ARTICLE11
 
 

mardi 10 septembre 2013

Inactualités

posté à 15h38, par Serge Quadruppani
0 commentaire

Richesse des possibles dans les luttes de territoire (Une Zone à Défendre : la Planète – 2/3)

Partout, des communautés humaines – réunissant gens du cru et d’ailleurs – s’insurgent contre l’exploitation capitaliste du temps et de l’espace. La résistance aux aménageurs libère d’autres possibles pour la planète. Après « Il n’y a pas de luttes locales » (mis en ligne hier sur Article11), voici le second volet d’un texte en trois parties.

Ce texte a été publié dans le numéro 12 de la version papier d’Article11, imprimé en mai 2013. C’est le second opus d’une série en trois parties, intitulée « Une Zone à Défendre : La planète ». L’épisode 1, « Il n’y a pas de luttes locales », a été mis en ligne hier (à lire ICI). L’épisode 3 (« Le retour des délocalisés ») sera mis en ligne demain (mercredi 10 septembre).

*

Au milieu de la centaine de constructions édifiées sur la Zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, un journaliste en quête de porte-parole le ou la trouvera peut-être à « la No-Taverne », lieu de socialité arrosée dont le nom est un clair hommage à la vallée de Suse1. Comme le savent tous ceux qui ont un peu pratiqué cette lutte, le ou la porte-parole déclarera s’appeler Camille – et si le journaliste est du niveau d’intelligence du journal télévisé, il reprendra ce prénom unisexe sans s’apercevoir que les porte-paroles rencontrés par les médias s’appellent toujours Camille. Cette pratique spontanée en rappelle d’autres, telle l’affaire Luther Blisset dans les années 1990 : des centaines d’anonymes utilisèrent le nom de ce footballeur (surtout connu pour n’avoir jamais marqué un but dans l’équipe italienne qui l’hébergeait) pour revendiquer de savoureux canulars médiatiques et autres activités turbulentes2.

Camille n’est qu’une des multiples manifestations de la créativité des habitants de la ZAD. On peut en énumérer à l’infini. Les noms des lieux : il est ainsi possible de se rendre du « Phare Ouest » à « la Chat Teigne » après un détour par « le black bloc sanitaire ». La forme de l’habitat : de la maison dans les arbres (il fallut des escadrons spécialisés pour déloger ses habitants) à la belle demeure offerte par le plateau de Millevaches, fabriquée, transportée et montée en quinze jours3 ; des maisons conçues par des étudiants en architecture aux barricades désormais habitées, précédées ou suivies de fossés et fortifications en constante amélioration. Le recours aux icônes populaires (le détournement de la figure d’Astérix étant facilité par le nom de code de l’opération policière : César). Les cérémonies de magie noire parodique pour faire craquer les flics. L’échange des savoirs (mécanique, agricole, botanique, médical, etc.). Les chansons, les films et les célébrations de la « barricade considérée comme un des beaux-arts »4.

Il n’est pas question de s’aveugler sur les tensions que suscitent les différences de pratiques entre zadistes (volonté ou non de cultiver la terre, rapport à la violence, aux médias, etc.), le tout aggravé par un hiver dans la boue et le stress permanent de la présence gendarmesque. Mais tous ceux qui y sont passés peuvent en attester : sur ce bout de bocage se manifeste rien moins que la recherche d’un autre mode de vivre ensemble, basé sur la gratuité et la prise de décision sans hiérarchie, ni rituels assembléistes figés et figeant.

Dans la vallée de Suse, on pratique depuis des années le détournement et la création de mythes, tel ce « Giacu », camarade imaginaire éternellement perdu dans la montagne que les No-TAV partent chercher dans la nuit autour du fortin du chantier de la ligne à grande vitesse, provoquant les angoisses de ses gardiens. Avec la réactivation du souvenir des républiques partisanes par les amis de la revue Nunatak, avec l’invention d’assemblées mobiles alliant le plaisir de la marche en montagne à l’impossibilité pour les flics de placer les délibérations sur écoute, avec le développement de l’intelligence tactique des assauts contre le fortin, avec l’essor d’une expertise populaire sur les questions environnementales et économiques – avec tout cela s’exprime l’envol d’une intelligence et d’une sensibilité collectives en rupture avec le sens commun capitaliste et l’imaginaire dominant.

C’est dans la vallée comme dans le bocage qu’on peut rencontrer une réalité qui manque tant à cette post-gauche, de Bersani à Hollande et d’Amendola à Valls, à ce personnel politique qui n’a plus l’ombre d’une vision politique, même sociale-démocrate, et qui n’en finira jamais de s’effondrer intellectuellement, humainement et aussi, bien fait, électoralement. Cette réalité, charnelle et en constante évolution, c’est ce dont les minuscules politiciens ont perdu jusqu’au souvenir : un peuple.

Quand les membres d’une famille dite « normale » – maman garde-champêtre, papa retraité, deux fistons – vous montrent en riant les vidéos des confrontations musclées avec la police italienne ; quand les commerçants de Bussoleno, dans le Val de Suse, instaurent le « shampoing de solidarité » pour soutenir un collègue emprisonné ; quand les efforts conjugués des procureurs et de leurs auxiliaires médiatiques ne parviennent pas à défaire l’alliance des dames qui prient Padre Pio et des ragazzi des centres sociaux, conformément à la belle maxime : « On part et on revient ensemble  » ; quand on est témoin de tout cela, on se dit qu’il ne faut pas trop s’inquiéter des désaccords entre anars et électeurs du dangereux manipulateur Beppe Grillo.

Quand on a également vu deux taciturnes paysans bas-bretons aider un folklorique mais efficient zadiste à déplacer sa voiture transformée en « fabrique à soupe », on se dit qu’il ne faut pas prendre trop au sérieux les déclarations d’un modéré peu modérément manipulateur dénonçant dans la presse locale les « manipulateurs » étrangers à la lutte à l’occasion d’une attaque des gendarmes par 200 lascars – attaque suivie du retrait gendarmesque de la ZAD. Entre membres de la Confédération paysanne, citoyennistes de l’ACIPA5 et zadistes, on peut s’engueuler, mais quand ça chauffe, les rôles vacillent. Dans la vallée de Suse, on a vu des squatters turinois modérer des pépés du cru tandis que dans le bocage, tel porte-parole amoureux de respectabilité et des médias a pu, dans le feu du moment, approuver devant un micro les barricades et leur défense active... Et plus important peut-être : au quotidien, des savoirs, idées et affects s’échangent. Cela laissera des traces.

Sur ces territoires, il se déroule ce qui s’est passé à la bonne époque des contre-sommets, de Seattle à Prague, quand les tactiques des différentes composantes se renforçaient mutuellement, avant que la férocité de la répression à Gênes ne montre les faiblesses de chacune de ces tactiques – et ne les fige dans des réflexes identitaires. Ce qui s’est passé aux meilleurs moments de la place Tahrir, quand l’isolement de la révolution ne la menaçait pas encore de pourrissement et que les chrétiens veillaient debout pour protéger leurs frères musulmans en train de prier – dans ces moments où les femmes participaient sans risquer l’agression. Ce qui s’est passé quand les tracteurs des paysans des environs sont venus s’enchaîner pour défendre « la Chat Teigne », manifestant clairement que les pseudo-black blocs, les hippies et eux, c’était une seule et même chose, one Big Union : le « syndicat » de ceux à qui on n’a pas fait un tort particulier mais un tort universel. En gagnant contre Vinci (aéroport de Nantes et autoroute de Moscou), contre les coopératives italiennes (Si-TAV et pro-Ikea6) et contre l’Empire, la multitude, le peuple, la communauté de lutte, ou comme on voudra appeler cette subjectivité collective hétérogène, diverse et pourtant unie, gagnera pour nous tous un peu d’air, d’espace, de répit. De quoi nous donner le courage et l’imagination et le temps nécessaires pour affronter dans des conditions moins défavorables la catastrophe qui vient.

*

NDLR : Cet article est illustré en page d’accueil par un détail d’une œuvre de Marcel Dzama, peintre canadien contemporain.



1 En référence au No-TAV, mouvement de résistance contre le projet de construction de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin. Dans la vallée de Suse, les protestataires mènent ainsi une lutte incessante pour bloquer le chantier.

2 Pour finir, quatre d’entre eux signèrent de ce nom un roman historique sur les révoltes millénaristes, dont l’imaginaire fut aussi utilisé dans les proclamations appelant au contre-sommet de Gênes en 2001. Après l’autodissolution de Luther Blisset, ces quatre-là devinrent cinq et se nommèrent les Wu Ming (pour en savoir plus, voir ma préface à The New Thing et à Guerre aux humains, éditions Métailié).

NdR : Article11 a mis en ligne en octobre 2010 un entretien avec Wu Ming, intitulé « Si le pouvoir impose son récit, nous devons rétorquer avec mille histoires alternatives », à lire ICI.

3 Le blog « La ZAD sur un plateau » détaille l’opération.

4 Voir le billet publié sur mon blog « Les Contrées magnifiques » le 27 novembre 2012.

5 Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.

6 Ces coopératives sont en Italie des instruments de pouvoir financier opaque et d’asservissement des précaires. Que ce soit dans la vallée de Suse, où elles ont la charge des travaux du TAV, ou à Parme, où elles se sont illustrées contre une grève de précaires.


COMMENTAIRES