dans ces ruines. Soumises à la générosité des philanthropes les plus voraces, les bibliothèques universitaires se contentent d’acheter une douzaine de nos livres par décennie. Quant aux bibliothèques nationales, elles reçoivent nos titres gratuitement, mais tardent à les cataloguer ou à les rendre consultables.
Nous travaillons également au cœur des ruines d’une école publique à bout de force, qui n’a plus de ressource, même humaine, pour imaginer de nouvelles synergies. Nous travaillons avec les universités qui n’ont plus d’argent pour la recherche, et au sein desquelles les enseignants sont contraints de produire une masse de textes de grande érudition mais sans passion, pour répondre à d’absurdes modalités administratives, sacrifiant la production d’idées capables d’élargir l’horizon des savoirs et de rendre meilleure la société.
Nous recevons des centaines de CV à l’année, de jeunes et de moins jeunes, de diplômés, de docteurs qui se proposent comme lecteurs, traducteurs, collaborateurs, graphistes, illustrateurs, rédacteurs... Tous précaires ou sans emploi. Nous sommes contraints de parcourir des milliers de textes d’aspirants auteurs et, parmi ceux qui sont valables, d’en couper la moitié, souvent mal écrite, symptôme d’écrivains qui ne se relisent presque plus. Des auteurs qui ont trouvé le temps d’écrire un livre impubliable en l’état et qui se tourneront vers l’imprimerie électronique ou vers un éditeur sans scrupule.
Nous travaillons avec une interface : une langue, des idées, une structure de pensée et d’imaginaire, des auteurs d’un côté, et de l’autre du papier, de l’encre, des points de vente, les camions des distributeurs, et des arbres abattus au passage. Nous travaillons avec de l’immatériel et du matériel. Nous traduisons le premier en second. Nous lui donnons une forme tangible, un poids, une matérialité, et viennent s’y déposer les contes, les dialectes, les notes de musique, la plupart de notre imaginaire, les commentaires sur Descartes et les cartes du ciel.

Notre travail est un observatoire de la connaissance, de la grammaire italienne, des hybridations linguistiques, c’est-à-dire du présent dans lequel nous vivons. Le fait de changer un adjectif, de corriger un texte, de préférer un mode conjonctif ou une autre ponctuation fait que nous prenons position. Et de cette position, nous regardons les ruines dans laquelle végète la culture aujourd’hui.
Notre travail ne se fait ni dans le vide pneumatique de bureaux aseptisés ni dans une tour d’ivoire, mais avec celui qui a appris une langue et veut la traduire, celui qui a fini d’étudier et cherche un travail, celui qui a lu des livres et veut les vendre ou qui les vend sans les avoir lu. Il se fait aux marges des institutions de formation, publiques et privées, des parcours de savoir et de connaissance tantôt visibles et invisibles.
C’est un métier à la croisée des flux de connaissance, issus de l’université ou de l’école. Dans cette chaîne de transmission, nous sommes un maillon fondamental, en mesure d’impulser toute une série d’autres activités. Parce qu’investir notre propre argent dans les idées, dans l’imprimerie et la promotion d’un livre permet d’allonger un peu cette chaîne du savoir et de la connaissance, au-delà de toute considération pour son taux de productivité.
Mais au cœur de notre métier, il y a aussi ce moment où l’immatériel devient un produit. Nous ne sommes pas les seuls acteurs de l’économie de la connaissance, mais nous existons depuis longtemps, depuis l’invention de l’imprimerie en Allemagne. Nous ne sommes pas les seuls à transformer un trait d’esprit en facture avec TVA, mais si les factures sont mesurables, les traits de génie heureusement ne le sont pas. Cela aussi fait partie de la richesse, cela aussi fait partie du PIB. À partir de notre métier, nous savons que plus la profusion des savoirs abonde, plus la connaissance est diffusée, meilleur sera notre travail. Plus l’accès aux outils de connaissance est libre et diffusé, plus l’intelligence sociale croît. Et l’on se nourrit de tout cela, augmentant notre force parallèlement. Parce que le simple génie d’un éditeur isolé ne suffit pas à faire de bons livres. Parler de tout ça, de connaissance, de formation, de circulation des savoirs, de biens communs signifie parler des livres, de tout ce qui a à voir de près ou de loin avec le monde du livre. Qui l’entoure ou le traverse à divers endroits.

Il y a quelques années, un mouvement d’étudiants, qui protestaient rituellement contre les réformes de l’université, a choisi d’utiliser de gros livres en carton pour se protéger de la répression durant les émeutes de rue. Comme si, contre les forces de police et les lois Gelmini [ministre de l’Instruction, de l’Université et de la Recherche sous le gouvernement Berlusconi IV, ndt], leur meilleur moyen de défense était des livres. Comme si le livre pouvait les protéger d’une énième privation de libertés. C’est à se demander s’ils n’ont pas fait plus pour la promotion du livre que n’importe quelle initiative institutionnelle pour l’éducation.
Nous devons comprendre où nous sommes, dans quel pays nous vivons, dans quel état se retrouve la culture après vingt années de ballets d’opérettes avec un président du conseil à la tête d’une des plus grandes maisons d’édition ; après tant d’années de coupes sur les budgets des institutions publiques qui utilisent le livre, le font circuler, le transforment, contribuent à l’écrire et à le penser... Ce n’est que par cet effort d’analyse que nous pourrons faire un état des lieux pertinent à propos de l’édition indépendante.

Nous sommes donc un groupe d’éditeurs indépendants, de petits éditeurs dont la plupart ne s’estiment pas plus forts ni meilleurs que les autres, et qui souhaitent mener ensemble cette analyse. Un groupe d’éditeurs qui assiste au massacre des librairies historiques, à la continuelle érosion de leur condition de survie, à la perte d’un terrain culturel sur lequel construire du solide ou bien imaginer un avenir. On se demande pourquoi nous ne sommes plus sur le marché, comme avant ; mais quel est ce marché, de quoi et de qui est-il fait, quels en sont les acteurs, sont-ils compétents et intelligents ?
Quand on regarde les librairies indépendantes qui ferment, on se demande où est le problème, dans la baisse du pouvoir d’achat des lecteurs, dans les propositions éditoriales à côté des attentes ou bien dans l’incompétence du libraire ? Quand on essaie de comprendre qui forme aujourd’hui le corps des lecteurs, qui lit quoi et pourquoi, on ne cherche pas à faire une étude de marketing pour mieux interpréter les attentes des consommateurs, mais on veut comprendre quelle est la culture, la langue, la vie de ceux qui continuent d’avoir cette drôle d’habitude d’user leurs rétines sur des lignes typographiées. Face aux piles de livres inaperçus ou faisant fuir les passants lors des festivals, nous sommes les premiers à nous questionner sur cet abandon, ce lecteur disparu, sur ce qu’il aurait aimé lire, sur ce qui l’a fait fuir... Était-ce le prix ou l’illustration de la couverture...?

Notre étrange métier se situe à la croisée des différentes manières d’appréhender un livre : entre ceux qui lisent dans le métro, ceux qui collectionnent comme des maniaques, ceux qui le mettent sur une étagère comme un paquet de farine, ceux qui l’exposent comme un bijou, ceux qui le volent, l’écrivent, le traduisent, l’étudient, l’impriment, le promeuvent, le vendent, le recyclent, le transforment en série télévisée, s’en servent de bouclier, ou le laissent prendre la poussière dans leur bibliothèque. Ces usages divers sont tous légitimes, mais l’un ne vaut pas l’autre, parce que différentes sont les idées et les conceptions du monde qu’ils sous-tendent.
En analysant ces usages, anciens et récents, nous ne nous limitons pas à interroger les changements dans la pratique de lecture, mais nous questionnons aussi les mutations du monde dans lequel on vit et l’on travaille ; est-il sans importance d’acheter un livre dans un supermarché plutôt que dans une librairie de quartier ? Les agriculteurs, à la différence semble-t-il des éditeurs, savent très bien que ce n’est pas du tout la même chose de produire pour la grande distribution ou pour les marchés locaux.
Nous n’avançons pas comme des justiciers avec la liste des bons livres, des bons éditeurs, des bons libraires. Nous ne sommes pas là pour donner dans la morale, du haut de notre chaire, à pérorer qu’Épicure est plus noble que Dan Brown et que la poésie vaut mieux qu’un thriller. Cela dépend des choix de chacun, éditeur, libraire, lecteur, mais avoir des idées différentes sur ce qu’il faut publier ou lire n’empêche pas d’essayer de formuler une pensée commune sur ce qui se passe aujourd’hui dans la filière du livre, à l’intérieur de laquelle nous sommes un maillon important – mais qui aujourd’hui se liquéfie.

Nous nous sommes rencontrés de manière informelle, non pour faire une assemblée littéraire de « justes », ni pour organiser l’énième festival des éternels exclus, mais pour comprendre pourquoi des dizaines et des dizaines d’éditeurs indépendants, des très petits jusqu’aux moyens, ont la même impression que quelque chose d’important et de délicat est en train d’arriver dans le monde du livre. Une grande transformation, peut-être moins lente qu’elle n’y paraît, se produit dans les dynamiques internes de la filière du livre – qui l’alimente, qui le distribue, qui le vend – jusqu’aux endroits où il est encore réservé à quelques privilégiés. Réfléchir sur la transformation du livre à partir de la crise est notre manière d’aborder le changement, tout en nous référant à l’histoire du XXe siècle, riche de ces lieux où le livre était valorisé et constituait encore un élément central de la société. Cela signifie aussi imaginer de nouvelles conditions, peut-être avec de nouveaux alliés, pour fabriquer, promouvoir, faire circuler et vendre des livres, et il nous faudra pour cela penser à d’autres lieux pour les faire vivre.

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Qui sommes-nous ?

Nous sommes un groupe d’éditeurs indépendants, avec des tailles, des catalogues, des des chiffres d’affaire, des enseignes et des intérêts divers. Aucun d’entre nous ne fait partie d’un groupe éditorial. Aucun d’entre nous n’exerce de monopole sur le marché éditorial, ni à l’intérieur d’une filière de distribution ou d’une chaîne de librairie. Aucun d’entre nous ne participe à un lobby qui aurait un pouvoir indirect sur ce monopole. Aucun d’entre nous ne participe à une société de distribution ou de chaîne de librairie.
Nous sommes des éditeurs « affinitaires ». Cela signifie que nous ne sommes pas identiques et que nous tenons à nos différences et à nos singularités. La différence et l’absolue singularité de nos catalogues respectifs sont pour nous une richesse, et nous tenons à préserver la variété des propositions culturelles de ce pays.
Nous travaillons dans la précarité, condamné à l’auto-exploitation, parfois en situation de découvert bancaire. Souvent avec les poches trouées et presque toujours sans contribution publique, sans aide, sans fonds pour la culture. Sans facilité de paiement et sans contribution de mécènes. Exception faite de la TVA sur l’imprimerie, nous ne profitons pas d’exonération fiscale. Nous ne rentrons pas dans les critères de ceux qui bénéficient du « Fonds national pour l’édition »4. Dans notre travail éditorial, nous avons investi des ressources (humaines et économiques), nous avons trouvé des auteurs et des sujets, proposé et réinventé des genres et des langues, chacun risquant une proposition personnelle à l’intérieur de la filière du livre. Chacun à notre mesure, nous avons payé des traducteurs, des correcteurs, des transporteurs, des loyers, des emprunts, des logiciels, des droits d’auteur, des fournitures de bureau, des experts comptables, et autres taxes... Nous avons aussi contribué au PIB de ce pays, à sa richesse mesurable ou non mesurable.

Ces dernières années, la filière du livre, de la distribution et de la vente a profondément changé. Nous avons assisté à la mort des librairies indépendantes : certaines ont fermé, d’autres ont fait faillite, et beaucoup sont entrées dans le circuit des chaînes, pour devenir des franchises, reniant ainsi leur indépendance. Nous avons donc vu l’expansion des grands groupes éditoriaux, qui ont fait fleurir les point de vente dépendants de la grande distribution. Les livres sont entrés dans les centres commerciaux, les supermarchés, les aéroports et les restoroutes. Les librairies ont commencé à vendre du café, du vin, du jambon, de la mozzarella parmi les agendas, les crayons et les boules de Noël.
Nous sommes témoins de ces processus de fusion et d’acquisition : les groupes éditoriaux ont acquis d’autres marchés éditoriaux, qui ont acquis des distributeurs, qui ont acquis des point de vente. Aujourd’hui, en Italie, il n’existe plus de distributeur de livre avec un réseau national qui ne soit pas immédiatement rattaché à un grand groupe éditorial. Nous sommes donc face à un marché où la concentration et le contrôle de toute la chaîne du livre – de la production éditoriale au point de vente – est une réalité affirmée et en continuelle progression. Nous en venons aussi à observer que dans le contexte de la crise économique générale, à l’inverse d’autres pays européens, il n’y a pas de retombée positive sur les biens culturels et que cela met en souffrance le secteur du livre, même grand public, et même quand celui qui le vend arrive à contrôler toute la chaîne de vente.

Enfin, nous assistons à une révolution technologique sans précédent depuis l’époque de Gutenberg : l’interface digitale, comme support et véhicule de la promotion et de la diffusion du livre électronique est une réalité qui croît à un rythme élevé. Un marché qui, mutatis mutandis, tend à répéter le phénomène de normalisation des propositions éditoriales et de leur concentration, sur le plan tant de la vente que de la distribution, de manière analogue à celui du livre papier. Et par-dessus tout cela, nous subissons l’invasion des colosses étrangers : Google avec son projet de numériser les textes (jusqu’à quand seront-ils gratuits ?) et Amazon avec sa politique de rabais sur le prix des livres.
Devant ces phénomènes qui interpellent tant le sens que et la pratique de notre travail d’éditeur, nous pensons légitime de formuler quelques interrogations : sommes-nous confrontés à un marché « libre » s’il est gouverné par les lois agressives de l’offre et de la demande ? Les divers sujets qui traversent ce marché sont-ils tous soumis aux mêmes contraintes, c’est-à-dire tributaires du critère du goût du consommateur ? Le contenu final d’un livre ne dépend-il pas de son groupe éditorial, qui est aussi propriétaire de la distribution et d’une part conséquente des point de vente ? Et à l’intérieur de toutes ces chaînes, quel est le critère assigné à la mise en place et la visibilité des ouvrages, niant ou limitant la présence de certains autres ?

Ces mêmes années, les bouleversements de la filière du livre ont progressivement grignoté les marges récupérées par les éditeurs. La loi italienne sur le prix fixe (Loi Levi) garantit que les livres sont vendus grosso modo au même prix dans tous les point de vente, limitant et régulant la possibilité de rabais et d’offres publiques. Mais aucune loi n’arbitre le pourcentage de remise que la distribution et la diffusion perçoivent, ni le pourcentage de remise que les libraires réussissent souvent à imposer.
La concentration de la filière a produit une relation complètement asymétrique, avec d’un côté les éditeurs indépendants et de l’autre le réseau de libraires qui imposent les conditions d’accès au marché. Cette situation monopolistique dans le circuit des chaînes fait que nous sommes dans l’impossibilité de négocier les conditions économiques. À plus forte raison quand le « médiateur » entre nous et les librairies se révèle être le distributeur à qui appartiennent aussi les librairies en question.
Peut-être parce qu’aujourd’hui les éditeurs n’arrivent plus à s’accorder, ni avec le réseau de librairies, ni avec celui de la distribution, ils ne parviennent plus à joindre les deux bouts entre le taux de remise au libraire, les gestes commerciaux et les échéances de paiement. Ces dernières années, le pourcentage de la remise accordée aux grosses librairies est en augmentation constante. Jusqu’à arriver pour certains d’entre nous à 63 % du prix de catalogue, réparti entre la distribution et la librairie. Avec le pourcentage restant, après déduction des droits d’auteur, nous devons faire face à toutes les dépenses, en incluant évidemment l’impression. Les cadences de paiement des distributeurs oscillent entre cinq et douze mois, contraignant les éditeurs à retarder le paiement de leurs fournisseurs ou imprimeurs, ainsi qu’à multiplier les prêts bancaires.

D’autre part, c’est bien connu, le temps moyen de séjour d’une nouveauté en librairie est toujours plus bref, et ce pour des ouvrages en moyenne retournés au bout de 30 ou 40 jours. Ce qui ne se vend pas est renvoyé à l’éditeur : c’est la rotation des nouveautés. Pour la première fois de son histoire, le livre devient une marchandise périssable comme les yaourts, un produit de saison comme les maillots de bain. À la différence de ces derniers, qui ne peuvent être retournés au producteur, le livre est réexpédié au distributeur qui à son tour, après avoir déduit le montant de la vente précédemment facturée, le remet à l’éditeur. Dans le même temps, la librairie peut changer d’idée et demander de nouveau le livre. Ainsi, nous sommes la proie, soit des banques, soit du système de « vente présumée » qui peut se répéter à l’infini, pour n’importe quel type de ivre – une nouveauté, une réimpression ou un titre de catalogue sorti dix ans auparavant.
Cependant, indépendamment du résultat final de la vente du livre, le distributeur se fait de l’argent pendant ces quelques mois sur le livre, même s’il n’est pas vendu. Quand finalement le rapport entre les livres distribués et les livres vendus est supérieur au seuil fixé par le distributeur, il applique une mesure que nous dirions « pénalisante » et qu’il nomme « franchise », par laquelle il récupère les dépenses engagées pendant le temps de la vente présumée. De cette manière, le fameux risque d’entreprise, conjugué au fameux libre marché, incombe entièrement à l’éditeur.
On peut ainsi avoir l’impression que derrière le marché du livre se cache un marché « truqué », d’autant plus que notre présence en librairie a fortement diminué ces dernières années. Ce n’est plus le lecteur qui décide quand et comment un livre est vendu – ni le « consommateur », mot plus conforme à la réalité éditoriale d’aujourd’hui – mais le directeur marketing de la chaîne. Chacun de nous sait par expérience qu’on ne trouve plus nos livres en librairie, qu’on n’arrive pas à les commander, que l’on reçoit des réponses hasardeuses ou incorrectes (« Il est épuisé », « Il n’est plus dans le catalogue », « Il n’existe pas »...). Bref : beaucoup de nos lecteurs potentiels n’ont plus d’autre choix que de prendre les livres empilés sur les tables des grandes librairies, et ils se retrouvent pieds et poings liés à l’offre des grands éditeurs, n’ayant plus accès à l’offre réelle.
Même quand on a un petit cercle de lecteurs, même quand quelqu’un veut vraiment acheter un de nos livres, l’organisation interne au marché des chaînes fait tout pour l’en dissuader. Ce n’est même pas le distributeur ou le diffuseur qui décide si le livre vaut le coup ou non : cela dépend de la volonté de la direction commerciale. Le rôle de promotion du diffuseur – qui est censé représenter l’éditeur, son projet culturel, et même y croire – n’a plus autant d’influence, et ce dernier répète souvent qu’il n’a plus aucun pouvoir. En outre, pour chaque titre vendu et pour toute la durée d’existence du livre, il existe un pourcentage fixe (presque supérieur aux droits d’auteur) dévolu à la promotion. Indépendamment du fait que la vente peut découler du travail du diffuseur comme résulter du hasard, celui d’un lecteur chanceux ayant réussi à trouver seul le livre qu’il cherchait.

Nous aimerions repenser la répartition des coûts et des dépenses appliqués à toute la filière du livre, qui repose pour l’instant principalement sur les épaules de l’éditeur : les coûts des impressions mal calibrées que l’on ne peut vendre, les coûts de stockage et d’entrepôts, les coûts des livres qui nous reviennent dans des états calamiteux après être passés de main en main. Autant de diversions pour mieux nous faire oublier les problématiques écologiques et les circuits courts. C’est probablement le moment de s’interroger sur le fonctionnement de la filière du livre qui ne valorise pas, ni culturellement ni économiquement, notre travail et qui l’entraîne vers l’extinction, comme cela est déjà arrivé aux librairies indépendantes. C’est le moment de se demander comment continuer à faire exister la complexité de nos différentes propositions culturelles – notre « bibliodiversité ». Comment contenir et arrêter le processus de concentration et de monopole du marché – déjà bien à l’œuvre dans les autres secteurs – qui fait du livre une marchandise comme les autres. Comment tenter de préserver notre travail, notre culture, nos auteurs (avec la conviction cependant qu’aucune de nos propositions ne doit être imposée au détriment d’une autre).
Ici réside l’opposition entre un éditeur qui voit la diversité et la variété comme un bien commun à sauver et à défendre, et un éditeur pour qui n’importe quel livre vendu correspond seulement à une part de marché. Nous avons décidé de nous soustraire à la logique qui voit dans le livre d’un concurrent moins de place pour le sien, et nous préférons y déceler une chance supplémentaire.
Nous avons décidé d’en finir avec la guerre entre les pauvres.

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Que dit-on de nous ?

De nombreux lieux communs circulent sur la petite et moyenne édition ; or, comme c’est souvent le cas des lieux communs, beaucoup sont erronés.
La première et la plus commune des accusations qui nous est portée, même par des acteurs du secteur, est que nous « polluons » le marché. Un des leitmotivs récurrents consiste à dire que la crise des librairies en Italie serait due au nombre démesuré d’éditeurs, liée aux quantités superfétatoires de livres produits. Trop de livres pour trop peu de lecteurs. Trop d’offres pour un marché exigu (environ la moitié du marché français, rappelons-le). Trop de livres qui, en majorité, se vendent peu, finissent par occuper des pans entiers d’étagères en librairie (plongeant les lecteurs dans la confusion) – et les étagères, on le sait, ont un coût. Il est communément admis que les petits éditeurs sont responsables de ce manque « d’hygiène éditoriale » : nous pullulons et nous infestons. Il est aussi communément admis que lorsque l’un d’entre-nous meurt, l’édition italienne se porte mieux. Permettez-nous de ne pas suivre ce diagnostic.

Avant tout parce qu’il s’agit d’une vision dénaturée de la réalité. Entre l’an 2000 et octobre 2012, le nombre des éditeurs a chuté de 3 300 à 2 250 (soit moins 32 %) : le nombre d’éditeurs débutant une activité diminue, celui de ceux qui l’arrêtent augmente. Si nous étions dans un autre secteur, avec de tels résultats, il apparaîtrait naturel de lancer un cri d’alarme ; dans le nôtre, on préfère évoquer la sélection naturelle. Par ailleurs, pour ceux qui s’intéressent aux phénomènes d’incontinence éditoriale, calculée en « nombre d’œuvres publiées », il suffit de jeter un œil aux fameuses données de l’Istat5 sur la production de livres pour remarquer que sur les quelques 60 000 livres produits chaque année (chiffre plus ou moins invariable depuis une décennie), les petits et moyens éditeurs n’y participent qu’à hauteur de 20 %. Pour le dire clairement, plus des deux tiers de la production éditoriale italienne est réalisée par les grands éditeurs. Ceux-là mêmes qui possèdent aussi leurs propres sociétés de distribution, leurs réseaux promotionnels, leurs chaînes de librairies, et parfois des titres de presse écrite ou un groupe de télévision6.
L’argumentaire selon lequel il faudrait se débarrasser d’une centaine de micro-, petits et moyens éditeurs pour que le livre et son marché se portent mieux semble donc pour le moins paradoxal. À travers la question de notre production de titres, c’est de parts de marché dont il est question. Nous, qui sommes de plus en plus aux marges de ce secteur, ne pouvons plus ignorer que nous sommes pris dans une « dictature de l’étagère » : une logique de gestion des points de vente qui répond à des critères fort éloignés de l’intérêt du lecteur.

Nous ne sommes pas naïfs et nous ne venons pas de phalanstères. Nous savons ce qu’est le « marché » et nous en connaissons les dynamiques. Nous savons que vendre quelques exemplaires d’un de nos livres peut s’avérer, pour un libraire, moins rémunérateur que vendre ceux empilés sur un promontoire par dizaines. Il faut préciser aux profanes que ce sont les libraires qui « louent » à l’éditeur la pile ou la vitrine, faisant de leur espace un « produit » en soi, abstraction faite de la vente. De toute façon, nous savons qu’un petit nombre de livres fait l’essentiel des ventes et qu’un grand nombre, encombrants, constituent le gros des frais. Les leçons des commerciaux libéraux7 sont arrivées jusque dans nos rangs. Pour optimiser les ventes, il faut gagner en superficie d’exposition, réduire la place dévolue aux livres inutiles et poussiéreux, mettre en place d’étincelants présentoirs pour mieux orienter le lecteur. Enfin, la rentabilité des coûts du personnel reste un facteur clé. Une formation équivalente à un emploi MacDonald suffit : être diplômé est un plus, tant qu’on évite de poser des questions sur ce qu’on vend.
Pourtant, nous ne pouvons pas faire comme si ce nouveau marketing du livre n’avait aucune incidence culturelle (et donc économique) en général et sur le marché du livre en particulier. Ces évolutions ont un impact sur toute la production éditoriale et sur la manière de concevoir un livre. Un prototype d’acheteur-lecteur leur sont associées, et la manière dont nous avons été éditeurs jusqu’ici en est bouleversée.

Un autre lieu commun revient souvent : « Petit éditeur ne veut pas dire bon livre. » C’est vrai : petit ne veut pas dire nécessairement bon. Il serait erroné d’établir une équivalence entre la qualité de la proposition éditoriale et la taille de l’éditeur. Cela devrait aussi valoir pour les grands, évidemment : « Gros éditeur ne signifie pas nécessairement producteur de bons livres. » Alors pourquoi parler de taille ? Cela ne veut-il pas simplement dire que l’édition, petite, moyenne, ou indépendante, vit une crise profonde parce qu’elle l’a cherchée ?
La petite édition découvre pourtant de nouveaux auteurs ; elle tente des innovations éditoriales, des expérimentations qui, après avoir été « audacieuses » dans l’underground finissent parfois par s’imposer dans le mainstream, estampillées du sceau « révélation ». Mais nous avons tous fait l’expérience d’auteurs dont le talent présumé était étroitement lié à la taille de l’éditeur. Chacun de nous sait, et nous ne sommes pas les seuls, que tout n’est pas dicté par le goût du consommateur. Et l’on sait aussi que sur ce goût, désormais élevé au rang de critère indiscutable, ceux qui font les livres et ceux qui les vendent peuvent avoir une influence.

Comme nous l’avons déjà dit, nous n’avons pas décidé de nous rencontrer avec la conviction de représenter une édition d’excellence. La rhétorique de l’excellence n’est pas dans nos cordes. Mais la critique l’est. Là où « critique » ne signifie pas « contestation » ni « démolition » mais, comme dans nos souvenirs de philosophie au lycée, « condition de possibilité ». Comprendre quelles sont les « conditions de possibilité » d’un éditeur qui n’appartient pas à un groupe éditorial et qui ne possède pas de chaîne de librairies. Qui jusqu’ici a préservé un espace d’indépendance, pour lui comme pour les libraires. Qui a garanti les différences, la « bibliodiversité », en trouvant les faveurs de quelques lecteurs et le dégoût des autres. Mais qui, par sa seule propre présence, a contribué à susciter la curiosité, à instiller quelques doutes, à faire germer des idées à ceux qui, malgré tout, ont voulu nous lire. Chacun de nous est évidemment convaincu que cet espace de différence, de sa propre singularité ajoutée à celle des autres, est à défendre, à élargir et à rendre visible. C’est pourquoi nous formulons une série de propositions pour penser les conditions, présentes et futures, de nos possibilités d’existence.

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Boîte à outils
Le livre comme bien commun

Le livre n’est pas seulement une marchandise, même pour nous dont le métier est d’en produire ou d’en vendre. Comme instrument de formation, comme ressource individuelle et collective, comme véhicule des connaissances ou comme loisirs et divertissement, le livre est un bien commun. Nous voulons, en tout cas, que nos livres le soient. Et nous voulons imaginer l’avenir à partir de là.
Que le livre soit « aussi » un produit en vente (parce que pour beaucoup de gens avoir un livre, c’est avoir quelque chose de valeur) ne signifie pas qu’il faille réduire son écosystème à cet aspect. En tant qu’éditeurs, producteurs d’une proposition culturelle, nous ne pouvons pas ignorer ou mépriser les usages du livre qui dépassent le simple achat. Nous tenons à ce que des usages publics existent, comme le revendiquent certaines personnes qui veulent pouvoir accéder aux livres sans forcément les posséder ou les acheter8. Nous voulons faciliter cet accès, multiplier les usages non propriétaires des histoires et des savoirs, étendre par capillarité le nombre de lieux dans lesquels ce droit peut s’exercer. En faisant cela, nous désirons participer à la construction d’une richesse culturelle et sociale non quantifiable, certes, mais dont nous ne serions pas les seuls à bénéficier.

Il faut avant tout considérer le livre comme une ressource, pour tous et par tous. Le livre compris comme un écosystème complexe, dans la variété de ses formes et de ses articulations, avec, au travers de sa diversité bibliographique, l’extension des êtres qui l’habitent. Nous voulons parler de « bibliodiversité », pour imaginer des sujets vivants, en chair et en os, qu’une telle « bibliodiversité » fait exister, qu’ils soient auteurs, éditeurs, lecteurs, étudiants, bibliothécaires ou lecteurs. Dire « bibliodiversité » signifie que quelqu’un, à un moment donné de la filière du livre, s’est posé le problème de la diversité, en l’ajoutant à celui de la vente ou, peut-être, en le mettant temporairement à part.
Conserver et faire grandir un écosystème, constitué des divers environnements du livre et de ses différents sujets, signifie donc réussir à en voir les points de déséquilibre, quand une espèce prévaut sur une autre ou quand une pratique remet en cause l’existence même d’une telle complexité. Cela signifie imaginer les outils communs qui permettront de prendre en compte chaque espèce, en impliquant et en demandant la participation de tous les sujets qui habitent l’écosystème.
La main invisible du marché ne gouverne pas grand-chose : les phénomènes de concentration et de standardisation altèrent un marché qui est de moins en moins le miroir de la diversité et peut-être même de la liberté d’entreprise – et peu nous importe que cela advienne à l’intérieur d’un cadre législatif, avec la bienveillance des lois anti-trusts.

OUTIL 1
Un écosystème est un tout, et non la somme de ses parties (ou seulement de certaines d’entre-elles)

Il faut imaginer un lieu commun, un seul espace, à l’intérieur duquel sont impliqués les êtres vivants de l’écosystème du livre. Tous les êtres vivants. Un lieu commun pour celles et ceux dont le métier est de fabriquer ou de vendre des livres ; mais aussi pour toutes celles et ceux qui utilisent les livres, qui les considèrent comme un instrument à disposition. Un lieu commun pour éditeurs et libraires, pour bibliothécaires et enseignants, pour étudiants et cercles de lecteurs, pour auteurs et traducteurs. Un lieu de confrontation et de contradictions, à même de refléter toute la vitalité de l’écosystème-livre, et pas seulement ses crises. Un espace où l’on puisse profiter de cette vitalité et formuler des initiatives partagées – sans gouvernement technicien, sans bureaucratie ministérielle ni lobby spécifique.

Pour le dire en un mot : nous désirons une « institution ». On peut l’appeler n’importe comment : centre, agence, cercle, coordination, banque... mais rien de ce qui existe aujourd’hui ne correspond à ce lieu. Nous pensons à une institution au sens large. En pleine crise du secteur public, nous avons besoin d’une institution qui, dès sa constitution, fonctionne en rupture avec la routine bureaucratique et ne s’en laisse pas conter par le génie présumé du management privé.

OUTIL 2
Un écosystème est vivant s’il est en mouvement

Il faut de la mobilité et de la perméabilité entre les lieux et les institutions : bibliothèques, maisons d’édition, universités, écoles, librairies, centres d’études. Favoriser cette mobilité signifie faire circuler des compétences, défendre des savoirs techniques et spécifiques, contribuer à créer des connaissances partagées qui facilitent la compréhension des exigences de chaque acteur. La rigidité des parcours professionnels et des carrières, l’imperméabilité entre les acteurs publics et les acteurs privés contribuent à produire les crises de l’écosystème.

OUTIL 3
La monoculture ne préserve pas l’écosystème

Si les différences ont une valeur pour l’écosystème entier, cela signifie que chacune d’entre elles doit être un lieu à part entière qui fait exister le tout. Non pas des lieux qui le « préservent », parce que ceux-là s’appellent « zoo » et nous ne voulons pas d’un écosystème fait de « réserves naturelles » et d’aires protégées. Les lieux de la diversité doivent être pensés en fonction de leur utilité pour le tout, contribuant à régénérer les conditions de sa survie. Nous ne voulons pas une filière d’assistance pour les éditeurs et les librairies, mais nous pouvons imaginer des outils qui permettent aux librairies, par exemple, de choisir quel travail culturel développer. Des loyers modérés pour les petites librairies, pour celles de périphérie ou de quartier, pour celles des zones délaissées ; des ressources pour l’acquisition d’un fonds-catalogue ou de grandes œuvres ; des aides à la création de catalogues thématiques ; des fonds pour la création d’une plate-forme de distribution des livres numériques et pour l’uniformisation des banques de données... Autant d’exemples de mesures pratiques pour la création d’un Centre national du livre qui ressemblerait au modèle français.

Si l’invasion d’une monoculture met en péril le tout, il faut soutenir ceux qui choisissent la « bibliodiversité ». Soutien, facilités, aides, parcours de valorisation, un fonds de garantie qui facilite l’accès au crédit à des conditions avantageuses aussi bien pour les maisons d’édition que pour les librairies indépendantes (excluant celles intégrées dans des filières particulièrement concentrées) : tout cela n’a rien à voir avec l’assistanat de la Caisse du Mezzogiorno9, qui ne permet pas en l’état de penser la préservation et l’évolution de l’écosystème.

OUTIL 4
Contenir la voracité d’une espèce

Nous voulons un écosystème pensé pour ceux qui veulent préserver la diversité sans être victime de la prédation d’une seule espèce. Toutes les librairies doivent par exemple pouvoir accéder à tous les livres aux mêmes conditions, indépendamment de qui est l’éditeur, le distributeur ou même la librairie. Favoriser la « bibliodiversité » sans langue de bois, cela signifie créer des outils qui limitent le déséquilibre entre ceux qui dictent les prix et les conditions, en vertu d’un « pouvoir » de concentration, et ceux qui n’ont pas d’autre choix que de les accepter. Cela vaut aussi pour les conditions que le distributeur dicte à l’éditeur, pour les conditions que les librairies (de chaîne) demandent à l’éditeur (n’appartenant pas à un groupe), pour les conditions qu’un groupe peut imposer à une librairie, etc.

La concentration des filières crée des déséquilibres dans l’éco-système et favorise la voracité de certaines espèces. Nous avons besoin d’un débat avec les librairies indépendantes qui veulent exister sans être contraintes à choisir entre fermer ou devenir un franchise au service de grands groupes. Pour commencer, nous devons surveiller les concentrations dans la filière du livre à travers l’institution d’une vraie « autorité » qui puisse exprimer des avis contraignants sur les opérations d’acquisitions, et qui puisse pointer les évidents conflits d’intérêts qui minent de fait la libre concurrence entre les maisons d’édition.

OUTIL 5
Un écosystème en expansion

L’expansion d’un écosystème libre passe par la multiplication des lieux de lecture, même quand leur mission prioritaire est autre. Toutes les enquêtes des dernières décennies s’accordent sur le fait que la lecture est avant tout une habitude. Soutenir et donner de la visibilité aux lieux propices à cet habitus (que se soient des cafés ou des cercles de lecture, des théâtres ou des associations culturelles), cela signifie consolider et élargir le bassin de lecteurs – de tous les lecteurs. Dans cet environnement, la création de librairies et de bibliothèques improvisées, de ZTL, « Zones temporaires de lecture », peut favoriser la diffusion de cette pratique même en dehors des espaces traditionnellement dédiés à la promouvoir.

Toutes les enquêtes rappellent également que celui qui s’habitue à la lecture tend à ne plus s’en défaire : les lecteurs assidus constituent une bonne part de nos lecteurs. Parmi ceux-ci, il y a surtout celui qui « travaille » avec les livres : parce qu’il est enseignant, chercheur, spécialiste ou étudiant. Soutenir cette pratique signifie aussi imaginer des canaux du livre qui suivent des parcours « dédiés » à ces catégories, auxquelles peuvent être destinées des mesures spécifiques de réduction ou d’un pourcentage bonus à l’achat.

OUTIL 6
Un écosystème sans frontière

La petite et moyenne entreprise italienne est, paraît-il, incapable d’innover. La petite et moyenne édition ne ferait pas exception. Alors, voyageons ! Nous pourrions imaginer des programmes d’échange avec l’étranger pour les opérateurs du secteur du livre : éditeurs, libraires, bibliothécaires. Si la formation de chacun de nous doit être continue, all life long, et si les savoirs et l’innovation étouffent entre les murs de la citadelle universitaire, nous pourrions créer des programmes d’échange intersectoriels et internationaux qui nous redonnent du souffle.

OUTIL 7
Un écosystème aux mille facettes

L’écosystème livre n’a pas une seule forme d’expression. Conserver la variété, cela signifie faire exister la « biodiversité » de l’écosystème. Certaines formes d’expression sont en voie d’extinction : la poésie, par exemple, qui à l’exception de quelques éditeurs obstinés (héroïques), a presque disparu en librairie. Il en est de même pour les revues culturelles qui, si elles ne sont pas subventionnées par les universités ou les fondations, n’ont plus de moyen d’exister (ni même d’entrer en librairie). Est-il suffisant de dire que cette disparition est le résultat de la sélection naturelle liée au goût du lecteur ? La disparition d’une forme culturelle peut-elle être banalisée ? Combien de temps reste-t-il avant que soient oubliés le théâtre, la critique littéraire, la philosophie... ? Dans quels lieux, même ailleurs qu’en librairies, pouvons-nous rénover ces diverses formes d’expression ?

OUTIL 8
Une économie pour l’écosystème

L’écosystème du livre est aussi un système économique, avec un chiffre d’affaires, des salariés, des entrepreneurs qui font du profit et d’autres qui s’endettent. Mais l’impact social et culturel de la production libraire n’est pas la même que dans d’autres secteurs ; c’est la raison pour laquelle ce fragment de production culturelle est, dans d’autres pays, sous le coup de régimes fiscaux spécifiques, quand il n’est pas soutenu par des contributions directes ou indirectes. Si nous étions un secteur avec une « économie souterraine » consistante, peut-être que l’exonération fiscale des dépenses en livres seraient déjà en vigueur. Hélas ! le système économique du livre ne produit pas et ne se fonde pas sur une économie parallèle. Est-ce pourtant si difficile d’imaginer, en ces temps de Traités sur la stabilité budgétaire européenne et de Spending Review [Allègements de charges dans le secteur public au Royaume-Uni et en Italie, ndt], des formes de déductibilités pour qui achète des livres, un système de taxation simplifié pour qui les fabrique et une défiscalisation pour qui les subventionne ?

OUTIL 9
Un écosystème transparent

L’écosystème éditorial bénéficie de flux financiers particuliers. Les bibliothèques, par exemple, même si elles sont durement touchées par les coupes budgétaires, fonctionnent grâce à l’argent public. Quoique de manières variées, il existe des contributions financières pour la publication qui proviennent des communes, des provinces, des régions, des départements universitaires et des fondations d’État. Il s’agit de ressources publiques précieuses qui garantissent la survie des enseignes éditoriales, surtout quand elles ne sont pas en conglomérats. Entendons-nous, ce sont des ressources indispensables, garantissant surtout la « bibliodiversité ». Nous pensons que les éditeurs, qui bénéficient in primis de telles ressources, doivent témoigner d’une transparence absolue quant à leur utilisation et leur destination. Ce serait un signal fort – à contre-courant – dans un pays qui a fait de l’opacité de ses fonds publics une méthode de gouvernement.

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Notre « observatoire » veut parler de l’édition, en partant de peu de certitudes et de beaucoup d’interrogations. Un « observatoire » indépendant, pour commencer, né de l’initiative d’un groupe d’éditeurs énumérés dans cette liste par ordre alphabétique : 66thand2nd, Ad est dell’equatore, Agenzia X, Aiep, Alegre, Ananke, Argo editrice, Atmosphere libri, Avverbi, Bfs edizioni, Bibliofabbrica, Bordeaux, Bradipolibri, Caissa Italia, Caracò, Cargo, Celid, Colonnese, Cronopio, Del Vecchio editore, DeriveApprodi, :due punti edizioni, Edizioni Ambiente, Edizioni Bepress, Ediz. Biblioteca dell’Immagine-Giovanni Santarossa, Edizioni Corsare, Edizioni del Capricorno (CSA srl), Edizioni La Linea, Edizioni Pendragon, Edizioni Spartaco, Effigie, Elèuthera, Emons audiolibri, Espress Edizioni, Exòrma, Felici editore, Fefè editore, Fulmino Edizioni, Gran Via edizioni, Hacca, Historica, Homo Scrivens, Iacobelli editore, Ibis, Italicpequod, L’Ancora del Mediterraneo, La Nuova Frontiera, Las Vegas, Leone Editore, Liguori, Magenes, Mandragora, Manni Editori, Mattioli 1885, Mesogea, Mimesis, Navarra Editore, Nero Press edizioni, No Reply, Notes edizioni, Nottetempo, Nova Delphi Libri, Nuova giuridica, Nuove Edizioni Romane, Nutrimenti, O barra O edizioni srl, Ombre Corte, Ortica editrice, Perdisa Editore - Airplane, Prìncipi e Princípi, Quodlibet, Salerno Editrice, Sandro Teti, Scritturapura, Stampa Alternativa/Nuovi Equilibri, Transeuropa, Viella, Voland, Zandonai Editoree.



1 Plus d’infos ICI.

2 Relecture : Les 451, ODEI, Article 11.

3 Sur le même sujet, lire aussi l’article « De Plumes et de plomb - Voyage au pays des oiseaux mangeurs-de-livres ».

4 Subventions d’État allouées aux quotidiens, à la presse périodique, et aux organes de presse des partis politiques, ndt.

5 Institut national de la statistique italien, ndt.

6 Il s’agit de Fininvest S.p.A. (Finanziaria Investimento), holding contrôlée à 96 % par la famille de Silvio Berlusconi, ancien président du conseil italien. Fiininvest contrôle 50 % de Arnoldo Mondadori Editore, le premier groupe d’édition et de presse d’Italie, et propriétaire de Mondadori France, troisième groupe de presse français, ndt.

7 « Buyers bocconiani » dans le texte fait référence à l’Université commerciale Luigi Bocconi à Milan qui forme l’élite économique du pays, actuellement présidée par l’ancien président du Conseil, Mario Monti. Des grandes enseignes comme Feltrinelli ont par exemple remplacé le statut de libraire par celui de buyers, c’est-à-dire « commerciaux », ndt.

8 « Diritto all’eccesso », référence à l’expression de Rifkin « droit d’accès », ndt.

9 Caisse créée par le gouvernement De Gaspari VI (1950-1951) pour financer les initiatives industrielles visant à soutenir le développement de l’Italie méridionale et réduire le fossé avec l’Italie du Nord. Ce système incarne le modèle du Welfare à l’italienne : la distribution de ressources à travers la corruption et le clientélisme politique, ndt.


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