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jeudi 16 mai 2013

Politiques du son

posté à 17h25, par Juliette Volcler
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Vie et mort d’Harold Burris-Meyer (guerrier subliminal, 1902-1984) [1/4]

Quand on tombe, au gré de recherches sur les armes acoustiques, sur l’enthousiaste inventeur de leurres sonores et de torpilles acoustiques, qu’il nous amuse et nous effraie en même temps, on a envie de creuser. Première partie (sur quatre) d’une biographie subjective d’Harold Burris-Meyer : où l’on s’étonne qu’il ne soit pas dans l’encyclopédie.

Cet article est initialement paru dans la revue Geste n°8, « Faire la guerre », sortie en octobre 2012 et toujours commandable sur www.revue-geste.fr ou en librairies.

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Harold Burris-Meyer est disséminé. On tombe sur lui par bribes et par hasard. Il fait des apparitions fugaces, dans tel livre, dans tel témoignage, dans telle nécrologie, il passe, deux lignes, il disparaît. Il est au centre, mais on le balaye sur le côté. Il est célèbre, mais parfaitement inconnu. Il a façonné le cœur de métier de Muzak Corporation et en fut vice-président, Muzak Corporation ne répond pas aux demandes d’information sur lui. Il a été directeur de la recherche sur le son au Stevens Institute of Technology, le Stevens Institute of Technology n’a pas de biographie de lui et, pour toute réponse, renvoie à six boîtes d’archives consultables à Hoboken, au New Jersey. Il a été membre de l’Acoustical Society of America, l’Acoustical Society of America ne répond pas. Il a reçu d’importantes bourses de la Rockefeller Foundation pour ses recherches, la Rockefeller Foundation met aujourd’hui en ligne un rapport critique sur celles-ci. Il a travaillé pour la CIA, la CIA l’a gardé classifié. On écrit même souvent qu’il est mort en 1985, alors que c’est 1984 et que ça n’a aucune importance. Harold Burris-Meyer a inventé le XXIe siècle, mais ce sont toujours les autres qui ont une notice dans l’encyclopédie. Il faut imaginer Burris-Meyer, faute de quoi il n’existe qu’à peine.

On lui reconnaît ceci (et dans cette reconnaissance, on ne lésine pas sur les louanges, ou personne ne s’y arrêterait) : d’avoir écrit avec Edward Cole deux bibles pour metteurs en scène, Scenery for the theatre (le décor au théâtre) et Theatres and auditoriums, et avec Vincent Mallory une troisième, Sound in the Theatre (le son au théâtre). D’avoir été le grand ordonnancier du son au Metropolitan Opera de New York et, dit le Boca Raton News, le journal de sa ville, dans son avis de décès, « un consultant de renommée internationale sur le design théâtral, (…) concepteur d’un des théâtres les plus acoustiquement justes de tout le pays », à savoir celui de l’université de Boca Raton (la Florida Atlantic University), où il était, au moment de sa mort, professeur émérite de théâtre1. L’Usitt (United States Institute for Theatre Technology) a répondu avec enthousiasme aux questions sur lui : il en fut membre fondateur et l’Usitt aime à travailler sa propre histoire – y est même décerné depuis quelques années un prestigieux Prix Harold Burris-Meyer récompensant une carrière exceptionnelle dans le son. L’Usitt, donc, le décrivait en 1978 comme expert dans « l’aménagement et l’acoustique des lieux d’expositions, théâtres, boîtes de nuit et églises »2 – Burris-Meyer savait bien qu’il ne s’agissait, prières ou déhanchements, que d’organiser le spectacle. Et quand il se mettait à aménager, il ne se cantonnait pas à de prestigieux conseils sur la scène ou l’installation du public, il s’intéressait au lieu dans son ensemble, depuis le parking jusqu’aux espaces utilitaires : à la conférence de l’Usitt de 1963, dit son rapporteur, « nourri par la très grande richesse de ses recherches, Harold Burris-Meyer apporta sa contribution par une discussion unique sur l’installation des WC. »3

Fils de pasteur, Harold Burris-Meyer avait commencé sa vie professionnelle comme ranger dans le désert de Petrified Forest. Après un tour par le bureau du Shérif, il devient concessionnaire Ford dans le pays Navajo, « à l’époque de la Ford T » : « Je serais bien resté là, mais j’ai eu envie de m’instruire. » Il suit donc les cours de littérature d’un spécialiste du théâtre, puis c’est le Stevens Institute et les débuts d’une longue carrière dans le théâtre et dans le son : « Finis les jours dans le désert » conclut bibliquement le Boca Raton News4. Harold Burris-Meyer aura l’esprit – ou l’intuition – d’appliquer la trilogie de sa jeunesse (foi, loi et production à la chaîne) au domaine sonore. Il se marie, à quarante ans passés, avec une actrice. Suivent, à partir des années 1940, les contrats avec l’armée et la CIA. Un rêve américain ? Un rêve trop encombrant, pas assez propre, pour être dûment labellisé et répertorié. Ses collègues de l’Usitt l’évoquent avec nostalgie : « quelqu’un de charmant », « impossible à rater », « une icône de notre profession », « on le traitait un peu comme une célébrité »5 – et s’attristent avec fatalisme de sa deuxième mort : « Ses livres restent célèbres, mais nos jeunes membres ne connaissent déjà plus son rôle fondamental dans le développement du son au théâtre, du contrôle subliminal du public et de l’architecture théâtrale. »6. Ils le surnommaient « Professeur Snodgrass » : Burris-Meyer se présentait ainsi par auto-dérision à tous ceux dont il avait oublié le nom (c’est-à-dire à peu près tout le monde) et le sobriquet avait fini par lui rester7. En somme, c’était « un homme plein d’humour, volubile et effervescent, un mètre quatre-vingt quinze, qui avait une fine moustache, une imagination vive et un regard totalement non-conventionnel sur la vie », si l’on en croit Thaddeus Holt (et après lui plusieurs autres, Harold Burris-Meyer semblant pouvoir se définir par trois caractéristiques, son mètre quatre-vingt quinze, sa moustache et son humour) dans The Deceivers, une somme sur les leurres militaires pendant la Seconde guerre mondiale8. Mais Holt (qui appelle Burris-Meyer par son petit nom, Hal) veut montrer qu’il n’est pas dupe (qu’on ne risque pas de se tromper de dindon), il ajoute immédiatement, entre parenthèses : « (’’Un gars illuminé très marrant’’, se souvient le capitaine de l’armée de terre Went Eldredge) ». L’histoire est rarement attribuée à ceux qui la font : on dresse des statues en nombre limité, mémorables et rapidement identifiables, pour oblitérer la sale petite foule des hommes gris, des vrais petits hommes dangereux et sympathiques qui ont senti et façonné tout ça. Harold Burris-Meyer contenait donc de multiples statues, et toutes portent aujourd’hui d’autres noms que le sien : pionnier de la stéréo, père de la musique d’ambiance, inventeur des effets sonores, développeur d’armes acoustiques, avant-gardiste du son directionnel, expérimentateur en sciences du comportement, fondateur de la psychoacoustique... Et en somme, à travers tout cela : découvreur de la fusion entre le spectacle et la guerre, fusion maintenant devenue, comme on sait, le principe physique fondamental sur lequel s’organisent les grands évènements internationaux et – ce qui revient au même – les grandes réussites économiques.

« Des colonnes de soldats marchant au pas qui se font entendre dans la contre-allée du théâtre, même si la contre-allée est vide... Ou bien une division de tanks qui roule avec fracas sur les têtes des spectateurs... Un avion qui tourne dans la salle pour aller s’écraser dans l’orchestre... Des voix d’anges partout, venant d’on ne sait où... » De l’enthousiasme sincère, il y en avait, quand l’histoire était en cours. « Voilà quelques-uns des tout nouveaux effets sonores pour le théâtre. Ils ont été mis au point de manière expérimentale par Harold Burris-Meyer, au Stevens Institute of Technology d’Hoboken, au New Jersey. » On était le 20 avril 1941 et le Sunday Morning Star de Wilmington accordait près de six colonnes aux inventions de Burris-Meyer9. Burris-Meyer n’était pas peu fier : « La composante sonore du spectacle n’a maintenant plus aucune limite. (…) Avec le son, vous pouvez forcer les spectateurs à rire ou à pleurer. Vous pouvez les renverser de leur siège, vous pouvez les jeter à plat ventre dans les allées, vous pouvez leur faire croire ce que vous voulez. Nous l’avons fait. » Un demi-siècle après que les Frères Lumière aient fait bondir les spectateurs par l’arrivée, sur l’écran, d’un train en gare de la Ciotat, Burris-Meyer faisait vraiment arriver le son dans la salle. Après une interminable ère de l’image, il voulait propulser le public dans la civilisation audio : « Pour ce qui est de la composante sonore du spectacle, nous en sommes restés à un état pré-primitif », écrivait-il en 194010 – et en 1979 il ne se lassait pas de le redire : « Le son c’est la moitié du spectacle. On voit et on entend. »11

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1895 - « Le train entrant en gare de La Ciotat » des Frères Lumière

To be continued : la deuxième partie de ce portrait en quatre actes sera mise en ligne demain (vendredi 17 mai) sur Article11.



1 « Obituaries : Harold Burris-Meyer », Boca Raton News, 28 septembre 1984.

2 Usitt Newsletter, vol. XVIII, n°1, janvier-février 1978, p. 16.

3 Usitt Newsletter, juillet 1963, p. 7.

4 Michael Couture, « One Time Ranger from the West Wrote THE Book », Boca Raton News, 11 mars 1971.

5 Emails à l’auteure (comme tous ceux mentionnés en notes) de Richard Stephens le 13 et le 17 août 2012 ; email de Joel Rubin le 21 août 2012.

6 « Van Phillips, Fellow of the Institute », usitt.org (vu en août 2012), non daté.

7 Email de Richard Stephens le 17 août 2012.

8 Thaddeus Holt, The Deceivers : Allied Military Deception in the Second World War, Simon and Schuster, 2004, p. 347.

9 James Stokley, « New Theater Sound Effects May Knock You In the Aisle », Sunday Morning Star, 20 avril 1941.

10 Cité dans Serge Lacasse, « Listen to My Voice : The Evocative Power of Vocal Staging in Recorded Rock Music and Other Forms of Vocal Expression », Thèse, Université de Liverpool, 2000, p. 83.

11 Usitt Newsletter, vol. XIX, n°3, mai-juin 1979, p. 9.


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