vendredi 18 janvier 2013
Entretiens
posté à 13h42, par
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« J’ai commencé quand j’étais au CM2. J’allais avec mon père à la daurade ou au bar, l’été. Je me souviens qu’à la visite médicale de l’école, quand ils m’avaient demandé le métier que je voulais faire, je répétais : « La pêche, la pêche !!! » [...] Mes parents ne voulaient pas. Surtout pas. Ils devaient penser que c’était un métier dur, un métier à la con. Et que, des fois, tu ne rentres pas. »
Cela faisait longtemps qu’on rêvait de cet entretien, le peu qu’on savait de lui laissant augurer une belle rencontre : marin-pêcheur, îlien, Breton, ayant participé à ce qui furent parmi certaines des manifs les plus redoutées par les CRS etc. Mais il était souvent en mer, et les campagnes duraient un mois. Une fois revenu pour une ou deux semaines à terre, il fallait bien décompresser. Du coup, pas trop le temps pour qu’on se voit.
Aujourd’hui, à trente-huit ans, il a quitté le métier voici six mois, après plus de vingt ans de pêche. On file à Lorient et on le trouve dans un rade, tel qu’on l’avait rêvé, la sacrée dégaine et la putain de gueule. Les yeux fins qui semblent regarder loin derrière la ligne de flottaison. La barbe évidente. Le perfecto bien élimé et, quand il l’enlève après les demis qu’on ne compte plus, le tatouage sur l’avant-bras : « Kentoc’h mervel eged boud saotret ». Plutôt la mort que la souillure. La devise emblématique du duché de Bretagne.
Les bières, donc, et partir en piste dans les bars lorientais pour se jauger un peu, causer du métier, le sien, la forme de l’article, le nôtre. Rentrer alors que la rue tangue foutrement. On doit se voir le lendemain. Coup de fil. Un bateau a sombré près de Belle-Île. Le Bara Bendez. C’étaient des gars de Houat, des gars de son île.
Deux jours plus tard, toujours sous le choc. C’est enfin l’heure de l’entretien et l’on ne peut commencer autrement que sur cette funeste note. Il est plus taiseux qu’au bar. Certaines anecdotes ne passeront pas au filtre de l’entretien. C’est le début de l’après-midi et il tourne au café.
- William Turner, « Fishermen at sea », 1796
***
« Les deux gars, c’était des mecs de mon bled, trois cents habitants l’hiver, forcément que je les connaissais. Le patron-pêcheur a été un de mes patrons. Quand t’apprends des nouvelles comme ça, t’as les boules, mais si tu ne penses qu’à ça, t’arrêtes de bosser. Et j’en connais, des mecs qui ont arrêté de bosser à cause de la peur.
Et j’en connais aussi, des mecs qui sont partis. Au moins vingt-cinq. Le plus pénible, c’est les disparus : ne pas retrouver les corps. Quand on ne les retrouve pas, il faut attendre cinq ans avant que la personne ne soit déclarée morte. Pour la femme et les enfants, pas le droit à la pension ni à toucher l’assurance-vie pendant tout ce temps-là.
Ils ont retrouvé le bateau, mais pas encore les gars. Faut dire que le coin du Skeul, c’est un coin bien dangereux quand même. En plus, ils devaient naviguer à touche avec la falaise, vu qu’ils étaient partis récupérer les casiers pour les araignées. Ce coin-là, t’as beau y passer cinquante fois, connaître la passe par cœur, tu ne sais jamais comment ça va être. Il suffit d’un paquet de mer, plus de moteur, le bateau retourné, et c’est fini.
« Il suffit d’un paquet de mer, plus de moteur, le bateau retourné, et c’est fini. »
Ils venaient de Houat, comme moi. Mon père, il faisait la pêche. Ma mère était femme au foyer, elle allait au goémon, elle allait chercher le bois, elle élevait les enfants. Sur une île, tu ne connais pas trop les autres boulots, tu ne les imagines même pas, surtout quand t’es un mec. Et puis moi, je ne me voyais surtout pas dans un bureau, peut-être aussi parce que j’avais un peu peur du continent...
Je voulais faire la pêche. Au collège, j’ai été interne sur le continent mais je voulais vraiment faire la pêche. Je n’imaginais que ça, et il faut bien reconnaître qu’à l’époque, c’était plus facile à Houat. Pas trop de misère : toujours du poisson à bouffer, on se satisfaisait de peu, on n’avait pas de frais de transports, pas l’habitude d’aller au cinéma... Une facilité de logement pour ceux qui étaient de l’île. Faire la pêche, et puis la vendre. Et ça payait bien, sans compter la godaille. La godaille, c’est une sorte de droit coutumier du pêcheur qui est de plus en plus remis en cause : c’est de la paie en poisson, en fraîche, suivant les prises. Du beau poisson, de la lotte par exemple. Tu pouvais choisir de le vendre en direct, de le garder pour toi ou de le donner à la famille ou aux amis.
Donc mon père était « pêcheur de cailloux », c’était ce qu’il disait. En fait, c’était de la coquille Saint-Jacques. Il avait ses coins. À chaque fois qu’il revenait à la maison, il galérait tellement il transportait de coquilles, les gens lui demandaient ce qu’il charriait, il répondait : « Non, rien, c’est juste des cailloux... » Y a rien de plus discret qu’un pêcheur. Tout le monde connaît les coins, mais personne ne veut les dire, ou alors à la famille ou aux potes. On gagnait du fric donc, dans la famille, mais on bossait comme des chiens.
J’ai commencé quand j’étais au CM2. J’allais avec mon père à la daurade ou au bar, l’été. Je me souviens qu’à la visite médicale de l’école, quand ils m’avaient demandé le métier que je voulais faire, je répétais : « La pêche, la pêche !!! » Et j’ai commencé à aller un peu sur les bateaux. Mes parents ne voulaient pas. Surtout pas. Ils devaient penser que c’était un métier dur, un métier à la con. Et que, des fois, tu ne rentres pas.
Au départ, quand j’allais sur le bateau, c’était juste pour des petites pêches à la ligne. Puis je suis parti au filet, c’était plus loin, la première houle du large. J’avais entre quatorze et seize ans, j’étais employé comme novice. On partait à la journée. Au bout d’un mois, la première paie, quinze mille francs ! On pouvait encore vraiment faire du fric, à l’époque.
Puis c’était le chalut, on était partis à la langoustine, vers minuit, ça durait une semaine, j’étais en troisième et je n’allais plus tous les jours à l’école... Du coup, je voulais aller à Étel, en école maritime. Il y avait des cours sur les cartes marines, le balisage des bouées et des phares, de l’océanographie, et puis de la physique – c’est obligé – avec Newton et le calcul des forces.
Mes premières paies, c’était ma mère qui les gérait. J’ai dû lutter un peu avec elle mais je me suis barré assez vite, en fait. Quand tu gagnes ta vie, tu n’as plus de comptes à rendre. Je suis allé sur le continent. Alors que je gagnais quinze mille francs sur les deux mois d’été et de pêche à quinze ans, ma mère continuait à me donner de l’argent de poche, du genre trente francs par mois. Je me disais que quelque chose n’allait pas...
Ce qui me plaisait, c’était surtout que les journées de pêche n’étaient jamais les mêmes, c’était toujours du nouveau. Ça a bien changé, depuis. Avant, il y avait encore du turbot, de la julienne, plus aujourd’hui. L’usage intensif des filets a fait beaucoup de mal, c’est sûr, mais maintenant, on t’accable de contrôles. C’est le « oui » à Maastricht qui a fait le plus de mal au métier. L’Europe réglemente tout : les espèces et les zones, sans aucune considération locale.
« Les journées de pêche n’étaient jamais les mêmes, c’était toujours du nouveau. »
Prenons un exemple, celui du merluchon. On n’avait plus le droit de le pêcher mais, dans certaines zones, il s’est remis à y en avoir partout. Du coup, le temps que ça remonte à ces cons-là qui n’ont jamais mis les pieds sur un bateau... En fait, il y a des quotas de pêche, exactement de la même manière qu’il existe des quotas de pollution : tu peux revendre ou acheter à un autre pêcheur des quotas de poissons suivant ce que tu as pris ou non. La politique européenne, je ne suis pas trop dedans, mais j’en vois les conséquences.
Avant, on avait le droit à des tarifs spéciaux sur ce qu’on appelle « l’export ». C’était pour les clopes, l’alcool, tout ce qu’on embarquait pour un mois de mer. Il faut bien qu’on tienne un peu. Aujourd’hui, presque plus rien. Ça grève forcément le budget. C’est comme le prix du gasoil. C’est entre autres pour ça que ça a pété en 1994. La fameuse manif de Rennes. Le prix du poisson avait bien baissé, il y avait eu des signes avant-coureurs, on en parlait entre nous à la radio sur les bateaux. Seulement, comme on est sur les mêmes canaux que la Marine nationale, on se doutait bien qu’ils étaient au courant.
Quelques jours plus tôt, une image avait bien tourné. C’était à Rungis, et on voyait un CRS qui s’était servi de la crosse de son arme pour frapper un pêcheur. À Rennes, ce jour-là, on voyait bien qu’on était remontés et qu’ils avaient la trouille. Je m’en rappelle très bien, j’avais vingt ans, et ça avait été une journée mémorable.
Cinq mille pêcheurs, venus de toute la Bretagne, avec nos femmes et nos enfants. On était un paquet de monde. Au départ, les femmes et les enfants devant, soutenant nos revendications. Et nous derrière. Quand ça a commencé à chauffer, quand les CRS ont balancé des grenades de dispersion, on est passés en première ligne, et on était sacrément bien outillés. C’est là où les CRS ont commencé à devenir blancs. Parce que nous, c’est pas des manifs d’étudiants. Les gars arrachaient des panneaux de signalisation et les balançaient dans les tibias et les chevilles des flics qui n’étaient alors pas protégés. Ils ont vraiment bien mangé. Feux de détresse, barres de fer, panneaux...
« C’est là où les CRS ont commencé à devenir blancs. Parce que nous,c’est pas des manifs d’étudiants. »
Il faut dire qu’à l’époque, les pêcheurs, c’étaient encore des plus beaux bébés qu’aujourd’hui. Maintenant, il y a l’automatisation sur les bateaux, que ce soit pour charger ou décharger les caisses, tirer les filets, mais ce n’était pas encore le cas à l’époque, il fallait par exemple casser la glace pour conserver le poisson. Les flics ont eu plus de cinquante blessés. Et c’est suite à cette manif qu’ils ont commencé à revoir leur équipement et à avoir des combinaisons de Robocop, alors que nous, on était juste en tee-shirts avec notre rage.
C’est à ce moment que l’État a commencer à chercher à diviser pour mieux régner. Ils ont donné des subventions à certains et pas à d’autres. Aux ports les plus importants, comme ça les petits se trouvaient dans la merde et ne pouvaient s’unir. Les chalutiers ont touché mais pas les filets. Je ne pense pas qu’on retrouve un jour ce qui s’est passé à Rennes, une telle solidarité, tout le monde ensemble... Toute la pêche.
Pour les manifs, il y a eu aussi celle contre la venue de Sarkozy au Guilvinec en 2007, où il insulte le gars qui dit qu’il va lui foutre un coup de boule. On voulait y monter mais on s’était fait bloquer avec les potes par les CRS à Quimperlé. On redescend sur Lorient, on manifeste, je vois un copain de Groix qui va se faire attraper par les CRS, j’y vais pour l’aider et là, à cinq mètres, tir tendu de flash-ball dans le visage. Mâchoire explosée. En plus, à l’époque, c’était pas des flash-ball à ressort, mais à poudre.
Je suis resté deux semaines à l’hosto. Ce n’est même pas du fil qu’il m’avaient mis pour recoller les morceaux mais du barbelé. Toutes les semaines, pendant deux mois, je me faisais recoudre. Et je suis resté insensible de la mâchoire pendant deux ans.
Aujourd’hui, j’ai arrêté le métier depuis six mois. J’ai pas de gamins, je suis célibataire. J’ai arrêté parce que je pétais les plombs, j’étais trop fatigué. Le plus dur, c’était le mauvais temps, la pluie, les vagues, et les mauvais bateaux. Et quand tu rentrais à terre. Ça dépendait de la durée de la marée, mais tu rentres avec un langage plus cru – en mer tu enlèves les pincettes, mais quand tu reviens, tu vois plein de gens d’un coup, tu as le mal de terre, tu dégueules et tu as besoin d’un rééquilibrage, dans tous les sens du terme. Au bout d’un mois de mer, juste en voyant la côte approcher, tu peux devenir malade.
Alors, à terre, je partais en piste. Je prenais de tout : alcool, shit, LSD, coke. Impossible de dormir. La pression, le stress, l’angoisse. Le rythme à terre n’est pas le même que celui des quarts du bateau. Je m’en mettais tellement que le plus dur, ça a toujours été les débuts de campagne de pêche, et pas les fins, au bout d’un mois. Les premiers jours, sous l’effet des produits, tu dégustes.
« Alors, à terre, je partais en piste. Je prenais de tout : alcool, shit, LSD, coke. Impossible de dormir. La pression, le stress, l’angoisse. »
Là, ça va un peu mieux, au bout de six mois à terre, j’arrive à m’endormir plus tôt, vers les six heures du matin.
Si jamais j’avais des gosses, ça serait niet. Catégorique. Pas les bateaux. Ça ne paie plus. Aujourd’hui, je connais des gars qui rentrent d’un mois de pêche avec une paie de cent euros, des patrons qui ne rentrent même plus dans leurs frais et qui doivent de l’argent. Et surtout, il n’y a plus ce côté humain. Il n’y a plus que des grosses boîtes. Il n’y a plus cette ambiance, ce côté marin qu’on ne pourra jamais définir, parce que ça, il n’y a que sur les bateaux que ça s’éprouve. »