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samedi 5 janvier 2013

Textes et traductions

posté à 19h03, par Janus Lumignon
4 commentaires

Mauvais R@ve

À 45 ans, l’ami Janus Lumignon a tout du raté. Il vit toujours chez sa maman et picole comme un trou. Sa seule occupation : l’écriture. Comme son dernier bouquin en date (une romance ornithologique, achevée en 1996) ne trouve pas preneur, il a décidé de se reconvertir dans l’anticipation. « Mauvais r@ve », nouvelle censée marquer le début d’un cycle, est sa première tentative en ce sens.

«  Nous savons maintenant que les songes sont le signe d’une sérieuse maladie mentale.  » (Ievgueni Zamiatine, Nous autres, 1921)

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Josh ne r@ve plus. Ça l’a pris une nuit, sans prévenir, et puis c’est resté – comme un kyste insistant. Il ouvre les yeux et il n’y a rien, aucun souvenir de sa nuit. Incrustation niveau zéro. Pas la moindre image ou animation, pas le moindre slogan ; pas même un refrain engrangé en mémoire. Un cauchemar. Ce n’est pas seulement désagréable, c’est dangereux. Très dangereux. « Qui ne r@ve pas cache quelque chose  », dit le dicton. Il l’a assez souvent ânonné, avec conviction, pour en connaître la portée. Lui sait bien que ce n’est pas volontaire, qu’il n’y a pas « sabotage ». Mais eux ? Son histoire ne tient pas debout, jamais ils n’y croiront. Quoi ? Il se serait endormi sans intention malveillante, aurait respecté les consignes, et au matin il aurait découvert qu’il n’avait pas r@vé ? À d’autres !

D’autant que l’incident s’est reproduit à maintes reprises. S’est même installé à demeure. Cela fait plus de trois semaines que cela dure, désormais, une éternité pour un « normé » comme lui. Trois semaines que l’horrible scène se répète chaque matin, en un triste rituel : au réveil, il commence par découvrir avec horreur le vide habitant ses neurones. Pendant quelques secondes, il se palpe le front en gémissant, presque incrédule devant une telle énormité. Puis il court vers le récepteur, pour vérifier. Confirmation : son gr@phe onirique le nargue de sa blancheur immaculée. Comme si un « déserteur » passait ses huit heures réglementaires de sommeil chevillé à son corps, à son esprit. Impensable ; il n’a rien d’un terroriste.

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« À l’époque où les hommes rêvaient librement, sans contrôle, ils étaient malheureux comme des pierres. Perturbés par des chimères, tyrannisés par leur inconscient, ils flottaient dans une mortifère incertitude quotidienne. Depuis que le territoire du rêve est maîtrisé par le biais de consoles à r@ve, nul ne peut échapper au bonheur. Un bonheur simple, sans aspérités, confortable. Un bonheur sain. » (Piotr Finkielmoutte, « Éléments du nouveau bonheur expliqués au enfants », 2036)

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Le premier matin, il n’a pas illico cédé à la panique. Un câble devait être débranché, ou la nano clé-programme désactivée, voilà tout. Ce sont des choses qui arrivent. Il a tout vérifié. Puis revérifié. Rien ne clochait. Il s’est assis. A regardé Martha qui, endormie à ses côtés sur le lit et branchée sur la même console onirique, r@vait tout son soûl – paupières frémissantes, gr@phe crépitant. A re-revérifié les branchements. S’est pincé le haut du nez comme le font les gens en proie à une extrême contrariété. A re-re-revérifié, paluches tremblantes. A gémi d’effroi. A songé à la possibilité d’un r@ve qui imiterait le non-r@ve. S’est demandé qui serait assez abruti pour diffuser un produit onirique de cette teneur – la question contenait la réponse. Ensuite, il s’est rassis sur le lit, lourdement. Et puis il a pleuré, Josh, pour la première fois depuis ses treize ans. Pas de tristesse ou de désespoir, pas encore, mais simplement parce qu’il était perdu, ne comprenait pas.

Quand Martha s’est levée, il a fait comme si de rien n’était. Tous deux avaient choisi le même progr@mme onirique avant de s’endormir, par romantisme (ils n’étaient m@riés que depuis deux ans), alors il devait feindre d’avoir r@vé la même chose, la laisser parler sans s’immiscer. Elle babillait avec ardeur, évoquait la pub N@vazza et son croustillant clone de George C, l’admirable discours sécuritaire de l’@dministrateur Général Copé (petit-fils de) et les dernières avancées du conflit en Facebookie ; et lui rétorquait par des platitudes, des hochements de tête, des commentaires qui n’engageaient à rien. C’est passé comme une lettre à la poste : comment aurait-elle pu deviner que lui n’avait rien vu de tout ça ? Ce genre de choses n’arrivait que dans les films. C’est ensuite, quand le phénomène s’est répété, que les choses se sont corsées. Il n’avait jamais appris à mentir, avait toujours vécu dans la transparence absolue ; alors tenir un tel mensonge sur la longueur, c’était largement au-dessus de ses capacités.

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« Une fois le territoire du rêve colonisé, il n’y a plus de place pour le mensonge : tout est transparence, limpidité, rationalité. Les vieilles lunes tordues disparaissent, et avec elles leur cortège d’incertitudes. Débarrassé de toute animalité, l’homme peut enfin être homme, parfait comme une machine. » (Félicie Curie, « Une vie au service du r@ve », 2032)

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Le sixième matin, il a tout avoué à Martha, incapable de garder le secret plus longtemps. Confusément, il espérait de l’aide. Quelque chose, n’importe quoi. Alors il a vidé son sac. Grave erreur. Elle a commencé par ne pas le croire, puis quand il est enfin parvenu à la convaincre qu’il ne blaguait pas, que vraiment il ne r@vait plus depuis six jours, elle l’a illico mis à la porte, horrifiée par ce qu’elle appelait son « crime », avec pour consigne express de ne plus jamais croiser sa route. « Tu veux me faire exiler avec toi, c’est ça ? Tu veux qu’on paye tous les deux pour ta folie ?  », s’était-elle insurgée quand il avait naïvement plaidé sa cause. Avant de lui claquer la thermo-porte au nez, elle a promis de ne pas le dénoncer. Il l’a cru : elle aussi risquait gros.

Le soir même, il s’est installé dans l’hôtel le plus miteux qu’il a trouvé. Un genre d’hôtel de p@sse crasseux : des chambres comme des cubes de plastoc à la moquette douteuse et une déco ringarde à souhait (clowns holographiques de Bernard Buffet et gr@phes oniriques de célébrités, ce genre). Mais l’endroit restait dans les clous légaux : il fallait montrer sa carte de « normé » pour réserver une chambre et chacune d’elles était dotée de consoles oniriques obligatoires. Selon la rumeur, il existait encore quelques lieux clandestins où l’on pouvait passer la nuit sans se brancher, mais Josh avait des connaissances très limitées en matière d’illégalité. En parfait soldat du nouvel ordre socialo-numérique, il avait toujours scrupuleusement respecté le protocole citoyen. Il en connaissait d’ailleurs toutes les subtilités.

La règle était simple : chaque mois, un logiciel centralisé décryptait les « relevés de r@ve » de la population normée, pour s’assurer que vous restiez dans la norme et ne laissiez pas libre cours à l’anarchie neuronale. Cela fonctionnait ainsi depuis des décennies, depuis que la loi sur les infractions nocturnes était passée sous les vivats du p@rlement virtuel. Josh n’avait jamais eu se plaindre de cette situation, bien au contraire. «  C’est la garantie d’un monde sans heurts, où le citoyen modèle n’a pas à craindre les aspérités de son esprit, un monde libéré de la contrainte absurde de l’inconscient », aimait-il à répéter avant l’incident, citant avec une sincère admiration les propos du R@pporteur Général Copé (premier du nom), dont l’immortel disque dur était encore aujourd’hui visible en trois dimensions au P@nthéon (wwww.pantheon.org). Josh, comme tous ses amis normés, avait toujours professé une défiance absolue envers l’imagination non maîtrisée, cette maladie de l’esprit. On contrôlait bien son comportement en société, son hygiène dentaire ou son compte en banque, alors pourquoi en irait-il différemment des pensées ? C’était d’une logique imparable, admirable.

Tout cela avait mis du temps à se mettre en place, plusieurs dizaines d’années. Il y avait eu des résistances, des frictions. Certains s’insurgeaient en convoquant de vieilles lunes made in Mathusalem, ressassant cette antienne poussiéreuse selon laquelle contrôler les rêves équivalait à assassiner la poésie. D’autres affirmaient, sans rire, que le contrôle mental était liberticide, annonciateur de totalitarisme. Mais tous avaient fini par se rendre à la r@ison, tant les progrès accomplis étaient spectaculaires. Les normés avaient de belles existences stables, confortables. Quant aux non-normés, détectés dès les premiers mois de vie, ils étaient envoyés dans les ghettos de lointaine banlieue, ceinturés et isolés, où leurs penchants pour la folie pouvait trouver à s’exercer. Il arrivait qu’un normé révèle sur le tard des tendances réfractaires ou dissidentes, auquel cas il était immédiatement exilé en zone de confinement. Un ordre social parfait, où chacun suivait sa destinée : les non-normés s’entretuaient à l’écart, les normés vivaient à l’abri des tensions sociales et mentales. Harmonie bipolaire.

Pour rien au monde, Josh n’aurait modifié le cours de son existence. Il était parfaitement intégré, parfaitement viable. Il aimait son époque, les rues propres, les passants affables, les tentations inexistantes, les comportements prévisibles, la consomm@tion à foison, le quotidien aseptisé. À 13 ans, il avait avec plaisir endossé sa majorité onirique, entrant dans un monde où le rêve était désormais le reflet parfait de la société, son miroir. Bien sûr, comme tout un chacun, il gardait un souvenir ému de ses rêves enfantins, non-branchés, mais il savait que la maturité exigeait des sacrifices, qu’en contrepartie il gagnait la tranquillité d’esprit. Jamais il n’avait rechigné à se brancher sur son capteur avant de dormir. Si bien qu’il ne comprenait pas : pourquoi lui ?

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« Si je préfère être animateur pour un programme r@ve que pour un programme télé ? Bien sûr, c’est une évidence : présenter une émission de divertissement onirique permet d’être beaucoup plus proche des gens. On laisse sa marque au plus profond des êtres. Les r@veurs vous emportent avec eux pour la journée, vous squattez leur inconscient, c’est merveilleux. » (Jason Trucker, « Télé-r@ve », octobre 2032)

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Josh ne r@ve toujours pas. Cela fait vingt-cinq jours, aujourd’hui. Et le contrôle mensuel des gr@phes tombe demain. Il sait qu’il n’a aucune chance d’échapper à la justice onirique. Et que la sentence lui pend au nez : déportation dans le ghetto. Qu’il le veuille ou non, il est devenu un non-normé. Sa place est désormais auprès de ceux qui comme lui doivent être écartés. Simple prophylaxie. Il comprend.

Incapable de s’endormir dans son cube grisâtre, Josh pille le mini-bar. Il sait qu’on lui demandera des comptes pour ça aussi, que si l’alcool reste en vente libre chaque dose est comptabilisée - pas plus de 20 par mois -, mais il s’en cogne, au point où il en est... Il descend les fades mignonnettes une par une, comme à la parade. Une cuite d’anthologie, aussi triste que brutale. Tard dans la nuit, il titube jusqu’aux toilettes pour vomir, puis gémit tout son soûl, à genoux, la tête surplombant la cuvette, une bave acide gouttant lentement de ses lèvres. C’est dans cette position que le sommeil le trouve.

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« Le respect de la Norme, qu’elle soit diurne ou onirique, est ce qui différencie l’homme du singe. De récentes recherches ont prouvé qu’il était impossible de contrôler l’espace mental d’un chimpanzé non éveillé. Nos ancêtres du 20e siècle, qui se croyaient si évolués, étaient donc plus proches de l’animal que de l’homme. Leurs souffrances, leurs guerres, leurs folies, découlaient de cette caractéristique. C’est en passant du rêve au r@ve que l’homme s’est véritablement civilisé. » (« La Norme onirique, pas de géant civilisationnel », Gary Slooper, 2044)

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Josh a rêvé cette nuit, sans console. Quelques heures de sommeil, fiévreuses et agitées. Et une terrible gueule de bois au réveil. La tête entre les mains, agité de frissons, il tente de se souvenir. Il a de vagues images en mémoire : un pré s’étendant à perte de vue, une petite fille, des oiseaux dentus, une ritournelle obsédante. Bref, un rêve étrange, qui ne ressemble à rien de ce qu’il a connu. Même enfant, ses songes étaient déjà normés, respectables – l’école leur apprenait à ne jamais laisser libre cours à leur imagination, de jour comme de nuit. Là, c’est différent, à la fois vague et magnifique. Josh n’a jamais connu ça. Sous le choc, il prend une feuille et commence à écrire : «  Chère Martha. Je n’ai pas beaucoup de temps. Je viens de comprendre qu’on avait fausse route, enfin je crois. Je ne ». Il froisse la feuille à en-tête de l’hôtel, en prend une autre : « Chère Martha. Nous ne nous verrons plus. Je vais être arrêté ce matin, puis vite jugé. C’est à toi que je penserais une fois exilé, à ton sourire, à ta beauté. Mais je ne peux m’empêcher de me demander si vraiment je t’ai connu. Si tout cela n’était pas qu’une construction. Peut-on aimer une inconnue ? Je pense que oui. Mais cette réponse m’effraye. Ne m’oublie pas. Adieu. Josh.  » Il sort sa console, passe la lettre devant l’émetteur, et attend que la modélisation 3D prenne effet. Puis il l’envoie. Une bonne chose de faîte. Pauvre Martha, il espère qu’elle s’en remettra.

Sa missive partie, il tourne en rond un moment, indécis. Que faire ? Il pourrait s’enfuir dans les rues, mais il n’irait pas loin, sa nano-puce le trahirait vite. Et puis il est fatigué, Josh, il n’a pas envie de se débattre. Alors quand il entend le bruit des bottes dans le couloir puis le poing qui tambourine à sa porte, il se dirige calmement vers la salle de bain, sa décision prise. Une voix hurle son nom, l’incite à ouvrir fissa. Il ne le fait pas. Au lieu de ça, il saisit le couteau qui hier soir lui a servi à découper sa pomme bio-génétique réglementaire, s’assoit en position du Lotus et empoigne son pied gauche. C’est là qu’elle est, sous trois centimètres de chair. Il applique la lame sur la plante, frissonne, hésite un instant, puis alors que les coups sur la porte redoublent, il commence l’incision. Le sang et la douleur ne l’arrêtent pas. Il tranche dans les chairs, déterminé, jusqu’à sentir la petite boule qu’on lui a insérée à la naissance. La nano-puce. Il la retire d’un coup sec, la prend en main, la soupèse. Le poids d’une mouche, pas plus. Il la pose sur le rebord des toilettes et s’empare d’une de ses chaussures. Ça devrait suffire. Les flics enfoncent la porte au moment même où il abat son soulier, de toutes ses forces. Comme foudroyé, il s’affaisse, s’étale sur le carrelage glauque. Rideau.

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« Mettez un tigre dans votre r@ve » (publicité pour s@xe-Inc., 2056)

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Martha fronce les sourcils. Un message de Josh ? Bordel, il veut quoi, cet abruti ? Elle n’a pas besoin de ça. Déjà que les voisins ne cessent de l’interroger à son sujet, flairant l’embrouille. Curieuse malgré tout, elle l’imprime, regarde la lettre se matérialiser à côté de la console. Elle lit, comme on parcourt un tract débile. Ricane : « Merde alors, quel con. Plus non-normé, tu meurs ». Elle réfléchit quelques minutes, évalue la dangerosité d’un tel message, s’estime à l’abri (elle l’a foutu dehors, après tout), et se rebranche illico, canal s@xe. Comme d’habitude, elle opte pour Br@d, son péché mignon. Il sait s’y prendre, lui.

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Francis Bacon, « Three Studies for a Crucifixion », 1962

COMMENTAIRES

 


  • dimanche 6 janvier 2013 à 09h44, par Frédi B

    Le dernier homme sur terre était assis seul dans une pièce en train de lire la nouvelle « Mauvais r@ve ».
    ON FRAPPA A LA PORTE....



  • jeudi 10 janvier 2013 à 11h42, par Casey

    On dirait un inédit de William Gibson...



  • jeudi 10 janvier 2013 à 15h28, par flyv

    On veut La SUITE !
    IL NE MEURT pas,
    echappe aux ROBOcops
    rejoint les devi@nts... et là .. ?

    • vendredi 11 janvier 2013 à 10h40, par Pig

      ou...
      il MEURT, son bio-système-™, au moment de la destruction de la boule, ayant déclanché son débr@nchement... puis le récit passe par les pensées d’un autre personnage, un des ROBOcops qui en est à sa 12e arrestation de normés en cours de dénorm@lisation et se met -difficilement- à cogiter... _ :)

      bon texte, en tout cas

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