ARTICLE11
 
 

lundi 7 juillet 2014

Chroniques portuaires

posté à 22h28, par Julia Zortea
3 commentaires

Escales

Pour les équipages des navires marchands, le temps de la mer, interminable, s’oppose à celui de l’escale, abrutissant de rapidité. Que faire et où aller, alors que l’on dispose de quelques heures dans des ports coupés des villes ? Où apparaître et disparaître ? Les foyers de marins, points fixes au milieu de trajectoires désarticulées, répondent en partie à ces questions.

Cette chronique a été publiée dans le numéro 15 de la version papier d’Article11.

*

Une fois arrivée à quai, la jeune Elona se rend au foyer de marins du port de La Pallice, à La Rochelle, où elle fait, à ses dépens, une entrée remarquée. Bien que le centre ait pour habitude d’accueillir des gens de mer, l’arrivée d’Elona ébranle – puis émeut – la maisonnée : comme le rapporte un permanent de l’association, « elles sont si rares à s’arrêter à Marin’escale ».

Ce jour de juin 2010, Elona est donc accidentelle dans ce Seamen’s club et, précisément à cause de cela, il faut la saisir sur le vif, en prélever un morceau, faire corps autour de cette exception et en vérifier la teneur. Le personnel du club le confesse volontiers : « Il nous semblait intéressant de connaître un peu cette jeune élève officier. » Lui demander de raconter sa vie – mais juste un peu. De bonne ou de mauvaise grâce, sous le poids des questions, la jeune femme s’exécute.

Aussi, parmi les témoignages de visiteurs du Seamen’s club de La Pallice1, on tombe sur une Elona rêveuse, serviable, fiancée et de pauvre condition. Figée entre les lignes d’un court récit, elle est dite en regard du typhon qui ravagea son île natale, et de son léger mètre cinquante. Elle est une « petite jeune ».

Ce même jour de juin, la matelote Elona reprend la mer, sur son pétrolier battant pavillon Gibraltar, en direction de Lorient ou éventuellement de Biarritz, si l’on s’en tient aux mouvements actuels de ce navire, bornés aux limites du golf de Gascogne, géolocalisés à partir de son système d’identification automatique et retransmis en temps réel sur Marinetraffic.com.

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Selon l’intensité de la lumière, la coque du cargo d’Elona tire sur le corail ou vire au coquelicot. Qu’il soit pastel ou d’aspect huileux, ce navire reste élégant, toujours, car il est rouge. Mais il aurait tout aussi bien pu naître bleu acier, ou vert foncé, et ne pas s’en porter plus mal. Au moins ces couleurs classiques ne risquent-elles pas de causer malheur à l’équipage, comme le suppose le personnage de roman et marin Maqroll à l’égard de la teinte « queue de perroquet » de son Hansa Stern, navire délabré repeint dans un jaune « impossible » sur ordre de Susanne Geltern née Silverbach, l’épouse du capitaine Winfried, dit Wito. Dans le second livre des Tribulations de Maqroll2, de l’écrivain colombien Álvaro Mutis, le capitaine, ruiné, met fin à ses jours et laisse le marin – non moins ruiné mais aussi, nous pouvons l’imaginer, définitivement phobique du jaune – en rade à Panama.

Je doute fort qu’il exista, dans les années 1920, des foyers de marins en Amérique centrale. En Grande-Bretagne, les premiers « hôtels » pour seafarers apparaissent en 1922 sous l’égide de l’Apostolat de la mer , lequel continue de fédérer les quelque 1 302 centres Stella Maris répartis aujourd’hui dans 89 pays. Plusieurs centaines de foyers de marins protestants et laïques, créés tout au long du XXe siècle, s’ajoutent à ce chiffre, dont une Maison du marin dans le port de Balboa à Panama. En mars 2007, un entrefilet du journal panaméen La Prensa est consacré à l’ouverture de ce foyer, premier du pays, et en partie financé par l’International Transport Workers’ Federation3.

Dans le Panama de Mutis, celui de l’entre-deux-guerres, lieu humide du transit rapide, l’insoluble misère des échoués condamne l’entraide. Bientôt livré au ciel tropical, Maqroll trompe l’angoisse en retraçant jusqu’à l’épuisement les « périodes de pénurie et d’échec »4 jadis endurées. Profitant d’une accalmie, il écarte ses souvenirs à l’aide d’une promenade, achevée sous le porche d’un hôtel, car le déluge reprend de plus belle. Dans cet hôtel se trouve Ilona. Malchanceuse comme lui, mais moins mélancolique5.

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Ilona surgit toujours quand vient la pluie. La première fois que Maqroll la rencontre, c’est dans une crêperie d’Ostende un jour d’averse – une vilaine bruine. À défaut de partager leur voyelle inaugurale, Ilona et Elona se confondent dans cette « faculté d’apparaître et de disparaître de nos vies »6. À la Pallice, Elona ne s’était pas attardée plus de quelques heures au Seamen’s club, le temps d’acheter une carte de téléphone, du shampoing ou de faire une partie de billard, qui sait ?

« Les personnages étaient insaisissables, et il était donc très délicat de les suivre et de travailler sur eux dans la durée.  »7 Le cinéaste Marc Picavez s’est précisément appuyé sur cette contrainte pour composer le dispositif narratif de son exposition « Seamen’s Club », montée au LiFE8, le centre de création contemporaine de Saint-Nazaire. L’auteur a parcouru le monde, visité des dizaines de foyers et rencontré des centaines de marins – Ilona ? Elona ? –, mais jamais il n’a cherché, dans ce travail, à raconter des personnages, des trajectoires ou des lieux singuliers.

Il montre cinq expériences, communes à ces travailleurs qui charrient 80 % du trafic mondial de marchandises. La difficile articulation entre l’absence, la solitude et la communication – via internet – avec les proches. L’escale qui laisse le temps de rejoindre un Seamen’s club, lieu où « l’on est humain », où l’on retrouve un prénom, et où «  l’on n’est plus une partie du bateau ». L’escale « froide », où les marins anonymes, souvent très jeunes, errent en bordure des villes pendant quelques heures, entre des docks gigantesques et ultra-sécurisés. Le temps de la traversée, interminable, monotone, collective. L’ambivalence de ces marins, enfin, entre l’appel du large - « I see the world for free  »9 - et la désillusion - « I sacrifice myself for my family »10.

Dans l’exposition, comme dans la vie d’un marin, le Seamen’s club est central, mais il ne peut se comprendre sans connaître de quoi reviennent les marins, ni vers quoi ils repartent. Avec la mécanisation des docks puis la conteneurisation de la marchandise, les escales se sont écourtées, et rares sont les foyers qui disposent à présent de couchage. Reste qu’il existe encore des lieux11, souvent précaires (mobil-homes, sous-sols d’hôtels et autres locaux), où il est possible d’ « apparaître et de disparaître », de trouver refuge en cas d’abandon du navire par son armateur, ou de réparer le quotidien.

Dans une série de chroniques12, l’écrivain Jean Rolin narre l’épaisseur de ces lieux d’échange où l’on téléphone, drague, boit et prie. Le 24 décembre 1999, la fête se prépare au foyer de Dunkerque : l’équipage du Tango D – et sa dizaine de nationalités – dansera le rock avec les dames, bien mises, de l’équipe d’accueil. « Puis un Philippin, dont c’était l’anniversaire – et l’un de ceux qui avait tenté en vain de terminer [la veille] la soirée au Papagayo–, s’empare du micro et chante à plusieurs reprises, avec talent et conviction, avant de sombrer dans une épaisse mélancolie. Assis sur la table avec des marins du Tango D, ou plutôt vautré sur celle-ci, devant un vieil Égyptien de Damiette au poil gris et au sourire clairsemé, il explose qu’il a “fait quatre ans d’étude” à Manille, “pour devenir un foutu journaliste”, et qu’au bout du compte il n’est, peut-être pour toujours, qu’ “un foutu marin”. »

*

La présentation de l’exposition Sea men’s club, montée au LiFe (Saint-Nazaire) est consultable ici.

Pour retrouver le navire d’Elona, sur la carte en temps réel des navires, c’est par .



1 Disponibles sur le site de l’association.

2 Composée des ouvrages suivants, traduits en français et parus chez Grasset entre 1989 et 1995 : La neige de l’amiral ; Ilona vient avec la pluie ; La dernière escale du « Tramp Steamer »  ; Écoute-moi, Amirbar ; Abdul Bashur, rêveur de navires ; Le rendez-vous de Bergen.

3 Fédération internationale des syndicats des travailleurs routiers, de la marine et de l’aviation.

4 Mutis, ibid.

5 Sa détermination conduira les deux complices à ouvrir un bordel de luxe pour échapper à leur condition portuaire.

6 Idem.

7 In entretien de Marc Picavez, réalisé par Cédric Mal et disponible sur le site du LiFE.

8 En 2013. Une tournée en France aura peut-être lieu ultérieurement

9 « Je vois le monde gratuitement. »

10 « Je me suis sacrifié pour ma famille. »

11 La France compte 19 foyers de marins, gérés par des structures associatives.

12 Intitulées « Aux amis des marins », ces chroniques ont d’abord été publiées dans Le Monde en janvier 2000, avant d’être réunies dans Vu sur la mer. L’ouvrage contient ainsi quinze articles de Rolin sur le milieu maritime, aux éditions La Petite Vermillon, 2012.


COMMENTAIRES

 


  • jeudi 14 août 2014 à 21h10, par Juje

    Vive l’été et les escales d’Article 11.
    Longue vie à l’équipage.



  • dimanche 21 septembre 2014 à 17h27, par nathalie

    Sympa cette escales bravo

    A+
    Nathalie

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  • dimanche 1er mars 2015 à 11h34, par Andrea

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