lundi 1er août 2011
Entretiens
posté à 11h33, par
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Latrodectus, « qui mord en cachette » est un récent documentaire de Jérémie Basset & Irene Gurrado, focalisé sur un rituel de la culture populaire du Sud de l’Italie : le tarentisme. Soit une forme de transe musicale destinée aux femmes supposées mordues par une tarentule. Un objet d’étude passionnant, mêlant anthropologie, ethnologie et psychiatrie. Analyse et entretien.
À l’orée des années 1960, dans une demeure exiguë de paysans du Salento (Midi italien), le documentariste Gianfranco Mingozzi saisissait1 les derniers spasmes d’un mal ancestral porté par la culture populaire méridionale : le tarentisme. La pizzica, musique stridente, mêlant tambourin et violon, servait à guérir par la transe les femmes affectées, dites « tarentulées »2. Mingozzi suivait de près les sentiers ethnologiques frayés sur La Terre du remords par le communiste indiscipliné Ernesto De Martino3 quelque temps auparavant. À cette époque, l’hégémonie de la rationalité intellectuelle bourgeoise – toujours profondément positiviste – se piquait d’éliminer cet héritage magico-religieux honteux, essentiellement relégué à l’espace domestique, et de refouler l’une des tares culturelles associée à « la question méridionale ».
L’approche démartinienne rompait avec le schème dominant de compréhension de la transe – réduite à une alternative entre possession authentique et mauvaise-foi –, afin de l’interpréter comme une résistance des dominés à une situation historique de misère sociale. Selon De Martino, le tarentisme protégeait la « présence »4 de l’homme dans son monde en renversant symboliquement plusieurs couples et figures de l’altérité : catholicisme-paganisme, homme-femme, bourgeois-paysans et Occident-Orient5. Sa mort précoce en 1965 le laissa sans filiation intellectuelle et politique, bien qu’il ait ouvert la voie à l’antipsychiatrie et anticipé les préoccupations constitutives de courants universitaires anglo-saxons à venir, d’inspiration gramscienne.
Le tarentisme est sorti des limbes de l’oubli un quart de siècle plus tard, lorsque le sociologue Georges Lapassade porta son attention sur les états modifiés de conscience, passés et contemporains6. Cette renaissance académique a accompagné l’émergence d’une neo-pizzica, mouvement festif, décomplexé, populaire et lucratif. Dans ce sillage, deux jeunes réalisateurs italien et français, Irene Gurrado et Jérémie Basset, choisirent d’explorer, au mitan des années 2000, le terrain démartinien laissé en jachère. Pour le second, cette épopée documentaire devint, pendant près de cinq ans, le pivot central d’une quête politique existentielle, et une introspection malicieuse questionnant la relation du réalisateur à son objet de recherche.
La production du film s’est bâtie progressivement au travers de dons financiers, de prêts matériels, d’une maigre subvention, et surtout du RMI qui, au côté de boulots d’appoint, libérait un temps précieux. Toutes les étapes d’élaboration du film Latrodectus – « qui mord en cachette »7 - ont été maîtrisées par les auteurs, avec des appuis techniques extérieurs ponctuels. A posteriori, ils se sont intéressés à la produzione dal basso8, financement par micro-souscriptions répandu en Italie en réaction au marasme d’une industrie audiovisuelle crétine. Enfin, l’étalement de la réalisation, assujetti à la pauvreté des moyens, n’était pas contraint par l’impératif d’obtenir dare-dare un produit fini. Au contraire, l’égrènement des saisons a mûri une œuvre exigeante et réflexive. Le traitement du sujet s’est inscrit dans le temps long, historique.
Latrodectus émet l’hypothèse d’une continuité entre la transe intime disparue et celle, contemporaine et collective, qui réunit annuellement dans le Salento, lors de La Notte della Taranta, quelques cent mille festivaliers, parfois avides consommateurs d’une tradition recomposée aux allures mystiques. L’énigme reste entière quant à la dimension « thérapeutique » des rituels modernes, symptômes et/ou remèdes d’un mal-être social supposé. Néanmoins, le passage de la pizzica du confinement de la sphère privée à une exhibition publique marchande apparaît comme un corrélat à l’esprit de notre temps et à son corps socio-économique.
Entretien avec Irene Gurrado, co-auteure et ethnopsychiatre
Avant de parler de votre documentaire, Latrodectus, « qui mord en cachette », peux-tu expliquer ce qu’est l’ethnopsychiatrie ?
L’ethnopsychiatrie a été initiée par Georges Devereux dans les années 1950-1960. Il s’agit d’étudier les problèmes psychologiques et psychiatriques des populations migrantes en intégrant des thématiques comme le déracinement ou les cultures étrangères. L’approche est interdisciplinaire : par exemple, l’anthropologie, qui en fait partie, doit permettre d’éclairer les problématiques liées aux représentations culturelles. Certaines cultures non-occidentales interprètent la « maladie » d’une manière différente de la nôtre. L’ethnopsychiatrie rend intelligible des phénomènes comme la transe, la magie ou la sorcellerie en essayant de nouer des liens avec nos propres représentations. Elle est née d’une exigence pratique : dans les hôpitaux certaines maladies des migrants étaient inexplicables pour les psychiatres. Une explication culturelle, corrélée au vécu des personnes, était indispensable.
Je suis moi-même une migrante, venue d’Italie du Sud en France. Avant d’étudier la culture des autres, il fallait que j’interroge ma propre culture. Pizzica et taranta étaient un terrain d’analyse personnel à partir duquel j’ai questionné mes racines. Cela m’a aussi formée sur une thématique précise, validée auprès de professeurs en ethnopsychiatrie qui ne connaissaient pas le tarentisme. Il y a une dizaine d’années encore, cette pratique était inconnue des anthropologues italiens et français. Elle n’était pas à la mode comme aujourd’hui.
Avec Jérémie Basset, réalisateur, comment avez-vous décidé d’élaborer un documentaire sur cette thématique ?
Nous étions amis. À l’époque, il venait de terminer la formation cinéma de l’école Louis Lumière à Paris, et j’entamais des études en ethnopsychiatrie à l’université Paris 8. Jérémie désirait d’une part faire un film documentaire où certains états modifiés de conscience soient étudiés comme ressource de la vie, où l’on puisse mesurer leur utilité, leur apport positif, leur apport constructeur ; et il voulait d’autre part - pour des raisons intuitives et personnelles - réaliser un film en lien avec la culture du sud de l’Italie. Je lui ai proposé des thématiques, notamment la pizzica, la taranta et les rituels sur lesquels j’avais entamé une étude. Je partais d’une base très académique et universitaire, puisque je présentais l’historien Ernesto De Martino lors de mon DU (Diplôme universitaire) aux psychiatres qui m’encadraient. À ce moment-là, ce n’était pas vraiment une recherche, mais plutôt la découverte d’un sujet. Nous ne connaissions pas encore les rétrospectives italiennes actuelles autour du mythe, du folklore et du festival La Notte della Taranta.
Jérémie connaissait un peu l’Italie du Sud et se rappelait de cette danse ; il y portait un intérêt personnel. Il est parti sur le terrain et j’ai approfondi mes recherches en sciences humaines. Me spécialisant en ethnopsychiatrie, je partageais avec lui mes connaissances anthropologiques sur les phénomènes de transes et les rituels. Il entamait de son côté une réflexion sur sa propre vie autour d’une démarche esthétique vis-à-vis des états de transe. Il a alors vécu en Italie du Sud, entre Naples et le Salento ; immergé, il a pu toucher du doigt le vécu des Italiens du Sud. Nous communiquions par mails de façon continue et nous échangions de vive voix lors de séjours à Paris. Je préparais les entretiens avec les professeurs, tandis que Jérémie prenait contact avec les acteurs locaux.
Nous avons élaboré les entretiens en diverses étapes, divers lieux, notamment via une semaine passée ensemble dans le Salento. Nous avions peu de temps, et avons opéré une sélection de personnes à interroger.
Comment avez-vous constitué le panel d’intervenants ?
Le choix s’est affiné doucement à l’image de tout le travail de ce film, pour lequel nous avons choisi de prendre le temps de comprendre, de sentir - autant que possible - ce que nous faisions. Nous sommes partis à l’aventure. Par le biais des sciences humaines, j’avais une idée du schéma à suivre. Par exemple, je souhaitais interviewer un historien pour retracer l’histoire de la pizzica. Je désirais aussi suivre les traces d’Ernesto De Martino qui, dans son enquête à la fin des années 1950, avait fait le choix de l’interdisciplinarité. Je voulais retracer son parcours en interrogeant un historien, un ethnomusicologue et un sociologue.
Nous avons également rencontré des héritiers de la pratique du tarantisme, qu’aujourd’hui on appelle « néo-tarantisme ». Sur le terrain, la réalité était très hétérogène, et il y avait de nombreux courants. Certains puristes affirmaient que la pratique actuelle est une continuation de la tradition ; d’autres soutenaient que non, que c’est un épiphénomène, une mode, un folklore alimentant l’identité locale. Ce partage se retrouvait aussi au-delà des sciences humaines. Nous avons ainsi rencontré beaucoup de musiciens : certains se disaient traditionalistes, d’autres innovateurs dans la tradition. Des interrogations nouvelles sont sorties de ces rencontres : qu’est-ce que la tradition ? qu’est-ce que l’innovation ? Il fallait se repérer au sein des différents discours.
Et puis, le grand festival, La Notte della Taranta, emblème actuel des discours des intellectuels et des politiques sur le sujet, est apparu comme incontournable. Son rayonnement a dépassé le cadre local du Salento, puisqu’il est très fréquenté : près de 100 000 personnes venant du monde entier s’y rendent chaque été. De nombreux villages participent. Les artistes locaux, censés être les protagonistes et les continuateurs de la tradition, sont mis de côté avec des rémunérations ridicules au profit de la publicité et de l’argent investi pour des d’artistes qui n’ont rien à voir avec la pizzica, mais qui donnent une certaine ampleur médiatique au festival. Les dégradations occasionnées par les touristes qui envahissent le territoire sont problématiques. Les discours politiques locaux tenus n’en tient pas vraiment compte. Cette question était nouvelle pour nous : nous ne nous étions pas interrogés sur le phénomène et la mode « néo » initialement.
Sur quels témoignages vidéos ou photographiques vous appuyez-vous ? Quel est l’état des archives existantes ?
Nous avons utilisé des extraits de La Taranta de Gianfranco Mingozzi (1963)9. Ce documentariste a été en contact avec Ernesto De Martino une année après l’enquête de La Terre du remords. Mingozzi s’est inspiré du travail de De Martino pour réaliser son film. Les images du film de Mingozzi ont été raccourcies pour un montage de vingt minutes, ce qui signifie qu’il reste des archives. Ces dernières restent difficiles d’accès. Par ailleurs, les archives photos sont importantes puisque, un photographe était présent dans l’équipe accompagnant De Martino lors de son enquête, Franco Pinna.
Qui est Ernesto De Martino, ce chercheur dont vous suivez implicitement le cheminement dans le film ?
Ernesto De Martino était un historien des religions, familier des travaux d’Antonio Gramsci. Il est parti étudier le tarentisme comme ethnologue. Il avait un parcours de militant pour les classes populaires, voulait faire évoluer la situation de l’Italie du Sud, engoncée aux marges de la modernisation de la société italienne. Il est d’abord parti étudier ce qu’il restait de la magie. Il a sorti une trilogie, avec notamment les livres Sud et magie et La Terre du remords. Un autre opus, Monde populaire et magie en Lucania, est une recherche typiquement ethnographique pour laquelle il a recueilli toutes les données sur les composants magico-religieux dans la religion d’un district situé à côté du Salento, la Lucania, avant d’en faire un essai philosophique sur la magie. C’est un bouquin extraordinaire, comme Sud et magie, où il se positionne en tant qu’intellectuel occidental. L’anthropologie de l’époque est marquée par des représentations occidentales sur des populations « exotiques ». De Martino, en tant qu’intellectuel d’Italie du Sud, a une réflexion personnelle sur sa position. Il se confronte à un monde auquel il appartient, mais dont il est aussi éloigné puisqu’il vient de la grande bourgeoisie. La Terre du remords marque sa découverte de ces rituels. Lors de son enquête de terrain au croisement des années 1950-1960, il a collaboré avec un violoncelliste qui soignait les femmes tarentulées, le maestro Luigi Stifani.
L’idée de notre documentaire était aussi de donner leurs places aux rencontres et à leurs enchaînements : nous avons rencontré, entre autres, la fille du maestro Stifani. Aujourd’hui complètement marginalisée, elle accepté de nous voir avec réticence, mais cette rencontre reste emblématique : ses paroles sont une composante essentielle du film. Elle se plaint beaucoup de la non-reconnaissance du travail de son père, de la falsification musicale au profit du tourisme. Son père était inscrit dans une parcours thérapeutique de croyances et de credo. Elle n’a pas voulu se laisser filmer, mais a accepté l’enregistrement sonore, et nous avons donné une place particulière à ses paroles. Ça nous a plu parce qu’elle représente encore le tabou, au-delà de l’effet touristique : la laisser s’exprimer revient à présenter un espace qui est de l’ordre du privé, du sacré.
Qu’est-ce qui différencie le regard d’Ernesto De Martino de celui d’autres anthropologues ?
Personne ne s’était intéressé au phénomène avant De Martino, si ce n’est un psychiatre au début du siècle. Ce dernier avait diagnostiqué la chose comme une sorte d’hystérie culturelle locale des femmes. Après ça, rien d’autre. Pour l’étudier, De Martino s’est plongé dans la littérature médicale produite depuis la Grèce antique, mais il s’est aussi appuyé sur d’autres disciplines : dans son équipe, on trouvait un psychologue, une assistante sociale, deux psychiatres, un photographe. Il voulait poser un regard interdisciplinaire sur les cas rencontrés.
Dans La Terre du remords, il affirme ne pas vouloir analyser ça sous le prisme du rapport dominé/dominant, en tant qu’occidental qui observe des populations marginales en Italie. Il a souhaité sortir de ce carcan et penser cette culture de manière relativement autonome.
Pour tous les anthropologues de l’époque, il y a une ambivalence. D’un côté, ils ont la volonté de ne pas avoir un regard méprisant, occidental, d’intellectuel cultivé, rationaliste. De l’autre, ils ne peuvent pas s’empêcher d’avoir ce rapport. Le livre de De Martino est justement excellent dans sa volonté d’aller au-delà d’un regard ethnocentriste, malgré le fait qu’il ne puisse pas avoir un regard vraiment autre en raison de son inscription historique et culturelle dans une époque donnée. L’envie de sortir de là s’est traduite par l’approche interdisciplinaire.
La réflexion de De Martino a préparé le discours et les pratiques de l’antipsychiatrie qui arrive à la fin des années 1960. L’Italie du Sud fut un terrain d’expérimentation fertile dans ce domaine. Il faut rappeler que les électrochocs étaient alors une thérapie commune pour soigner la « folie ». Mais cela nous amène un peu loin...
Y a-t-il eu une transition entre la fin des années 1960 et la résurgence du phénomène à l’orée des années 1990 ?
De Martino est mort d’un cancer foudroyant quatre ans après la sortie de son livre. Il a laissé son étude orpheline. Ensuite, l’Italie du Sud a connu une forme de refoulement culturel pendant quarante ans. Le livre est tombé dans l’oubli, il n’a pas trouvé d’écho. Cela renvoie au fantasme d’une Italie du Sud aux marges de la civilisation : il y a encore quelques années, des femmes pratiquaient des rituels qu’on ne savait même pas nommer. On ne parlait pas de rituels de transe à l’époque. C’était des choses qu’on ne savait pas décrire, relevant du tabou, surtout pour les intellectuels.
Le premier qui, après De Martino, a commencé à retracer l’histoire du tarentisme fut Georges Lapassade, psycho-sociologue français mort il y quelques années. Il étudiait les cérémonies gnawa au Maroc et travaillait sur les centres sociaux en Italie. Il a découvert cette pratique par l’étude de De Martino et l’a relancé. Il voulait mettre en lumière cette pratique de transe, non pas comme une honte, mais comme une ressource pour les intellectuels et les artistes. Un grand nombre de musiciens se sont inspirés des Gnawas, des pratiques de transe méditerranéenne : ils ont repris la tradition avec le support intellectuel de Lapassade et ont relancé cette tradition sur le plan musical.
C’est la même chose pour le tarentisme : les intellectuels se sont progressivement intéressés au phénomène, notamment dans le courant des années 1990. Aujourd’hui, une élite se dit héritière du phénomène. On est passé d’un phénomène local honteux, marginalisé et dissimulé, à une explosion de répertoires d’où sort une culture fière d’un passé très riche.
Entre les années 1960 et 1990, il n’y avait pratiquement rien, hormis un musicologue que l’on interroge dans le film : Ruggiero Inchingolo. Il étudiait à Bologne avec l’ethnomusicologue italien le plus important de l’époque. Sous son patronage, il a fait sa thèse sur le maestro Luigi Stifani, qui avait travaillé sur la retranscription des rituels musicaux. Le maestro Stifani, barbier, avait une écriture très personnelle. Dans notre documentaire, Inchingolo explique la signification de l’usage du tambourin, du violon, et des effets qu’ils ont sur les femmes pendant les rituels. Comment ces musiciens arrivaient-ils, par la transe, à guérir ces femmes de la morsure et du venin de l’araignée ? Il a fait partie des premiers musiciens à mettre en lumière le phénomène, à retracer le travail inachevé de De Martino.
Comment avez-vous démêlé sur le terrain les différentes interprétations et utilisations du néo-tarantisme ?
Nous avons eu des difficultés à démêler tous les discours. D’autant que c’est désormais un phénomène très touristique. Dans ces conditions, comment parler de rituel ? La femme que décrit De Martino est très oppressée, elle subit une forte violence psychologique, mène une vie très dure et travaille dans les champs. Pendant le rituel, cette même femme renverse un peu l’ordre social ; à ce moment-là, elle fait l’histoire. Aujourd’hui, le statut de la femme a évolué : elle ne travaille plus dans les champs, son rapport à l’homme et à l’emploi a changé, la répression sexuelle n’est plus la même. Le contexte historique est différent. Le rituel aussi, comme le discours et la forme. Dans le film, nous avons laissé une question ouverte : peut-on lire les festivals de néo-pizzica en Italie du Sud comme des rituels contemporains ? Des rondes s’organisent, la fièvre gagne les musiciens, l’ivresse les atteint tandis que femmes et hommes dansent. Ces premières polarisent le regard.
Mais est-ce qu’il y a encore un malaise ? Je ne sais pas si l’on peut répondre, tant la forme a changé. Dans une réalité agricole, très fermée sur elle-même, il n’y avait qu’une possibilité de regard ; alors qu’aujourd’hui on assiste à une fragmentation des manifestations de souffrance.
Georges Lapassade s’est intéressé à cela, mais aussi à la naissance du rap, de la techno10...
Pour lui, ce sont des rituels de transe contemporains, occidentaux, révélateurs de nos façons de vivre et de nos malaises. Lorsque nous pensons à la transe, nous pensons toujours à la transe traditionnelle, que nous voyons dans les films ethnographiques. Or nous connaissons d’autres formes d’états modifiés de conscience. Nous les nommons ainsi car, en Occident, la transe est très « pathologisante ». Nous évitons de parler de transe, terme trop exotique.
De même, quand Georges Lapassade rencontrait des Gnawas, il avait du mal à employer le mot. Eux étaient seulement intéressés par l’état de possession. Pour les populations qui pratiquent la transe, le terme ne veut rien dire. Notre difficulté dans le film est justement de demander : mais qu’est-ce que ce malaise ? Que font ces femmes qui se trainent par terre et semblent subir les pires atrocités du monde ? Quelle forme peut prendre la transe aujourd’hui ? Nous avons des façons différentes d’extérioriser les moments difficiles que nous traversons dans notre vie. Ou de ne pas les extérioriser. C’est peut-être une souffrance que de ne pas extérioriser un malaise... Nous ne pouvons pas parler de guérison ou de disparition des rituels et des malaises. Le malaise est toujours là ; il faut arriver à le situer.
Tu parlais d’inversion de l’ordre social à l’époque : qu’en est-il aujourd’hui ?
Le rituel que l’on voit dans La Taranta est le rituel thérapeutique. Aujourd’hui c’est une danse de séduction ; ça l’était peut-être à l’époque aussi, mais les formes de séductions changent avec le temps. La femme est toujours protagoniste, parce qu’il reste un entourage qui la met au centre : pour le plaisir des yeux, le plaisir des gens, parce que c’est la fête. C’est elle qui renverse l’ordre social, elle est héritière d’une forte oppression. En tant qu’Italienne du sud, je suis prise moi aussi dans cet héritage de femmes situées dans l’ombre transmise par nos mères, nos grands-mères.
Mais dans le rituel actuel, tout amène la femme vers la lumière : les habits, les mouvements, le fait de choisir l’homme à séduire. C’est un renversement différent. Il faut retracer la position de la femme... et de l’homme. Si la femme a une place, l’homme en a une autre. C’est une question de genre et de place. Est-ce propre à l’Italie du Sud ? Une historienne des religions, Silvia Mancini, explique qu’on est passé aujourd’hui de rituels de possession à des récits de possession. C’est une héritière de De Martino. On ne parle plus de rituels aujourd’hui. Et de nombreuses questions se posent : Que sont devenues ces histoires de femmes autour des rituels de possession ? Où en est-on de cette transmission intergénérationnelle ? Comment peut-on lire ces rituels ? Comme lire la pizzica ? Le tarentisme ? Les gestes et les symboles sont interprétés en fonction du contexte historique. Ils sont manipulés par les gens eux-mêmes, remis sur la scène de façon différente ; mais un lien est à faire. C’est peut-être la force du mythe, du symbole. La taranta a été un symbole pendant des siècles et des siècles. En cinquante ans, elle ne peut pas avoir disparu.
Historiquement, quelle fut la position de l’Église par rapport à ces « rites païens » ?
Comme pour tous les phénomènes syncrétiques, il y a toujours un pliage, un remaniement des situations. L’Église en Italie du Sud était très métissée, avec des héritages des orthodoxes, de l’Empire ottoman, etc. De nombreux rituels païens ne rentraient pas dans le schéma catholique. Quand la religion est arrivée, il y avait des centaines de croyances et de pratiques avec lesquelles il fallait composer parce qu’elles étaient trop prégnantes pour être modifiées ou éradiquées. Qu’a fait l’Église ? Elle a essayé de greffer l’élément catholique. Fin 1700, un sanctuaire pour Saint-Paul est réalisé par les Jésuites du royaume de Naples. Ceux-ci allaient dans le Salento pour coucher sur papier la musique, la mettre sous forme de partition11.
Aux rites liés au tarantisme fut attribuée la figure de Saint-Paul. Un moyen de plier le rituel à une fonction catholique. La musique restait quand même interdite, voire réprimée. Une femme qui se traîne par terre en transe, voilà qui n’était pas tolérable dans les rituels chrétiens.
À la période moderne, les Jésuites appelaient les Pouilles les Indes de l’Europe tant les pratiques cultuelles étaient sauvages et non cadrables. Ce regard extérieur était très fort... pour ne pas employer le terme de « colonisation ».
Des analogies avec d’autres pays sont-elles possibles ?
Oui, avec des cas se présentant en Afrique et au Brésil, mais il faut rester prudent. Les syncrétismes religieux où des éléments catholiques se mélangent avec des rituels païens héritiers de la Grèce antique, comme les Baccantes ou les Ménades, sont propres à l’Italie du Sud, et on trouve des références à ces rites passés dans les thèses de Platon.
Si on regarde ailleurs, on note des renouveaux, avec une massification du folklore, des politiques locales qui investissent de l’argent : c’est le cas en Haïti avec le vaudou, au Maroc avec les Gnawas, ou à Bahia, au Brésil. La différence, en Italie du Sud, c’est qu’on a euthanasié un certain type de pratique – la psychiatrique – pour privilégier la plus commerciale. Dans d’autres pays, les pratiques touristiques se partagent avec les anciennes : l’une n’enlève pas l’autre. Il n’y a pas de remords. À cet égard, le choix du titre de l’ouvrage de De Martino - La Terre du remords - était parfait. Malheureusement, celui-ci, comme emblème, appartient aussi aux produits locaux.
Confrontés aux réactions lors des projections de film, nous nous sommes aperçus qu’il y a toujours un remords à parler du phénomène passé, un regret. La souffrance des femmes tarentulées est occultée. Cette ambivalence de fond nous habite. Il était – et il est – difficile de parler de ça en Occident. Dans le film, nous avons laissé une porte ouverte au spectateur pour qu’il aille chercher lui-même des pistes de réflexion. Il faut chercher au fond de nous cette réponse qui n’appartient à personne.
Chronologie de production du film, par Jérémie Basset, réalisateur
Automne 2003 :
Nous commençons à parler du film avec Irene. Elle m’introduit dans le monde du tarentisme et de l’anthropologie, et à partir de là je débute l’écriture du film et d’un dossier pour trouver des financements.
Juin 2004 :
Tournage de l’entretien avec Georges Lapassade alors que l’idée du film est encore en cours de maturation. Mais Georges Lapassade, octogénaire, connait de sérieuses difficultés de santé. Nous allons deux ou trois fois parler avec lui, puis nous avons tourné pendant deux heures dans sa cuisine.
Eté 2005 :
Tournage de toutes les séquences sauf le Super 8 à Naples : dix jours de tournage avec deux techniciens (image/son), car je devais mener les entretiens, et deux « assistants réalisateurs », parce qu’on devait faire beaucoup de choses en peu de temps.
Automne 2005 à printemps 2009 :
Montage avec trois monteurs successifs, dont moi, pour une durée approximative totale de six mois.
Printemps 2007 :
Tournage Super 8 à Naples.
Printemps 2009 :
Mixage et étalonnage.
Automne 2010 :
Création de l’association les Films du lierre, ayant pour objectif d’éditer le DVD de Latrodectus (suite à la demande d’un distributeur), d’encadrer et de soutenir de futurs projets, et d’améliorer la visibilité de mon travail de réalisateur par le biais d’un site internet.
Décembre 2010 :
Edition du DVD du film
Été 2011 (à venir) :
Mise en ligne du site internet des Films du lierre.
Distribution :
Rambalh Films (pour les zones francophones) et www.cinemautonomo.org (pour l’Italie).
1 via son film Tarantula (1963), consultable en streaming sur Internet.
2 En théorie, les paysannes « malades » étaient mordues dans les champs par des tarentules.
3 Trilogie démartinienne : Le Monde magique (1948), Italie du Sud et Magie (1959) et La Terre du remords (1961).
4 Concept ethnologique. Cf sur le site Cairn de C. Bergé, « Lectures de De Martino en France aujourd’hui » (2001).
5 Dès le XVIe siècle, l’assimilation du Mezzogiorno à l’Inde – à un ailleurs – était une métaphore courante.
6 Travail précurseur sur les rave parties et le rap.
7 Aux Films du Lierre (2011).
8 « Production par le bas ».
9 http://video.google.com/videoplay?d...
10 Georges Lapassade a travaillé à la fois sur les formes « traditionnelles » de transes (vaudou, gnawa, pizzica, etc.) et sur l’émergence de musiques contemporaines (rap, techno), qu’il identifiait comme des formes contemporaines de transe.
11 Ce qui a donné la tarentelle, danse napolitaine initialement de salon, aujourd’hui populaire.