vendredi 5 octobre 2012
Sur le terrain
posté à 16h49, par
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Augustin Marcadet est technicien administratif au contrôle médical d’une caisse primaire. Des années qu’il turbine là, chez les poulagas de la Sécu. « Souffrance » au « travail » ; la redondance l’a toujours fait marrer, Augustin. Parfois même, ça l’inspire. Aujourd’hui, il s’agit de briller en entretien d’évaluation. Et de ne surtout pas faire dans l’ironie, trop dangereux.
Cette chronique a été publiée dans le numéro 8 de la version papier d’Article11
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« L’Entretien annuel d’évaluation et d’accompagnement (EAEA) est un moment privilégié de dialogue entre l’évalué et l’évaluateur. C’est un outil de gestion des emplois et des compétences permettant de connaître les compétences disponibles et de recueillir les souhaits d’évolution professionnelle des évalués », explique la plaquette de présentation. Une fois l’an, chaque salarié de ma petite entreprise est convié à un entretien avec son responsable de service. Mon responsable à moi s’appelle Gourmet. Gourmet a un grand bureau où il fait toujours frais. Son élocution est aussi naturelle que celle d’un politicien en campagne, du genre à faire des liaisons incongrues et des diphtongues sournoises. Gourmet incarne si bien l’équanimité propre au chef que d’aucuns se demandent si son premier bavoir n’avait pas la forme d’une cravate. Sur son écran d’ordinateur apparaissent les grilles du logiciel qui va servir de support à l’EAEA. Pendant presque deux plombes, toutes les faces de mon « employabilité » vont être passées à la loupe. Technicité, implication, efficience, autonomie, dimension relationnelle. Cela ressemble à une sorte de dissection à froid. Les libellés ont l’air tirés du mode d’emploi d’un cyborg : Technicité – Compétences socle : le technicien connaît les fonctionnalités des différents outils bureautiques et outils de communication ; Implication – Compétences Accroissement : le technicien transmet ses connaissances et son savoir-faire pour développer le professionnalisme et optimiser l’activité du ou des services.
Gourmet lit les intitulés à voix haute. Me fout des appréciations plutôt positives. Il m’aime bien, même s’il a du mal à accepter mon manque total d’ambition. Tout d’un coup, il lève la tête de son écran, se détend un chouïa : « On est pas mal ici hein ? Ça vous plaît ce que vous faites, Augustin ? » « Non », je réponds. Gourmet hésite : « Quel poste vous aimeriez occuper dans l’institution ? » « Aucun. Ou bien le vôtre peut-être… », je fais crânement. Le boss se carre dans son fauteuil, me sourit à son tour : « C’est vrai ? Un poste de responsable administratif vous intéresserait ? » Précepte numéro un du manuel de survie du technicien en territoire ennemi : de l’ironie tu te garderas ou bien le cuir t’en cuira. Merde, je suis fait. Le v’là qui me prend au sérieux ! « Pas du tout, je bafouille. C’est trop de responsabilité, de stress… c’est pas pour moi. » Gourmet hausse les épaules, il essaie de me rassurer, de relativiser ; presque, il me vendrait son poste. Je suis obligé de me défendre. Je lui dis que les temps politiques sont plutôt incertains, que la Sécu prend un drôle de virage, que mon boulot ici est surtout alimentaire, que la vraie vie est ailleurs, qu’on se choperait des cas de conscience pour moins que ça. Je m’embrouille, je m’en veux déjà d’avoir ouvert ma gueule. Comme si la vérité avait encore un sens dans ces lieux où le port des œillères est une consigne de sécurité. En face, le cadre se raidit. De paternaliste, son air vire navré : « Vous savez, Augustin, c’est dommage, mais votre attitude ne joue pas en votre faveur ». Je le comprendrai plus tard, mais le boss est en train de me dire que je peux m’asseoir sur d’éventuels points de compétence cette année.
L’entretien se poursuit. Objectifs de l’année à venir. Après de menus atermoiements, Gourmet met les mêmes que ceux de l’année passée. Si dans d’autres secteurs professionnels, les entretiens annuels sont de véritables outils de pression où le rendement imposé au salarié va toujours crescendo, me concernant l’affaire n’est au fond qu’une grotesque formalité imposée par des décideurs bien décidés à aligner le management du public sur celui du privé. La farce est admise, il est juste interdit d’en rire.
Arrive la fin de l’entretien. Dimension relationnelle – Compétences Accroissement : Le technicien sait donner en toute circonstance une image positive de l’organisme. « Évidemment ! », soupire le boss en cochant la petite case. Est-il seulement concevable que je morde la main qui me nourrit ?
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Épisodes Précédents
1/ Véro
2/ Le Docteur Létrille
3/ Mobilisation