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lundi 20 mai 2013

Politiques du son

posté à 19h45, par Juliette Volcler
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Vie et mort d’Harold Burris-Meyer (guerrier subliminal, 1902-1984) [4/4]

Quatrième et dernière partie d’une biographie subjective commencée ici et initialement publiée par la revue Geste : où l’on conclut que les choses sont drôles, compliquées, enthousiasmantes et obscures.

Le premier épisode est à lire ICI, le second ICI et le troisième ICI.

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Burris-Meyer instruisit une unité de Beach Jumpers dans les tactiques de leurre sonore (un cours qu’il appela « le Séminaire des jeunes filles ») ; se mit à l’écriture d’un récit sur le camouflage sonore dans le Pacifique qu’il intitula Cake before breakfast (le gâteau avant le petit-déjeuner) et ne finit jamais ; reçut en 1945 une Recommandation de la Marine « pour le développement de techniques et dispositifs militaires nouveaux et non-conventionnels ». L’armée était plus clairvoyante que les autres, elle récompensait conventionnellement le non-conventionnel – elle voyait bien que ce qui se fabriquait là, c’était tout bonnement la matrice des armes dites non létales, celles qu’à compter des années 1960 elle se mettrait à employer de plus en plus souvent dans les conflits dits asymétriques, celles qui devraient attendre les années 1990 pour se voir formalisées en une doctrine tout à fait officielle. Harold Burris-Meyer continua à travailler dans ce domaine pour la Marine jusqu’au début des années 1950 puis retourna à la vie civile et se fit embaucher par la CIA, où il prit part à la lutte anti-communiste1. Comment exactement ? On ne sait pas, on saura peut-être. Il servit lors de la guerre de Corée et celle du Vietnam2, où l’on ne peut que supposer que ses talents furent employés à perfectionner les techniques sonores de l’armée. Mais la fin de sa vie, enfin, que fit-il ? On glane des anecdotes : il composait merveilleusement le dry martini au moyen d’un hydromètre qu’il portait toujours sur lui, il s’était chargé de clôturer toutes les conférences de l’Usitt dès qu’elles s’éternisaient un peu.

Il poursuivit et compléta ses recherches antérieures, s’intéressa à l’enseignement et à la thérapie musicale – on pouvait sans doute voir dans sa volonté de « soulager la tension neurotique »3 au moyen de la musique « une manière de sauver son travail des dangers qu’il pensait y être inhérents »4. Car Burris-Meyer était tiraillé – ou, pour adopter la perspective de ses commanditaires, pas bien net. Un administrateur de la Rockefeller Foundation rapporta une conversation qu’il avait eu avec lui à l’occasion d’un déjeuner fortuit : « Selon Burris-Meyer, les travaux qu’il a mené pendant la guerre démontrent qu’on pourra bientôt contrôler l’émotion d’une manière suffisamment précise pour dicter le comportement de 2 à 8 % d’une population donnée. Le pourcentage est certes faible, mais sans doute suffisant pour être décisif. Il ne sert à rien d’ignorer les possibilités qu’offrent ces techniques et d’espérer que les perspectives dérangeantes de leurs potentiels effets politiques disparaîtront. La question est plutôt, comme dans le cas de la bombe atomique, de déterminer si ces techniques pourront être dominées et utilisées à des fins démocratiques avant d’être exploitées à des fins totalitaires. C’est la raison profonde pour laquelle Burris-Meyer pense ce travail fondamental et urgent pour les États-Unis. »5 James Tobias précise : « Burris-Meyer était très préoccupé par cette hypothèse. (…) Les administrateurs de la Rockefeller Foundation s’interrogèrent sur son état d’esprit, et semblèrent penser qu’il exagérait ou qu’il avait l’imagination un peu trop vive. En tout état de cause, ils refusèrent ses futures demandes de financement. »6 Il faut dire que, fin du monde mise à part, ils avaient déjà été échaudés par les allers-retours un peu trop ébouriffants à leur goût que Burris-Meyer faisait entre les recherches théâtrales, les applications commerciales et les opérations militaires7.

L’art, le business et la guerre, il fallait arrêter les jérémiades, c’était la même chose, c’était la même interminable expérimentation de l’homme sur l’homme. On pouvait avoir peur, on pouvait jubiler, mais on ne pouvait rien arrêter : le seul devoir c’était de foncer, on était devenus nos propres cobayes. En 1959, Harold Burris-Meyer observait « avec tristesse que la plus grande partie de la recherche dans le domaine [de la psychoacoustique] vise en réalité à découvrir les limites de l’adaptabilité humaine. Jusqu’à quelle intensité de bruit les gens peuvent-ils continuer à fonctionner ? (…) Nous suggérons que tout le monde pourrait bénéficier de la découverte du climat acoustique qui rendrait les gens plus efficaces et plus heureux. »8 La liberté s’était absentée du monde d’Harold Burris-Meyer, alors sa morale s’était trouvé de nouveaux piliers pour ne pas disparaître : le bien et le mal existaient toujours, il n’était ni inconscient ni anarchiste, mais il savait que leur différence ne tenait plus maintenant qu’à une question technique. L’homme n’était ni plus ni moins qu’une machine à émotions, et il ne s’agissait que de décider du type d’émotion à injecter dans la masse. Le monde n’était plus un théâtre, il était bien placé pour le savoir, c’était devenu un laboratoire. Les gens importants de la Rockefeller Foundation ou de l’Acoustical Society of America ne le trouvaient pas tout à fait sérieux – ils disaient de lui : « Il semble se situer dans cette zone-frontière indéfinie où se trouvent les scientifiques, les génies et les fêlés. »9 Harold Burris-Meyer, plus simplement, était en train de rêver et de craindre le XXIe siècle, et avec lui des milliers d’hommes gris qui n’ont pas leur nom dans l’encyclopédie.

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NdA : Merci à James Tobias (chercheur en résidence à la Rockefeller Foundation), Richard Stephens (archiviste de l’Usitt), Joel Rubin (membre fondateur de l’Usitt), John Bracewell (professeur émérite des arts du théâtre à Ithaca College) et Christoph Cox (philosophe et historien de la musique) pour les échanges qui ont nourri cette biographie subjective – laquelle, cela va de soi, n’engage que moi.



1 Thaddeus Holt, op. cit., pp. 434, 668, 797 ; « Harold Burris-Meyer », Who’s Who in the American Theatre, op. cit. ; « Robert T. Beyer Ph. D., Obituary », Providence Journal, 22 août 2008 ; email de James Tobias le 8 août 2012.

2 « Harold Burris-Meyer, 1902-1984, comments by Edward Madden », Usitt, hiver 1985.

3 James Tobias, « Composing for the Media », op. cit., p. 87.

4 Email de James Tobias le 8 août 2012.

5 James Tobias, « Composing for the Media », op. cit., pp. 86-87.

6 Email de James Tobias le 8 août 2012.

7 James Tobias, « Composing for the Media », op. cit., p. 83.

8 Harold Burris-Meyer, Vincent Mallory, « Psycho-Acoustics... », op. cit..

9 James Tobias, « Composing for the Media », op. cit., p. 87.


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