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samedi 13 février 2010

Le Cri du Gonze

posté à 20h46, par Lémi
7 commentaires

Visions of Joanna Newsom
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Rongeante indécision : cette voix, je l’aime ou pas ? Elle m’horripile ou me ravit ? Difficile à dire. Parfois, quand Joanna Newsom chante, elle me fait penser à une gamine braillarde galopant sur mes nerfs jusqu’à implosion. Et puis, le jour d’après, elle m’évoque une lutine merveilleuse tout droit sortie du pays d’Oz pour enchanter ma journée. With or without her, mon cœur balance. Stupide organe.

Comment t’expliquer ?
Oh, c’est si dur d’y parvenir,
Et ces visions de Johanna m’ont encore gardé éveillé toute la nuit
1.
(Bob Dylan, « visions of Johanna  », 1966).

Comme Bob, je ne dors pas. Je ne dors plus. Cernes jusqu’aux chaussettes. Pourquoi ? Simple : ces visions de Joanna2 m’ont encore gardé éveillé toute la nuit. Hier, alors que tout Paris pionçait, elle chantait dans la pénombre, babillait à perdre haleine. Impossible de fermer l’œil. Au début, j’étais aux anges – un concert privé pour moi tout seul ! Mais sur la longueur, je ne rêvais plus que d’une chose : la faire taire, par la force s’il le faut. Quand - enfin - je me suis décidé à repousser les couvertures pour me ruer vers mon placard à battes et répulsifs divers, le jour se levait, elle s’était évaporée. Maligne, la lutine. Mais je sais bien qu’elle sera de nouveau là ce soir. Et je tremble.

Comment t’expliquer ? Ça n’a rien de rationnel, de clairement définissable. Cela tient à un timbre, à une posture vocale qui gratte les neurones là où ils sont le plus vulnérables, entre chien et loup mental, s’immisce déloyalement dans mon cortex jusqu’à annihiler tout le reste. Prend « Peach, plum, pear », par exemple, le morceau qu’elle chante dans la vidéo ci-dessus : a-t-on déjà vu titre plus nunuche ? « Pêche, prune, poire » : wouhou, ça balance… Et puis, cette façon qu’elle a de chanter en accentuant les syllabes comme si elle crachait des noyaux de cerises, plop. C’est cousu de fil blanc : le coup de l’innocence enchantée, du batifolage musical en terre enfantine, c’est vieux comme le monde. Yves Duteuil l’a déjà fait, tu sais, le coup de « prendre un enfant par la main », ça ne prend plus. N’est pas Alice au pays des merveille qui veut. Crécelle, va !

Mais voilà, tu as beau vitupérer, pester contre l’impudente et son babil surjoué, tu ne stoppes pas pour autant la chanson. Tu tends même servilement les esgourdes pour ne rien laisser passer. Et puis, tu la réécoutes. Une bonne dizaine de fois, au bas mot. Avant de remettre le disque au début, vaincu. The Milk-Eyed Mender (« Le cantonnier aux yeux de lait ?  ») sonne comme une sorte de rencontre foutraque entre Anne Sylvestre et un plein baril de LSD. Douze chansons du même tonneau3 d’ambroisie sonique qui squattent tes enceintes avec une régularité affolante.

Si tu cesses de te focaliser sur sa voix aussi merveilleuse qu’horripilante (et vice-versa), les motifs de délectation auditive ne manquent pas, grouillent sous l’oreille. Celle qui réfute le terme de « harpiste » et préfère se dire « harpeuse » joue de ses instruments (harpe et piano) avec une sensibilité lumineuse4 qui te fait finalement passer le goût du persiflage.
Et surtout, son dernier album en date, Ys (2006), délaisse les rives surchargées de ses précédents enregistrements pour bucoliser en terre plus épurée. Enregistrées par Steve Albini, cinq ballades à rallonge (entre 7 et 16 minutes) galopent avec génie sur des terres psyché-folk dopées à la créatine imaginative. L’écouter en boucle se révèle une excellente manière de cesser de maugréer sur ses postures vocales tout en aggravant ta dépendance. Cercle vicieux. D’autant qu’un triple album, Have one on me5, est annoncé pour le 23 février. Ci-dessous, une (limpide) chanson sortie en avant-première, preuve que tu n’es pas prêt de te dépatouiller de ta Joanna-addiction...

Au final, tu as beau tirer la gueule, vilipender l’impudente et son timbre crécelle, il te faut rendre les armes, avouer ta défaite. Pourquoi pas, après tout ? Quitte à laisser ton cerveau ouvert à tous les vents, autant que ce soit pour elle. C’est le vieux Bob, qui avait raison, comme toujours. Comment disait-il, déjà, à la fin de sa chanson ? Ah oui :

Les harmonicas font vibrer les squelettes et la pluie
Et désormais, ces visions de Johanna sont tout ce qui me reste
6.



1 How can I explain ? Oh, it’s so hard to get on And these visions of Johanna, they kept me up past the dawn.

2 À noter : la Johanna de Dylan s’écrit avec un « h » qui fait défaut à Joanna Newsom. Mais on ne va pas chipoter, non ?

3 Notamment, il y a des claques qui se perdent : « Clam, Crab, Cockle, Cowie », à savoir, « Palourde, crabe, coque, coquillage »…

4 D’ailleurs, tu ne t’étonneras pas d’apprendre qu’elle a joué avec des magiciens aussi divers que Devendra Banhart, Bjork, Smog ou Cat Power, liste non exhaustive mais plutôt révélatrice.

5

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6 The harmonicas play the skeleton keys and the rain And these visions of Johanna are now all that remain.


COMMENTAIRES

 


  • lundi 15 février 2010 à 00h55, par pièce détachée

    En punition d’avoir apprécié modérément le noïze tronçonnique de la semaine dernière, on se protégeait la tête et les (autres) organes vitaux dans l’attente de la flûte à bec et traversière. Damnède, on avait oublié le recyclage New Age de la harpe à chuchotis.

    Là, j’ai beau y revenir, euh... non (même sur mon étagère « ça m’agace mais quand même », qui est bien fournie aussi !).

    J’espérais proposer d’autres usages d’instruments au son si gentil qui dérape, d’autres voix qui chuchotent et qui lèvent brusquement comme la pâte et l’orage. Mais choisir des liens qui marchent vers You Tube, c’est une chiatiquerie de première. Au bout d’une heure, je renonce.

    Mais si Joanna Awesom n’est qu’un appeau vers Visions of Johanna, merci, grand prophète Lémi. Visions of Johanna, depuis quarante-quatre ans, c’est un viatique.

    « The harmonicas play the skeleton keys and the rain »

    (binette « ta gueule toi-même pièce d., j’écoute »)

    • lundi 15 février 2010 à 02h51, par pièce détachée

      P.S. Après bien des dérives, et un vers soigneusement choisi à la fin de mon commentaire, je vois avec surprise que tu as choisi le même. Comme quoi, on ne lit jamais assez « bien » avant de la ramener...

      Quel courage de le traduire ! Plus encore sachant que l’harmonica se joue avec ces espèces de touches (keys, les clés aussi, et les gammes, et les tons) que sont les dents + du souffle, et que l’instrument lui-même ressemble fort à une petite cage thoracique avec ses côtes squelettiques bien rangées à travers lesquelles passe le vent. C’est un squelette dans lequel souffle un autre squelette.

      Tout ça ne fait pas une traduction, et pour faire bref (hi hi), traduire ça, « I’d rather not to » comme dirait l’autre.

      La tienne est ce qui se fait de mieux, sauf pour la pluie. « Les harmonicas font vibrer les squelettes, il pleut », non. Le texte sacré dit : « and the rain ».

      « Les harmonicas font vibrer les squelettes et la pluie ». Cette pluie dont Louise tient une poignée, tandis que Johanna s’ébruine, insaisissable...

      • lundi 15 février 2010 à 07h45, par Remugle

        Ah, enfin des gens qui semblent connaitre Bob Dylan...

        Peu sont ceux qui ont su l’interpreter - les Byrds avec Mr Tambourine Man, Hendrix avec all along the Watchtower... parfois les Greatful Dead...

        Connaissez vous Chris Smither ? son Desolation Row n’est pas mal du tout....

        le lien : http://www.youtube.com/watch?v=YUag...

        Salud y pesetas

        ...« the circus is in town... »

        • lundi 15 février 2010 à 07h50, par Remugle

          et comme d’hab, pensez à virer l’espace entre « watch et le point d’interrogation »...

          http://www.youtube.com/watch?v=YUag...

          • lundi 15 février 2010 à 13h34, par lémi

            @ Pièce Détachée :

            Argh ce connard de Bucéphale vient d’effacer ma longue réponse. Je récapitule en vitesse :

            1/ Là, j’ai beau y revenir, euh... non : Nous traversons une grave crise conjugale, je ne te le cache pas. Lirais tu quelqu’un d’autre ?

            2/ Merci pour ta correction, je file modifier. (en passant, je te signale que « Skeleton Keys » désigne aussi un passe-partout dans la langue de Bobby. Ce qui rend toute idée de traduction encore plus sacrilège - ou courageuse, c’est selon...)

            3/ C’est un squelette dans lequel souffle un autre squelette : Mhh, joli.

            4 / Mais si Joanna Awesom n’est qu’un appeau vers Visions of Johanna : Oui et non. J’aime vraiment bien Joanna Newsom... par crises. Un peu comme le paludisme, ou l’amour du « noise tronçonneuse », ça ne prévient jamais quand ça déboule...

            @ Remugle

            Je me méfie toujours des reprises de Dylan, because l’alchimie n’est pas souvent au rendez-vous. Mais là, étonnant de voir comment ce Chris Smither que je ne connaissais pas et qui ne dégage pas vraiment une aura rock&roll se glisse limpidement dans les pas de Dylan. Merci pour le lien.

            Salud y cerveza

            • lundi 15 février 2010 à 14h51, par Remugle

              @ Lemi :
              bien content que tu aies apprécié le (très) grand Chris Smither...

              comme tu sembles etre un mélomane averti, que dirais-tu d’une invitation sur un ou deux trackers (privés) de très bonnes musiques en format lossless... la discothèque mondiale en qquesorte....

              Si ça te branche, let me know, je te contacterai par mail...

              Salud



  • mardi 16 février 2010 à 14h47, par pièce détachée

    @ Remugle :

    pas mal, Chris Smither, mais il mélange un peu les paroles : rédhibitoire ! (qu’il lui manque la voix, les intonations, les syncopes du Maître, et l’harmonica qui siffle à nous glacer les os entre les deux derniers couplets, ce n’est pas de sa faute, le pauvre...).

    Merci pour le truc « espace » pour les liens vers You Tube.

    @ Lémi :

    « Lirais-tu quelqu’un d’autre ? » Euh... Serait-ce la (saine) lecture de Juliette qui m’épointe les oreilles ?

    « Skeleton keys » —> « passe-partout », je ne savais pas. L’expression est magnifique, et plus encore dans le vers de Dylan. Merci pour ce joyau dans le joyau !

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