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lundi 4 août 2008

Entretiens

posté à 21h30, par PT
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Aimé Jacquet vs « L’Equipe » : le match le plus long de l’histoire du foot français
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A force de le défier, « L’Equipe » avait fini par s’attirer ses foudres vengeresses. « Je ne pardonnerai jamais », menaça Aimé Jacquet au soir de la victoire française en Coupe du monde. Promesse tenue. Dix ans plus tard, Vincent Duluc, le journaliste-vedette du quotidien à crampons, déroule le film d’une tragédie qui interroge lourdement sur la condition de reporter sportif. Enfin, pour ceux que ça préoccupe.

Que faisiez-vous le 12 juillet 1998 entre vingt heures et trois heures du matin ? Vous n’êtes pas obligé de répondre, surtout si ça vous fait honte – avec le recul, on est rarement fier. Ce 12 juillet d’un siècle différent, c’était hier. La première victoire française en Coupe du monde. Chirac et Jospin emmaillotés aux couleurs de l’équipe de France. La bise–gimmick déposée par Blanc sur le crâne de Barthez, qui bientôt vanterait les mérites nutritionnels du Big Mac. « I will survive » promu tube de l’été. Et Aimé Jacquet. Jacquet et ses légendaires carnets noirs. Les planches hilarantes de Lefred-Thouron, le samedi matin, dans « L’Equipe Mag’ ». Jacquet et sa syntaxe approximative, son accent au couteau. Mais aussi : Jacquet et son regard fou de colère, après le coup de sifflet final, quand la télé lui extorque dans le feu de l’action sa première réaction de sélectionneur champion du monde. « Je ne pardonnerai jamais », lance-t-il d’une voix chevrotante, saturée d’émotion, à l’adresse des types installés trente mètres au-dessus de lui, tout là-haut, en tribune de presse, derrière les pupitres du Stade de France marqués du sticker maudit : « L’Equipe ».

Ouais, car ce jour-là, la hache de guerre n’est pas enterrée entre l’ancien coach raillé et le quotidien sportif monopolistique – donc de référence. Les armes changent de main, c’est tout. Durant les longs mois qui ont escorté les Bleus dans la préparation de « leur » Coupe du monde, assommé par l’indigence de la qualité de jeu proposée, ouvertement pessimiste sur les chances françaises de toucher au Graal, « L’Equipe » a mené une offensive nourrie contre Aimé Jacquet. Souvenons-nous au passage qu’à cette époque, il fallait de l’audace et une imagination féconde pour deviner que sous les traits de ce technicien rigide et austère, dépositaire d’un style de jeu qui s’attirait au mieux une défiance silencieuse, au pire des sifflets retentissants, se planquait un héros national en puissance, porté par la vague orgasmique d’un pays qui découvrait tout à coup le football. Résultat des courses : sitôt consommée la soirée du 12 juillet, « L’Equipe » en a pris pour son grade. Jacquet a prévenu : il ne pardonnera jamais.

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Dix ans plus tard, ça fait le sous-titre du mince bouquin publié par Vincent Duluc, cent-quarante pages paritairement tissées aux premières personnes du singulier et du pluriel, baptisées « L’affaire Jacquet », au fil desquelles le leader de la rubrique football à « L’Equipe » visite les souterrains de la guerre froide l’ayant opposé à Jacquet et nous éclaire d’une lumière subjective - imposée par l’exercice - sur les subtilités de la pratique journalistique en matière de sport.


Pourquoi exhumer aujourd’hui l’histoire du fight entre « L’Equipe » et Jacquet ?

Dans un premier temps, on m’avait proposé d’écrire un bouquin sur le dixième anniversaire de juillet 1998. Peu emballant. J’ai néanmoins commencé à travailler sur le récit de cette fameuse journée du 12 juillet à travers quatre ou cinq points de vue. Dont celui de « L’Equipe ». Une démarche personnelle. C’est ce qui m’intéressait le plus. Ça a débouché sur ce texte court, qui ne dépasse pas les 150 000 signes. Il m’a semblé que dix ans après, on pouvait dire certaines choses et que des gens étaient en capacité de les entendre. Le monde a changé… Quand on voit ce que Domenech a pris dans la gueule pendant l’Euro, je me dis qu’en comparaison on était des enfants de chœur.

La constance avec laquelle « L’Equipe » a diagnostiqué la sortie de route des Bleus au Mondial 1998 témoigne en tout cas que, moins que tout autre, le journalisme de sport est à l’abri de l’erreur. Peut-être même que ce n’est plus du journalisme. Au mieux de la chronique…

Aujourd’hui, le journalisme de sport s’intéresse beaucoup plus qu’auparavant à ce qui se passe dans la coulisse. Et dans ces cas-là, la démarche n’est pas éloignée des autres formes de pratique journalistique. Est-ce un choix ? Pas seulement. Dans la mesure où l’on a de moins en moins accès au terrain, on se dirige plus volontiers vers la coulisse… Prenons l’exemple des transferts : pour espérer sortir une information, on a besoin de bonnes sources, de gorges profondes. L’arrivée de Puel à Lyon, on avait l’info depuis un mois. Mais on a vérifié, recoupé les pistes. En quoi cela est-il différent de ce qui se pratique ailleurs ?

Les retombées de 1998 ont-elles modifié le cours des choses ? La manière avec laquelle le journal a considéré les sélectionneurs, la critique, d’éventuelles défiances ?

Je serais de mauvaise foi si je répondais non. Après 1998, on a eu des prudences, des pudeurs, peut-être même des renoncements, qui n’auraient pas été les nôtres précédemment. Parallèlement, on peut noter que cet épisode a contribué à développer à l’extérieur un sentiment d’impunité. Je me souviens du discours tenu par les dirigeants messins après l’élimination de leur club au tour préliminaire de la Ligue des Champions, contre un club finlandais. Ils nous disaient : « Ça ne vous a pas suffi de tailler Jacquet ? Vous allez recommencer ? »

Et les lecteurs dans tout cela ? En juillet 1998, à la sortie du Mondial, les voitures siglées « L’Equipe » étaient conspuées sur les routes du Tour de France. L’expression d’un ressentiment enfoui ?

Le journal ne s’est jamais aussi bien vendu que durant cette période. 400 000 exemplaires entre 1998 et 2000. Je n’en conclus pas que l’acte d’achat a valeur de caution apportée aux papiers publiés dans « L’Equipe ». J’ai des amis proches qui achètent le journal sans partager certaines de mes analyses.

« 98 a entraîné le spectacle de la L1 vers le bas »

Est-ce qu’au final la jurisprudence Jacquet n’a pas sauvé la profession du ridicule, huit ans plus tard, lors de la Coupe du monde en Allemagne. Accablant Zidane, certains papiers titraient « Le crépuscule des vieux ». Sauf que Zidane a survolé la fin de tournoi…

Lors du premier tour de cette Coupe du monde, « L’Equipe » n’a pas été leader sur le front de la critique. Au reste, à aucun moment le journal n’a annoncé l’élimination de l’équipe de France. Je n’y ai jamais cru. Nous avons affiché beaucoup plus de prudence que certains nouveaux médias, comme RMC Infos par exemple. Tout le monde a oublié qu’entre le match contre la Corée et celui contre le Togo, les sondages indiquaient que 70% des Français pronostiquaient l’élimination des Bleus1. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’on a systématiquement raison contre la majorité, mais je dis que ça peut arriver. Certaines personnes estimaient du reste qu’à travers nos articles nous étions trop éloignés de l’opinion des gens.

Arrêtons-nous sur ce trait de clairvoyance, « Le crépuscule des vieux »… Qu’est-ce que cela raconte de la pertinence de l’analyse journalistique ?

Si le métier de journaliste de sport consiste à proclamer que ceux qui gagnent ont raison et ceux qui perdent forcément tort, je ne suis pas d’accord. N’oubliez pas que c’est l’essence du sport que de proposer des renversements. Notre rôle ne consiste pas à faire preuve de pouvoirs divinatoires, mais à expliquer certaines choses. Assurer la couverture d’une Coupe du monde, ça équivaut à suivre une campagne présidentielle. Le livre souligne également un état de fait : en sport, des causes infimes ont des conséquences gigantesques. Cela tient parfois à l’épaisseur d’un poteau, qui propulse le joueur au rang de héros ou de paria.

Les mièvreries nostalgiques pondues pour le dixième anniversaire de la victoire en Coupe du monde ont débouché sur cette désolante confirmation : en France, on ne sait pas parler de foot… La preuve avec les talk-shows indigestes qui cannibalisent les ondes.

L’interactivité mise en place dans certaines émissions a introduit la possibilité de parler du jeu. A l’arrivée, effectivement, on constate que pas grand-monde raconte grand-chose de sensé. Idem pour les consultants, qui préfèrent un bon mot à une analyse détaillée. De loin en loin, les entraîneurs eux-mêmes ont pris des distances avec le jeu dans leurs discours. Selon moi, la responsabilité est donc portée à titre collectif.

Mais le jeu, que devient-il ? Il ne passionne personne ?

A « L’Equipe », on essaie de donner sa place au jeu. On y consacre des papiers, on s’intéresse aux chiffres, aux statistiques - les plus utiles. Pour le reste… Le débat autour de l’articulation d’un milieu de terrain peut s’organiser avec une pertinence infinie. Mais je le dis sans arrogance : on encourage le populisme en donnant aussi souvent la parole aux auditeurs.

En gros : juillet 98 n’a rien arrangé.

Beaucoup de gens ont découvert, non pas le foot, mais la victoire lors de ce Mondial. Et au final, c’est vrai, le foot est resté marginal.

Sans parler des dégâts occasionnés sur le reste du football français par le sacre d’une équipe rarement guillerette, avec une seule pointe, un milieu et une défense blindés comme des coffres-forts…

Ça a fait beaucoup de mal à la Ligue 1, oui. On a entraîné le spectacle du championnat de France vers le bas.

On raccroche, Vincent Duluc quitte son hôtel pour rendre compte le lendemain dans « L’Equipe » du premier match de la saison, Bordeaux-Lyon. Zéro-zéro.

Le mal est sévère.



1 tenus en échec par la Suisse puis la Corée lors des deux premiers matches, les Bleus avaient l’obligation de s’imposer face au Togo pour accéder aux huitièmes de finale. Victoire 2-0.


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