ARTICLE11
 
 

lundi 3 mars 2014

Littérature

posté à 11h37, par Lémi
4 commentaires

« Faut juste bien allumer la mèche »

Edward Abbey aimait le désert et l’Ouest américain plus que tout. Pionnier de l’écologie radicale, il a passé sa vie à combattre les saccageurs de nature. À l’image des quatre protagonistes de son mythique roman « Le Gang de la clef à molette » (que Gallmeister vient de rééditer), adeptes de la méthode forte. Boum.

Cette chronique a été publiée dans le numéro 14 de la version papier d’Article11

*

« On ne peut jamais se tromper quand on coupe des clôtures. » Edward Abbey, Le Gang de la clef à molette, 1975

Seldom Seen Smith est agenouillé sur la chaussée, faussement pieux. Face à lui, les « 792 000 tonnes de béton armé » du barrage de Glenn Canyon qui bride la fureur du fleuve Colorado. Seldom le mormon ne porte pas vraiment ce type de constructions dans son cœur. Au vrai, il les exècre. Voudrait les voir disparaître dans un grand fracas de béton blessé. Et il ne craint pas de confier ce désir de destruction au Très-Haut. Oh que non. Sa prière s’élève dans l’air humide :

« Mon Dieu, ma chère vieille branche, toi et moi savons comment c’était ici avant que ces fumiers de Washington arrivent et saccagent tout. Tu te souviens de ce fleuve, comme il coulait ample et doré au mois de juin, quand les neiges des Rocheuses venaient à fondre ? Tu te souviens des cerfs sur les bancs de sable et des grands hérons dans les saules et des silures si gros, si succulents ?[…] Mon Dieu, c’est vraiment à vomir. […] Oh, hé, tu m’écoutes ? Y a un truc que tu peux faire pour moi, Dieu. Qu’est-ce que tu dirais d’un bon vieux tout petit tremblement de terre du genre chi-rur-gi-cal juste au pied de ce barrage ? Tope-là ? C’est quand tu veux. Tout de suite, par exemple, ça m’irait impec. »

Sa sublime prière terminée, Seldom Smith attend quelques instants, sarcastique. Cette « chère vieille branche » divine va-t-elle exaucer son vœu ? Non ? Pas de séisme ? Ok, bien noté. Seldom reprend sa route. Il reviendra, en bonne compagnie – ce foutu barrage ne perd rien pour attendre.

« Au boulot ! »

« Nous luttons contre une machine folle, Seldom, une machine qui mutile les montagnes et dévore les humains. Quelqu’un doit essayer de la stopper. » (Hayduke)

Seldom est l’un des quatre protagonistes du Gang de la clef à molette, mythique roman d’Edward Abbey (1927-1989) publié en 1975 aux États-Unis mais resté longtemps ignoré en France1. Le récit d’une épopée saboteuse entre Utah, Arizona et Nouveau-Mexique, menée par une bande de frappadingues réjouissants. Leurs cibles ? Les outils et réalisations des profanateurs du désert : bulldozers, ponts, voies de chemin de fer, rouleaux compresseurs, etc. Outre Smith, mormon dévergondé et libertarien, la bande comprend trois personnalités de choix :
* George Washington Hayduke, 25 ans. Barbe de yéti, descente de Polonais. « Bâti comme un catcheur » et revenu complètement siphonné de l’enfer du Vietnam.
* AK Sarvis, dit « Doc », la quarantaine. L’aîné et le financier du groupe. Médecin excentrique, dont le principal hobby est de brûler les panneaux publicitaires défigurant ses paysages chéris.
* Bonnie Abbzug, 28 ans. Assistante et maîtresse du Doc, carburant aux émotions fortes et aux enzymes babos. Sans doute la plus sage du lot.

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Les quatre protagonistes, par Robert Crumb

Quand ces quatre-là se rencontrent à l’occasion d’une descente mouvementée des rapides du Colorado, ils comprennent vite qu’ils partagent un même rejet du monde dit « civilisé », une même haine de ce « monstre aux multi-tentacules, à la vision totale, au bec courbe, ayant pour cerveau une banque de données, pour sang un flux de monnaie, pour cœur une pile atomique et pour langage le monologue technotronique de nombres imprimés sur une bande magnétique ». Leur « parenté » établie, ils décident d’allier leurs forces pour secouer le cocotier industrialiste, en purs pirates.

Les cibles ne manquent pas. Après s’être fait la main sur quelques chantiers, commettant leurs premiers « meurtres de machines », ils accélèrent le rythme. La police est à leurs trousses ? Qu’importe ! Il y a tant à faire ! « Au boulot !, résume Hayduke. On a trois ponts, une voie ferrée, une mine à ciel ouvert, une centrale thermique, deux barrages, un réacteur nucléaire, un central informatique, six programmes routiers et une aire panoramique [...] à traiter cette semaine. Hop, hop, hop. »

« Tordu, mais tordu dans le bon sens »

« Doc – ’’Certaines personnes pensent qu’attaquer le système ne sert qu’à le renforcer.’’
Hayduke – ’’Ouais... Et si tu l’attaques pas il arase les montagnes pour exploiter le minerai, il barre tous les cours d’eau, il bétonne le désert, et il te fout en taule de toute manière.’’ 
 »

Edward Abbey est mort en 1989. C’était, paraît-il, un très chic type. Un amoureux transi du désert, qu’il découvrit adolescent en levant le pouce : « je suis devenu un homme de l’Ouest à l’âge de 17 ans, pendant l’été 1944, en faisant de l’auto-stop à travers les États-Unis. J’ai eu le coup de foudre »2. Un premier amour vite confirmé. Dans les années 1950, Abbey a ainsi occupé un poste de ranger au Parc national des Arches, pas loin du Grand Canyon, en pleine rocaille. Il en a tiré un livre intitulé Désert solitaire3, ode à ces paysages désolés de grès rouge autant que pamphlet vigoureux en faveur de l’écologie radicale.

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Illustration de Robert Crumb

C’est sans doute cette alliance entre rejet du monde moderne et éblouissement face à la nature qui caractérise le mieux l’approche d’Abbey, le « Thoreau de l’Ouest ». À ses yeux, la subversion est fille des montagnes, des rivières et des forêts. Publié en 1975 aux États-Unis, Le Gang de la clef à la molette est la version romancée de cette conviction. Car la révolte des quatre-pieds-nickelés se fonde avant tout sur une joyeuse dévotion au vivant. Ils sèment la dynamite parce qu’ils ne supportent plus de voir la terre balafrée par des monstres gris. À l’image de leur créateur (infatigable militant), ils aiment beaucoup trop les vastes étendues désolées de l’Ouest américain pour rester les bras croisés devant la multiplication des chantiers inutiles, des autoroutes, des barrages, des exploitations minières. Nul rigorisme dans leur croisade, nul embrigadement moraliste ; ils font sauter ce qui agresse et défigure ce désert qu’ils aiment tant, point barre. Œil pour œil, TNT pour TNT.

Un retour aux fondamentaux (tu pollues, je t’explose) qui se double d’une constatation plutôt réjouissante : sous leur épaisseur de métal galvanisé, les monstres d’acier sont vulnérables. Un bulldozer défaille si on remplit son réservoir de sucre. Un chantier s’arrête si on saccage le travail des géomètres. Un TGV stoppe sa course si on place un sabot sur les lignes le surplombant... Bref, les quatre conjurés découvrent que la machinerie techno-industrielle compte beaucoup de faiblesses. Un constat que Lola Lafon présentait ainsi dans Une fièvre impossible à négocier : « Voir et donc savoir que ce Monde, le mien, qui m’a toujours été présenté comme une évidence intouchable, est fait de symboles et de Lois froids comme de l’acier et l’acier ça se raye ça se fracasse. »4 Comme Gaston Lagaffe martyrisant les parcmètres5, mais à une toute autre échelle, les personnages du Gang de la clé à molette se réapproprient une certaine liberté de choix face au hideux imposé. Ça se raye ça se fracasse... ça s’explose.

Hayduke, Doc, Bonnie et Smith sont fondamentalement des freaks, des outlaws, d’autant plus touchants qu’ils ne se posent pas en modèles. Ni stratèges imparables ni militants disciplinés, ils s’essayent à la destruction avec leurs défauts, leur personnalité. Hayduke a beau descendre les packs de bières comme à la parade, il reste profondément humain – « Tordu, mais tordu dans le bon sens », résume Doc. C’est d’ailleurs lui qui, au détour d’une page, résume le mieux leur résolution balistique, entre rage écumante et logique implacable : « Qui a besoin de leurs putains de lois ? Qui a besoin de leur foutue eau polluée ? Je boirai du sang s’il le faut. »



1 Il fut une première fois publié en 2006. Les éditions Gallmeister viennent de sortir une nouvelle édition, dans une traduction de Jacques Mailhos et avec des illustrations de Crumb. Peu ou prou un bijou.

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Le même éditeur a également publié Le Retour du gang d’Edward Abbey, suite du Gang de la clef à molette.

2 Entretien accordé au journal Econews, en janvier 1981.

3 Également publié par les éditions Gallmeister, en 2010.

4 Voir également l’entretien de Lola Lafon publié dans le numéro 13 de la version papier, puis mis en ligne sur le site d’Article11 le 21 octobre 2013 : « La prudence, c’est la mort ! »

5 Dans La Saga des gaffes,(1982).

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COMMENTAIRES

 


  • mardi 4 mars 2014 à 01h35, par Rellik eht zetroc

    Un de mes romans cultes, et de loin, merci.
    « Désert Solitaire », sorte de récit écolo-autobiographique de Abbey, est également très recommandable. « Le feu sur la montagne » aussi, pour le versant pessimiste et crépusculaire du « Gang... ».
    Et puis en fait tous le répertoire des éditions Gallmeister est vraiment écœurant (au sens québécois !), difficile de se tromper avec eux.



  • mardi 4 mars 2014 à 15h12, par wuwei

    A lire absolument. En plus maintenant avec les dessins de Crumb !



  • lundi 10 mars 2014 à 22h20, par reveric

    Dans la même ligne d’une autre Amérique et de ses voix dissidentes le roman de J. Shannon « Owens - La rafle es eaux » qui raconte l’épopée historique et sociale dans les années 1920 d"un journaliste et de son fils qui découvre la lutte des fermiers de cette vallée d’Owens contre le détournement de l’eau pour alimenter les piscines des riches et des puissants de L.A.



  • vendredi 10 septembre 2021 à 13h51, par Eric Hansen

    Géologiquement, l’Ouest américain a déjà été un désert et le sera à nouveau. Nous sommes arrivés dans une période de « verdissement » à court terme dans l’Ouest américain, sous l’effet du petit âge glaciaire. Avant l’arrivée des Européens en Californie, nous avions connu de multiples cycles de sécheresse et d’humidité, qui s’étaient accompagnés d’un déclin de la population indigène.

    Le bassin de la mer de Salton a un cycle de 500 ans qui a été retracé pendant plusieurs milliers d’années dans un cycle de remplissage/désertification. Le cycle de remplissage le plus récent a été déclenché par une rupture du flux d’irrigation local.

    Je dirais qu’il s’agit probablement d’un retour aux conditions climatiques normales des périodes interglaciaires, avec une courte période aberrante de forte verdure, et que ce changement était inévitable. Nous avons construit des villes dans les pires endroits possibles pour elles, et nous avons interrompu le cycle naturel des feux de conifères qui sont nécessaires pour nettoyer la forêt des détritus, et qui provoquent la scarification des cônes spécialisés permettant la germination des diverses graines de pin[4].

    Il semble que nous soyons en train de rentrer dans le cycle de la sécheresse (à peu près au bon moment) en Californie, et nous déplaçons l’eau d’autres endroits afin de préserver la verdure et la vie que nous avons installées. De plus, nous avons ajouté de l’eucalyptus qui nécessite des quantités d’eau incroyables pour survivre, dépassant facilement les arbres locaux et monopolisant les sources d’eau qui sont normalement consacrées aux plantes locales.
    À bien des égards, il s’agit d’une tempête parfaite.

    D’ailleurs, ce n’est pas le seul cycle d’une ampleur et d’une durée similaires, le cycle de verdissement/sécheresse du Sahara est également bien connu, et sa durée et sa taille sont bien plus longues.

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