ARTICLE11
 
 

samedi 21 mars 2009

Littérature

posté à 08h52, par Benjamin
1 commentaire

Nouvelles du front de la barbarie : « Les Saigneurs de la Guerre », Jean Bacon.
JPEG - 30.4 ko

Les « Saigneurs de la guerre » de Jean Bacon, livre-référence sur le sujet de l’étripage généralisé, ne se contente pas de faire un tour d’horizon complet de l’idée de guerre et des joyeusetés qui l’accompagnent. Il s’en acquitte magistralement, mettant à nu les mécanismes de contrôle et de domination qui la sous-tendent. Pour ne pas oublier qu’on reste de la chair à canons en puissance.

JPEG - 87.2 ko
1

La guerre est finalement, pour l’élimination des surplus démographiques, la seule solution acceptable, tant par la souplesse de son utilisation et sa haute productivité que par l’adhésion unanime qu’elle suscite, surtout chez les individus dotés d’une grande rigueur morale. Ainsi les mêmes gens qui frissonnent d’horreur devant les massacres des nouveau-nés, le travail des jeunes enfants et le mauvais traitement qu’on leur inflige admettent comme parfaitement naturel que, lorsqu’ils ont atteint l’âge de vingt ans, ces mêmes adolescents soient rassemblés dans un lieu approprié et tués en série. Ceci est d’autant plus remarquable que, du point de vue de la rentabilité, il est bien meilleur marché d’occire un mouflet qui n’a couté que neuf mois de gestation qu’un jeune homme qu’il a fallu, pendant 240 mois, nourrir, habiller, instruire et entourer de soins vigilants pour en faire un mort présentable. Mais c’est ainsi. La guerre jouit toujours d’un singulier prestige.” (Jean Bacon)

On s’attend à lire la prose d’un vieux hippie crasseux reconverti dans la littérature, et - excellente surprise - on tombe sur un livre solide, démontant les stratégies qui servent à nous faire gober le principe même de la guerre. Manœuvres devenant d’autant plus grotesques une fois analysées, détaillées, dépouillées de leurs oripeaux rhétoriques. Et le tout relativement bien écrit, servi par une érudition à toute épreuve et un ton très ironique - voire absolument cynique - qui à lui seul décrédibiliserait n’importe quelle logorrhée de marchand de canon.

GIF - 98.1 ko

De quoi le son des canons est-il le nom ?

Commençons par une magnifique particularité humaine : AUCUN autre animal n’est aussi cruel que nous autres humanoïdes. Dans la nature, les conflits collectifs se déroulent normalement entre espèces différentes2. Nous, nous réalisons ce qui démontre bien des sommets d’intelligence et le summum de l’évolution naturelle : nous nous autodétruisons gaiement, sur des échelles jamais atteintes par la nature. Notre deuxième innovation dans ce domaine consiste à mépriser les mécanismes inhibiteurs qui servent à réguler la violence entre deux combattants (au sein d’une même espèce) : les positions de soumissions ou d’apaisement. Le fait de rendre accessible les parties vulnérables du corps, ou de faire disparaitre tout ce qui peut apparaitre comme une provocation. Lâche royaume animal que nous nous efforçons – avec succès – de ne surtout pas imiter. Pas de pitié pour les vaincus, ni de pardon pour les faibles. Leur défaite ne suffit pas, il faut aussi que le sang coule. Et comme cela on va jusqu’au meurtre, à la tuerie, au génocide.

Maintenant qu’on a évacué ces bêtes préoccupations animales, revenons à la raison majeure pour laquelle on s’entredéchire le sourire aux lèvres en chantant la Marseillaise à tue-tête : le principe de la souveraineté nationale. Cette saloperie au nom de laquelle se lavent et se formatent les cerveaux, se dessinent artificiellement des frontières abstraites, immatérielles, se lèvent les pires abominations politiques et… se font les guerres.
Il faut toujours défendre son sol, sa patrie, sa maison. « Défendre », même lorsqu’on est l’agresseur : on entame toujours une guerre par la faute de “l’autre”, nos dirigeants ne pouvant assumer la paternité d’un massacre. Pour cette raison, ils décidèrent un jour de transformer le ministère de la guerre en ministère de la “défense”. C’est pourquoi la guerre est TOUJOURS “juste” des deux côtés, puisque les critères permettant d’en décider sont fixés par celui qui la fait, et parce qu’il en va nécessairement de sa survie. Même – évidemment – lorsqu’un fort attaque un faible. Ainsi Cecil Rhodes, l’administrateur anglais fondateur de la Rhodésie, se serait un jour écrié, plein d’un bon sens à toute épreuve : “Cette guerre est juste, car elle est utile à la nation et augmente la puissance de mon pays.” Avec des arguments pareils…

Pour le plus grand bonheur des saigneurs, il est parfois d’autres justifications de la guerre, celles-ci incontestables, puisque divines. Jusqu’ici, on pensait naïvement qu’un jeune chevelu crasseux – sûrement le premier hippie de l’histoire de l’humanité - avait essayé de faire passer un bête message du genre “aimez-vous les uns les autres” qui, couplé avec les “tu ne tueras point” assénés par la grosse voix de son papa, semblaient clairement signifier quelque chose proche de “faites l’amour, pas la guerre”.
Heureusement certains ont relu la bible et les autres livres sacrés, y trouvant le sens véritable de telles phrases qui, en fait, diraient l’urgence de répandre la bonne parole à coups de croisades sanglantes. Jusqu’à Luther, qui rappelle que “Ce n’est pas l’homme, mais Dieu, qui pend, décapite, brise les os, égorge et fait la guerre.” Ouf, pendant une seconde on a cru qu’on allait devoir être responsables de nos propres conneries…

JPEG - 129.7 ko
3

Modalités de l’étripage généralisé

Maintenant qu’on est rassurés concernant nos raisons de faire la guerre, on peut jeter un coup d’œil à ses modalités, en partie définies par la doctrine du grand état-major allemand pendant la guerre de 14-18 : “Tout acte, si barbare soit-il, peut être justifié par des nécessités militaires.” Ce qui permet à l’auteur “d’étudier successivement l’utilité du pillage, des destructions, des sévices individuels (viol et torture), de l’exécution des prisonniers, des blessés et des otages, et enfin des massacres de civils.
Et de s’acquitter de sa tache avec ferveur. Ainsi, “le pillage libre joue un rôle de premier plan dans l’équilibre psychologique du soldat, et donc dans le moral de l’armée. Au sortir de jours et de nuits d’angoisse, de tension nerveuse et d’épuisement, il y trouve une occasion de défoulement qui, mieux que le sport ou le yoga, lui rend la paix de l’âme. Car il serait inexact de voir là l’assouvissement de pulsions destructrices ou d’instincts douteux. C’est au contraire une activité parfaitement normale et saine, qui existe à l’état latent chez tous les individus.” Ce qui n’est peut-être pas si faux, finalement : qui n’a jamais été pris, face à un McDo, une permanence UMP ou un commissariat, d’une furieuse envie de caillassage compulsif ?
Quant à la torture, “Ce qui domine, à nos yeux, dans la torture, c’est plutôt son côté ludique, qui en fait une activité de jeu par excellence, une distraction sans tricherie, puisque le gagnant est désigné d’avance.
Bacon donne ainsi quelques exemples de tortures “désopilantes” : En Turquie, des prisonniers invités à se gaver de pastèques, les propriétés diurétiques dudit fruit se rappelant malheureusement à eux un peu tard, alors que les geôliers leur avaient fortement garrotté les parties afin de les empêcher d’uriner.
Ou encore un divertissement de Soliman le Magnifique, qui consistait à creuser des cavités dans le corps d’un homme vivant, les remplir d’huile, y insérer des mèches, et mettre le feu à chacune. Ça avait, parait-il, le don de remplir le souverain de bonheur.

JPEG - 83.4 ko

De l’utilité collective du bain de sang

Mais il existe d’autres utilités, non négligeables, à la guerre. Elle exerce un rôle absolument essentiel en matière politique, économique et sociale. Ainsi, “La guerre ne se contente pas de donner de l’ouvrage à la troupe. Elle permet à l’armée d’embaucher un grand nombre de gens qui, sans elle, rempliraient les prisons ou iraient grossir les files d’attente des chômeurs. Elle récupère en effet toutes sortes d’individus sans métier défini, marginaux, inadaptés, hommes privés de ressources économiques ou culturelles, éléments potentiellement subversifs ou franchement antisociaux, bref tous ceux qui, en temps de paix, ne trouveraient aucun rôle acceptable dans la société – mais qui sont assez bons pour faire des soldats.” Et d’ailleurs “La fascination qu’exerce l’armée n’a rien de surprenant, si l’on réfléchit que la guerre est, en fait, la base même de toutes nos structures sociales, sans exception.
Sur le plan politique, les “décideurs” sont aux anges, puisque d’un coup de baguette (celle du magicien comme celle du chef d’orchestre sont des vestiges du sceptre royal, lui-même piètre expression de la lance du guerrier...) les difficultés sont aplanies : une “Union Sacrée” voit le jour, laissant de côté les rares ennemis de la nation, anti-patriotes, lâches internationalistes appelant à de ridicules fraternisations. La guerre balaie tout sur son passage, y compris les idéaux soi-disant humanistes, pour que rien ne s’oppose à la tuerie de masse.
Il devient alors amoral de faire entendre la moindre voix discordante, la défense de la souveraineté nationale se transformant en nationalisme, puis en xénophobie, et enfin - parfois - en racisme pur et simple. Spectaculaire renversement de valeurs opéré par l’exhortation à aller trucider son prochain. Mais pas pour rien : au nom d’intouchables idéaux, au premier rang desquels l’amour de la patrie, cette lubie artificielle ancrée dans notre inconscient collectif à coups de lavages de cerveaux séculaires. Bacon détruit ce concept de “patrie” avec une exaspération évidente, reprenant chaque élément permettant de la définir, afin d’en faire ressortir l’absurdité. Pas de “fondement ethnique commun”, de “frontières géographiques incontestables”, “d’ensemble cohérent de coutumes”, de justification légale, langagière ou culturelle qui tienne. Une patrie, tout simplement, c’est une vue de l’esprit.

Enfin, au niveau économique, nul besoin de revenir sur les sommes ahurissantes dépensées dans le domaine militaire : en tant que deuxième budget militaire (parmi ceux qui sont connus, équivalent à 74,7 milliards de dollars) du monde et troisième puissance nucléaire, la France a un statut à défendre. Et peu importe ceux qui pensent benoitement que cet argent serait mieux dépensé dans l’éducation ou la santé : les pauvres sont bien loin des réalités quotidiennes, et ne se rendent pas compte du monde dans lequel on vit4. Pour prendre un exemple très simple, qu’il suffise de savoir qu’ “Avec l’argent dépensé entre 1914 et 1918 (15 000 milliards de francs 1949), on aurait pu, dit-on, donner une maison toute meublée, avec deux hectares de terrain, à chacune des familles des États-Unis, du Canada, d’Angleterre, d’Irlande, de France, d’Allemagne et de Russie, et doter, dans le monde entier, chaque ville de plus de 200 000 habitants, d’un hôpital, d’une université et d’une bibliothèque.” On peut compter environ trois fois plus d’argent pour la Seconde Guerre mondiale. Et on s’épargne le calcul de ce qui aurait pu être réalisé avec, c’est juste aberrant.

Ainsi, si l’on cherche d’où vient l’habitude bizarre de s’armer pour garantir la paix (bizarrement, les dirigeants ne disent jamais à la population qu’ils ont un si gros budget militaire pour envoyer leurs gosses crever au front, mais toujours “pour se défendre” et “garantir la paix”), on retombe sur l’idée du besoin de sécurité. Il faut s’armer, pour ne pas être à la merci de ceux qui sont plus armés que nous. Ces derniers améliorant à leur tour leur équipement pour la même raison, et ainsi de suite. C’est exactement la même logique que celle qui consiste à justifier le droit au port d’armes aux États-Unis par “il faut que je puisse me défendre face à un agresseur armé”. Bovin, mais pratique : 85% des homicides y sont le fait d’armes légalement enregistrées, tandis que seules 160 des 12 000 armes impliquées chaque année le seraient dans des cas d’autodéfense. Comme quoi elles servent, ces armes…
N’oublions pas le rôle salvateur du massacre organisé comme instrument de diversion : sur le plan intérieur la guerre justifie tout, les pires atteintes à la liberté d’expression comme la mise en place des instruments de contrôle les plus perfectionnés, lesquels passent comme une lettre à la poste alors qu’ils auraient provoqué la furie des foules en temps normal. Georges W. Bush l’a bien compris avec la seconde guerre en Irak, détournant l’attention des problèmes intérieurs pour la fixer sur un lointain Proche-Orient.

Bon, ça pourrait durer des heures, s’étaler sur des centaines de pages. Et de toutes façons, on ne le fera pas mieux que Jean Bacon. Rien qu’à cause du ton, il faut absolument lire ce bouquin. Étonnant, de réussir à nous faire passer un bon moment, voire parfois rire, en dénonçant les pires horreurs dont a été capable l’humanité. Dénonciation qui gagne bizarrement en acuité, justement parce qu’elle est traitée de cette manière-là.

Pour finir, juste un dernier point, sur les guerres modernes. L’auteur n’est clairement pas optimiste, prévoyant que l’humanité devrait être détruite d’ici une centaine d’années environ. D’autant plus probable lorsqu’on jette un coup d’œil aux nouvelles armes dont on dispose depuis la Seconde Guerre mondiale. Derrière la bombe nucléaire, n’oublions pas la bombe à neutrons, les armes biolo et météorologiques, le “canon à protons”, le laser à basse puissance et autres joujoux coûtant des sommes faramineuses… Ce serait quand même sacrément étonnant que tout le monde s’équipe de ce genre de saloperies pour le seul but de les entasser dans des hangars, et absolument pas avec l’idée de s’en servir un jour ou l’autre. Même si, le pire, ce ne sont même pas les armes en soi, mais bien ceux qui les ont entre les mains.
Ainsi “Il y a quelques années, en Amérique, l’administration de certains hôpitaux psychiatriques prit l’initiative de donner aux patients un rôle dans la gestion de leur établissement. Un professeur d’université mis au courant de cette expérience, fut autorisé à en étudier les résultats. Le brave homme n’en crut pas ses yeux. On trouvait parmi ceux qui avaient brigué des postes de responsabilité et d’autorité quatre fois plus de maniaco-dépressifs ou de schizophrènes paranoïdes souffrant de délire de grandeur ou de persécution que parmi l’ensemble des malades. Le professeur n’y alla pas par quatre chemins : il en conclut que les dirigeants du monde devaient tous avoir une coloration paranoïde.
On tombe des nues.

Il ne peut y avoir place dans le cœur humain, à la fois, pour la patrie et pour l’humanité.” (lieutenant-colonel Montaigne, Etudes sur la Guerre).

JPEG - 101.7 ko


1 Ami lecteur, par ce dessin (et celui présent sur la page d’accueil), le talentueux Martin inaugure sa collaboration avec Article 11. Champagne et cotillons, bière et esturgeons, bienvenue à ce nouveau compagnon.

2 Excepté pour certaines catégories d’insectes (fourmis, abeilles, termites), qui connaissent comme l’homme le travail, l’épargne et la propriété.

3 La Paix chassant la Guerre, tableau de Giulio Cesare Procaccini.

4 En reprenant les budgets d’un certain nombre d’états, l’auteur tombe sur des dépenses de santé entre 4 et 18 fois inférieures à celles du domaine militaire. En plus, “à l’échelon planétaire, la famille moyenne paie davantage d’impôts pour favoriser la course aux armements que pour éduquer ses enfants.” Et ceci, “alors que plus de 6% du PNB des nations industrialisées va dans la fabrication des armes, 0,3% (ou moins) sera consacré à l’aide au tiers monde.


COMMENTAIRES

 


  • Salut.
    Bon ça donne envie de le lire ce bouquin de Jean Bacon, à noter qu’il y a pas de page sur wikipédia en français comme en anglais si quelqu’un a plus d’info. sur cette personne

    sinon si quelqu’un a des références (articles, livres, brochures) sur le sujet de l’antimilitarisme par rapport au nationalisme, ça m’intéresse, je laisse une email temporaire surlantimilitarisme@spamavert.com

    Merci des réponses d’avance

  • Répondre à cet article