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samedi 13 septembre 2008

Littérature

posté à 07h52, par Lémi
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Harry Martinson : ces célestes clochards qui « font grève pour de bon ».
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« On disait qu’il y avait soixante-mille vagabonds dans le pays et ce chiffre faisait frissonner. Mais soixante-mille, ce n’est pas beaucoup sur une si grande surface. La tartine de morale distribuée avec le pain était en revanche si lourde que, si l’on avait pu en faire un seul bloc de pierre, elle aurait écrasé un million d’individus, à la manière d’une meule gigantesque. »

« Ma maison ayant brûlé de fond en comble, plus rien ne me cache la vue de la lune qui brille. » (Masahide)

Suède, fin du 19e siècle. Un homme perd son travail, le quitte plutôt, il ne sait pas trop. Bolle n’est plus tout jeune. A cinquante ans, il a passé l’essentiel de sa vie à fabriquer des cigares. En orfèvre, en artisan. Soudain, les machines sont arrivées, ses mains n’ont plus rivalisé. Et puis, la belle Dolly s’offrait à un autre. Alors l’air du large s’est fait entendre, impérieux. Bolle a pris la route, les routes. A rejoint ses frères de chemin, les vagabonds. Et, malgré la pauvreté, malgré le mépris, malgré la police jamais tendre avec ceux de son espèce, malgré les chemins sombre et dangereux, malgré les hivers suédois, il n’a jamais regretté.

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« La Société des vagabonds1 » est un roman oublié. Que son auteur, Harry Martinson, ait reçu le prix Nobel en 1974 n’y a rien changé. Le roman prolétaire n’a jamais eu très bonne presse, de toute manière : trop sombre, trop caricaturé, trop fier. Car c’est bien d’un éloge de la fierté dans le dénuement qu’il s’agit ici. Le vagabond tel que le décrit Martinson, qui longtemps a expérimenté cette condition, est un homme debout. Certes, il mendie parfois. Il essuie des rebuffades et des humiliations. Mais, au fond, lui seul a su se soustraire au carcan social, affronter une réalité qui ne soit pas préfabriquée. Vagabond chez les hommes mais roi sous les étoiles. Bolle, l’homme discret, l’ouvrier effacé, n’en demande pas plus. Il arpente la Suède, inlassablement, sa liberté en bandoulière, son baluchon vide. Un bonheur à la Thoreau, simple et frugal.

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Dessin de H. Martinson

Parfois, Bolle souffre. Enormément. De faim, de froid. De devoir mendier pour survivre. De supporter les sermons de ceux qui, secrètement, envient sa liberté et la lui font payer de « tartines de morale ». Heureusement, Bolle a quelques amis. Trimardeurs qui, comme lui, connaissent les chemins suédois par cœur, les fermes à éviter, les villages hostiles, les lieux accueillants - rares. Le regard des autres, il s’en accommode. Il sait qu’on les accable de tous les maux, eux les vagabonds. Les vols, les viols, les meurtres, ils en sont toujours accusés. C’est comme ça qu’on leur fait payer leur liberté :

« Les vagabonds avaient presque toujours un sentiment de culpabilité. Ils portaient de village en village, comme par défi, le poids de tout le blâme qu’ils s’étaient attiré. C’était comme s’ils avaient transporté un éléphant à travers tout le pays. »

Il y a du Jack London, dans cet écrivain là. Celui des Vagabonds des rails, qui décrit cette fraternité qui n’a pas de prix, celle des hommes qui ont « pris le dur » et leur rude camaraderie. La fraternité avec ses compagnons de route, avec quelques rares généreux, c’est la dernière chose qui rattache le vieux Bolle aux formes de vie en société.

Il y a du Orwell également, celui de Dans la dèche à Paris et à Londres, quand l’écrivain anglais pointe cliniquement la manière dont on fait payer aux hommes libres leur pauvreté et dont, par la morale et la religion, on tente de les remettre dans le droit chemin. Une charité vengeresse et des sermons religieux que Bolle doit supporter tout autant.

Il y a du Kerouac , aussi celui des Clochards célestes et de Sur la route, mais sans la pose du voyageur, sans l’attitude. Bolle est loin des pérégrinations furieuses de Kerouac et Cassidy, de leurs hurlements en chemin. Sa route est humble. Le vieux Bolle reste discret, caché. Son bonheur fugace, il ne peut le trouver que dans la solitude. Sa révolte est silencieuse.

Au final, sans appeler au meurtre, sans se laisser emporter par sa colère, Martinson livre un des récits anti-capitalistes les plus poignants qu’il nous ait été donné de lire. Chez lui, les hommes ne prennent pas la route par désir de jouissance, mais par nécessité de liberté, pour fuir l’injustice sociale et l’agitation frénétique d’une époque qui a perdu tout contact avec la nature, avec l’humain. En refusant un ordre social imposé, en fuyant les normes, il « font grève pour de bon ». Un brûlot digne et magnifique, plus que jamais nécessaire.

« Mais il ne regrettait rien. Parfois, et même presque toujours, il arborait ce sentiment de culpabilité, la tête haute, avec une sorte d’étrange joie d’Hercule de foire. »

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1 Publié par les indispensables éditions Agone dont nous reparlerons, c’est promis, et chez qui, en attendant, je t’invite à aller fouiner illico pour regarnir entièrement ta bibliothèque : ici. Et je ne peux que te conseiller, sur le même sujet du vagabondage, l’excellente revue Marginales consacrée aux Dépossédés. Figures du refus social.

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