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vendredi 15 juin 2012

Sur le terrain

posté à 21h05, par Pierre Pellicer (avec l’aide de Budsarin Siangphro)
12 commentaires

La montagne contre l’État - Dernières nouvelles de Zomia

Entre 2010 et 2012, Pierre Pellicer, alors basé à Bangkok, a effectué plusieurs voyages en divers confins du sud-est asiatique. Objectif Zomia, ce vaste espace de jungles et de montagnes qui a longtemps échappé à l’emprise des États et des gouvernements de la région. Une quête passant par le Cambodge, le Laos et les Philippines. Carnet de pérégrinations.

« L’histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l’histoire de la lutte des classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’État.  » (Pierre Clastres, La société contre l’État)

*

Zomia : espace périphérique de refuge et d’insoumission. Vaste zone de contreforts montagneux et de jungles, hors empires et civilisations. Ensemble hétérogène de peuples des hauteurs, fugitifs, autonomes : le négatif de l’État tel qu’il s’impose dans le sud-est asiatique.

Le concept de Zomia a été développé dans The art of not being governed1, brillante contre-histoire de la région s’inscrivant dans le sillage de travaux anthropologiques sur les rapports sociétés/État, tels ceux de Pierre Clastres2.
Pour son auteur, James C. Scott, les centaines de communautés qui peuplent les montagnes de Zomia ont depuis deux mille ans organisé leurs sociétés avec un souci constant, celui d’échapper aux nuisances de l’État : à ses décideurs, ses hiérarchies et institutions ; à sa logique : esclavage, religion, conscription, impôts ; aux famines et épidémies périodiques liées à la vie en plaine et à la monoculture du riz.

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Fondements de ces autonomies : des organisations sociales souples (le village comme seule unité politique) ainsi que l’agriculture rotative sur brûlis (essartage) impliquant le déplacement fréquent des villages quand changent les parcelles de forêt brûlées, puis exploitées.
La communauté zomiane typique ne connaît pas la propriété privée. Les notions d’ethnie, de peuple y sont assez floues : s’il y a revendication d’une identité, celle-ci dépasse rarement les limites du village.

L’histoire officielle de l’Asie du sud-est est celle des États de plaine. En Thaïlande, au Cambodge ou au Laos, les montagnards n’ont traditionnellement qu’un statut : celui de barbares, de primitifs oubliés du progrès, peuplant des zones considérées impropres à la vie civilisée.
À l’uniformité de la vie en plaine (pouvoir central, hiérarchie sociale, langue majoritaire, monocultures), la montagne oppose pourtant une incroyable diversité de sociétés décentralisées, autonomes au point d’entretenir peu de liens avec leurs voisines immédiates.

En Asie du sud-est, le quotidien vient souvent confirmer la prépondérance de l’opposition plaine/montagne – en témoigne le mépris qu’affichent les populations majoritaires envers leurs « voisins » des hauteurs. La Thaïlande moderne, par exemple, construite selon les schémas les plus autoritaires, laisse peu de place aux modes de vie minoritaires, qu’il s’agisse des montagnards ou des groupes nomades3.

En ces temps d’hégémonie de l’État-nation, d’uniformisation des modèles sociaux, des valeurs et des aspirations humaines, Zomia a-t-elle encore une réalité ?

Scott a tenu à prévenir le lecteur, expliquant que ses analyses étaient surtout valables jusqu’au milieu du XXe siècle. Le récit de quelques voyages dans la région (entre 2010 et 2012) entrepris ici a donc pour but de mettre en rapport le concept de l’auteur américain et quelques fragments de la complexe réalité actuelle des marges du sud-est asiatique.

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Les contours de Zomia.

J’étais au départ guidé par un intérêt poussé pour les sociétés minoritaires de la région, par l’attrait des confins, des forêts primaires, des zones frontalières. Et avais au préalable engrangé quelques lectures : récits d’explorateurs coloniaux (préjugés racistes, clichés éculés, et, parfois, passionnantes informations de première main), ouvrages d’anthropologie4 et rares récits de voyage récents. Peu de choses, finalement : le sud-est asiatique fait figure de grand oublié de la littérature. Lui ont manqué des conteurs, des voyageurs au long cours lucides, des observateurs passionnés5. Les clichés (douceur de vivre, sagesse bouddhiste, monarques bienveillants) ont la vie dure et sont, en littérature comme dans la réalité, la norme plutôt que l’exception.

J’étais également habité par des images fortes, obsédantes : des paysages, des photos anciennes (Coutard, Bernatzik) ; mais aussi de lointains échos de farouches résistances à l’assimilation et aux conquêtes (notamment au Cambodge). Et je gardais en tête des particularités qui interpellent : dans les montagnes du sud de la Chine, par exemple, subsisterait l’une des dernières sociétés matriarcales au monde, celle des Mosuo, déjà décrits par Marco Polo au XIIIe siècle dans son Livre des merveilles.

Pour finir, un souci : celui d’éviter l’écueil de la fascination, des fantasmes communément projetés par l’occident sur des sociétés minoritaires souvent abordées de manière simpliste, sans distinctions (tous dans le même panier : nomades, sédentaires, peuples premiers, « primitifs », indigènes, minorités), ou réduites à quelques caractéristiques vagues (vie en harmonie avec la nature, rapports égalitaires, bonheur dans la simplicité, etc.).

Bangkok-Phongsaly, d’un monde à l’autre…

Partir. Fuir le quotidien aliénant d’un Bangkok obsédé par la consommation ; fuir les grands consensus thaïlandais, le conformisme ambiant, le culte délirant d’un monarque multimilliardaire élevé au rang de divinité et l’horreur marchande : paysage de panneaux publicitaires démesurés, malls et commercial centers, bars à filles.

Une nuit de bus. Entrée au Laos par sa capitale, Vientiane, bourgade émergeant tout juste de sa célèbre somnolence, en passe de devenir une vraie ville commerçante, besogneuse. Quelques signes ne trompent pas, depuis notre dernière visite : 4x4 plus nombreux dans les rues, déco kitsch des nouveaux commerces et offre touristique en développement.

La cinquantaine de bureaucrates choisie par le Bureau Central du Parti Révolutionnaire Populaire Lao (au pouvoir depuis 1975) pour diriger le pays semble avoir autre chose en tête pour ce petit État (5 millions d’habitants) que l’option d’isolement économique privilégiée jusqu’à présent.

Objectif : une bourgade au nord de la province de Phongsaly, la plus septentrionale du pays, « reculée », abordée une première fois il y a deux ans. Certaines communautés de montagnes y connaitraient encore un isolement et une autonomie inhabituelles dans un sud-est asiatique en proie à d’importants bouleversements.
Trois jours de bus. Routes de montagne accidentées, paysages à couper le souffle. Et une drôle d’impression : la plaine, traditionnel centre de pouvoir, se fait plutôt rare. La géographie, escarpée, ne favorise guère le contrôle par les pouvoirs centraux. Et les civilisations ne savent pas grimper6. Ou plutôt ne savaient pas…

De la fenêtre du bus, une réalité plutôt sombre défile : 800km de forêts détruites, brûlées à tout va. La jungle primaire, qui récemment encore couvrait le pays, recule, toujours plus loin. Gigantesque entreprise de déforestation et course aux chiffres : il faut bien atteindre les objectifs fixés par l’ONU pour l’année 2020. Ouvrir l’agriculture aux marchés, via le développement de plantations (papaye, bananes, hévéa) et de monocultures.
Une agriculture intensive et industrielle vient remplacer le traditionnel brûlis, les villages de montagne sont déplacés aux bords des routes, leurs habitants constituant un nouveau prolétariat censé fournir la main d’œuvre nécessaire aux nouveaux projets. Pour sortir de la pauvreté, dit-on ! C’est avant tout une excellente opportunité pour le pouvoir de mettre fin à l’essartage et aux autonomies montagnardes. En cours, donc : privatisation massive des terres forestières et communales, investissements et spéculation, assimilation des communautés7. Une histoire vieille comme l’État.

Tout ceci n’émeut pas franchement nos compagnons de voyage, habitants des plaines. Aucun démenti, durant nos multiples trajets, au traditionnel clivage plaine/montagne : pas le moindre signe d’intérêt de la part de nos bons citoyens pour ce qui concerne les hauteurs. La diversité des groupes « ethniques » de la province, l’incroyable hétérogénéité des montagnes traversées, les mystérieux sentiers de forêt ou de bord de route menant, au prix de longues marches, aux villages montagnards (et dont émergent, parfois, le long du trajet, quelques silhouettes aux vêtements colorés) : rien de tout cela ne semble occuper l’esprit de nos co-voyageurs.

Point d’arrivée du bus : un modeste chef-lieu de district, rizicole, en plaine. Les locaux sont issus de la minorité Tai Lü, dont la langue appartient à la même famille linguistique que celle des Thaï et des Lao voisins. Descendants de l’ancien royaume des Sip Song Pan Na (douze mille rizières), les Tai Lü sont bien administrés et aiment le faire savoir. Selon les standards régionaux, l’accueil laisse toujours à désirer chez cette population de plaine, majoritaire dans la province, méfiante vis-à-vis des rares visiteurs de passage. La province est ouverte aux étrangers depuis peu. 

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Village Yao du Haut Laos. Photographie de Pierre Pellicer.

Après plusieurs jours sur place, c’est entendu, personne ne nous aidera à atteindre le moindre village de montagne. Il faudra donc se débrouiller seuls, quitter les modestes pistes reliant villages et bourgs de plaine. Obtenir des informations des montagnards de passage en ville, et s’aventurer un peu. C’est à ce prix que nous atteindrons, plus tard, quelques villages Yao. Cachés sur des versants de montagnes difficiles d’accès, invisibles à quelques dizaines de mètres, et ne figurant nullement sur les cartes de la région, identiques depuis les années vingt ou trente. D’après nos hôtes, nous sommes, de mémoire récente, les premiers étrangers vus en ces parages.

À cet isolement précieusement défendu pendant des siècles contre les pouvoirs régionaux se perçoivent aujourd’hui les premiers renoncements : positions ambivalentes des villageois vis-à-vis des projets des agences gouvernementales ou de développement, tendance à se rapprocher, sous la pression extérieure, des voies de communication, abandon de l’essartage et de la mobilité des villages.
En deux ans, la modernité a soudainement fait irruption dans ces bourgs réputés les plus difficiles d’accès de l’ex-Indochine. D’abord les toits en tôle. Puis les générateurs électriques, les tracteurs et motos chinoises, les boissons gazeuses et biscuits salés, les télévisions, les lecteurs DVD et les téléphones portables.

Désormais, les trajets motorisés remplacent les exténuantes heures de marche. Les distances s’abolissent, les villages sont répertoriés ; leurs noms changent, les habitants – souvent pour la première fois – sont comptabilisés, enregistrés, contrôlés. Zomia s’éloigne, et avec elle l’autonomie, la vie en marge.
Outre les pressions gouvernementales, on peut trouver plusieurs raisons à ces changements brutaux : dureté de la vie en montagne, manque d’accès aux soins modernes, sentiment d’archaïsme vis-à-vis des valeurs d’un extérieur toujours plus proche, raréfaction des ressources naturelles, désintérêt des sociétés de plaine en voie de modernisation pour les produits de la forêt...

Bientôt viendra l’école en langue Lao, celle de la Nation. Ainsi que la propagande bureaucratique et la promotion d’un modèle de vie normé, formaté, répondant aux exigences précises d’un État à la volonté hégémonique d’autant plus marquée que son pouvoir est récent.

Cambodge – de Phnom Penh au Ratanakiri

Phnom Penh : la « perle de l’Asie » de l’époque indochinoise. Beauté fanée, amère comme un Cambodge qui porte encore les traces de l’horreur du régime khmer rouge.

Tourisme backpacker, filles bon marché, associations humanitaires omniprésentes8 et explosion capitaliste. Le libéralisme a vite émergé des cendres auxquelles le régime de l’Angkar (« l’organisation », surnom du PC cambodgien) a réduit le pays (deux millions de morts pour huit millions d’habitants entre 1975 et 1979), favorisé par une minorité ayant su s’assurer – dans la violence – la mainmise sur le pays.

La ville semble détenir le record mondial de 4x4 d’exportation. Aussi omniprésents que le petit maquerellage, sordide, qui semble s’être emparé de la ville. Partout, la chair est à vendre : sur les bancs des grands boulevards, sur la promenade de bord de fleuve, dans les quartiers périphériques miséreux et dans les bars à touristes du centre-ville.

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Le lac Boeng Kak.

Situation sociale tendue. Les habitants du lac Boeng Kak (en bordure de la ville) ont fini par être délogés de leurs bicoques sur pilotis – peut-être faute d’une résistance organisée conséquente ; subissant le même sort que celui réservé aux habitants des campagnes occupant les mauvaises terres : celles que les puissants convoitent. Quatorze ans après la signature des accords de paix avec les dernières factions Khmères Rouges, les expropriations vont bon train.
Mais des faubourgs de la capitale se fait entendre une certaine agitation ouvrière. À deux pas des universités privés et des chantiers coûteux d’une nouvelle bourgeoisie aux dents longues, des milliers de filles des campagnes triment dans les usines de textile – sous-traitantes de grandes marques occidentales. Les salaires permettent tout juste de survivre, et la majeure partie est envoyée à la famille, restée au village. Les mouvements de grève et les arrêts de travail, fréquents et suivis, disent la rage et l’injustice. Mais leurs mots d’ordre encore faiblement radicaux sont, pour l’instant, loin d’inquiéter une classe possédante peu encline à la moindre concession.

Ban Lung, à 500km de mauvaise piste de là, n’est plus le bout du monde. Plutôt une grosse bourgade récente, dynamique, installée au milieu des hautes-terres du nord-ouest, de ce Ratanakiri longtemps réputé pour son inaccessibilité et sa sauvagerie.
Les routes traversent désormais toute la province : la jungle se fait rare, et les villages des huit « groupes ethniques » de la région sont censés être administrés comme ceux des plaines du centre. Les terres de monocultures (noix de cajou, hévéa, amarcadiers) remplacent les forêts et l’immensité de leurs arbres, cathédrales de la nature, plusieurs fois centenaires.
Indice révélateur de l’immixtion du pouvoir central dans les affaires locales : les postes de police, dont l’omniprésence en ces zones dites reculées ne manque pas de surprendre.

Le Ratanakiri est depuis quelques années une zone d’installation de néo-arrivants : paysans sans terres venus de Kompong Cham et autres provinces « du bas », attirés par les offres à bas prix d’un gouvernement spéculant sur la forêt ou sur les terres des communautés autochtones.
Comble de l’absurde : il faut parfois les défricher en utilisant la vieille technique agricole de ceux que l’on appelle phnong (« sauvages », en khmer) – ou Khmer Loeu (« Khmers d’en haut », à connotation plus paternaliste) selon les situations : le brûlis.

Coupes illégales, pression démographique, spéculation foncière : la taille des forêts du nord-ouest (comme les Cardamomes, dans l’ouest, ou Prey Lang, au centre du pays) diminue chaque jour. Partout s’observent les conséquences tragiques d’un développement « incontrôlé ».
La région connut un premier bouleversement des équilibres traditionnels lors de la conquête et de la colonisation françaises (1858-1945). Après des décennies d’instabilité (guerre du Vietnam, régime Khmer rouge), elle est aujourd’hui livrée à la voracité des investisseurs et du gouvernement. Les projets sont innombrables : développement, tourisme, centrales hydroélectriques, barrages, exploitations minières, plantations etc.

Dans les villages de Cha Ong, de Phum Tun, ou ailleurs sur notre route, les jeunes Krung hésitent à revendiquer cet héritage d’ancêtres dont la prestance et la fierté firent l’admiration des rares visiteurs parvenus à les rencontrer.
Plus loin, au bord de la Sesan, nul doute que les vieilles femmes Brao, les seules à porter la tenue traditionnelle, le haut du corps laissé nu, sont les ultimes dépositaires d’une façon de vivre déjà presque disparue.

Si « l’adaptation » est quasi-inévitable, et la perte des anciennes autonomies un fait, les projets extérieurs ne sont pas acceptés ici avec la résignation qui est souvent de mise ailleurs (Laos, Thaïlande). Des villageois Kachok ou Jorai refusent toute intrusion des ONG et agences de développement dans la gestion de leurs affaires ; et diverses projet d’envergure, comme celui de barrage sur la rivière Srepok, rencontrent des résistances. Dans la bourgade de Thmey, des villageois tenaces préfèrent préserver leur mode de subsistance et se passer d’électricité plutôt que subir les conséquences de l’installation dudit barrage : inondation des terres cultivables, disparition des ressources poissonnières. Ils savent que les intérêts en jeu ne concernent pas la communauté9.

Non loin de là, un village Tompuon a opposé sa détermination (notamment par la brève séquestration d’agents de sécurité) à la tentative d’une entreprise coréenne de s’approprier ses terres pour y établir une plantation privée d’Hévéas. La déclaration d’un de ses administrateurs en dit long sur le sentiment d’impunité qui s’est développé à l’encontre des minorités, largement partagé à l’échelle nationale : « les villageois sont totalement naïfs, puisque l’investissement de l’entreprise est réalisé dans le but de promouvoir le développement national. Toute destruction de propriété détruit le pays, et ce que nous avons fait est en accord avec la loi.10 »

Le Ratanakiri, demeuré inaccessible pendant des siècles, figure aujourd’hui sur les parcours touristiques. On « fait » la région en deux ou trois jours, on entre et on ressort sans grandes difficultés de villages encore inconnus du monde extérieur quelques années plus tôt. Si le processus d’acculturation est en cours, et si l’horreur touristique menace, une note d’espoir émerge de ces quelques villages où l’on entend bien ne pas se laisser dicter par l’extérieur la manière de mener sa vie.

Philippines - Luzon et la Cordillera (Bontoc, Kalinga)

Manille est bien ce qu’elle évoque dans l’imaginaire collectif : un enfer urbain, gigantesque mégalopole de bidonvilles surpeuplée et outrageusement polluée. Les touristes la fuient pour les plages des îles dites « paradisiaques » de l’archipel philippin et autres chimères d’un tourisme de masse mondialisé et démocratisé.

Contrairement à ses voisines bouddhistes du continent, la société philippine possède une histoire de luttes bien présente. Le mouvement social est ici plus combatif que dans les autres pays de l’ASEAN, où les dynamiques collectives peinent à s’installer, et - le cas échéant - à durer. Les foyers de luttes et de revendications sont multiples, disséminés sur tout le territoire. Autant de réponses à une situation sociale des plus dures : oligarchie richissime possédant l’essentiel des ressources du pays ; problème de la terre hérité de la colonisation espagnole (au moins la moitié des paysans en seraient dépossédés) ; programme contre-insurrectionnel de l’État visant à mettre fin à la lutte armée menée par le CPP (Parti Communiste Philippin), bon alibi pour le sale boulot : répression, expropriations, détention et élimination de protagonistes du mouvement social.

Départ pour la Cordillera, région montagneuse du centre de Luzon, foyer de peuples de montagnes longtemps redoutés pour leur férocité et leur indépendance11. L’envahisseur espagnol fit les frais, trois siècles durant, de leurs cultures guerrières (la chasse aux têtes occupait, jusqu’au début du siècle dernier, une place importante dans ces sociétés), et ne parvint jamais à soumettre les Kalinga (occupant la province du même nom). Ces derniers conservent encore, dans un contexte bien différent, une certaine réputation d’insoumission.

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Province de Kalinga, Philippines. Photographie de Pierre Pellicer.

Les sociétés montagnardes de la Cordillera, à la différence des sociétés « zomianes » continentales, ne pratiquent pas le brûlis comme forme principale d’agriculture. Les villages, haut perchés et souvent très éloignés des plaines et des côtes, vivent essentiellement de la culture du riz en terrasses. Conséquence probable de guerres incessantes menées entre elles, contre leurs voisins de plaine et contre l’envahisseur espagnol, mais aussi de leur forme d’agriculture - sédentaire et non semi-nomade -, elles étaient, avec leurs classes sociales et leurs esclaves, nettement plus inégalitaires qu’ailleurs dans Zomia.

Le développement de la région est ici plus ancien que celui des montagnes du continent. Les églises américaines, après les missionnaires espagnols, envahirent la Cordillera au début du siècle dernier. Routes asphaltées, agriculture industrielle et villes font partie du paysage, sur deux à trois cents kilomètres au moins, jusqu’à la province de Bontoc.
Une fois passé le chef-lieu de la province, les paysages se font plus sauvages : rizières de Betwagan, majestueux cours de la rivière Chico – l’insoumise – autour de laquelle se sont fédérées, dans les années 1980, différentes communautés de la région, contre un projet de barrage.
Lutte victorieuse, dont le souvenir demeure vivace dans les esprits. La solidarité – dans une région ou les relations intercommunautaires sont encore difficiles - et une franche détermination vinrent à bout des projets gouvernementaux, malgré la répression et les assassinats. Un chef Kalinga – qui y laissa la vie - en témoignait dans sa réponse aux propositions de bureaucrates venus l’acheter : « cette enveloppe ne peut contenir que deux choses – une lettre ou de l’argent. Si c’est une lettre, je ne sais pas lire. Et si c’est de l’argent, je n’ai rien à vendre. Prenez-donc votre enveloppe et allez-vous en.12 »

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Militants philippins du CPP.

La région demeure instable, surtout dans sa partie Nord : rivalités et violences entre clans, escarmouches entre le CPP et l’armée. D’autant que les ressources naturelles se font rares.
Sauf en de rares endroits où subsiste un semblant de prise de décisions locale et communautaire, les assemblées de villageois ont disparu. L’apo – cercle de pierres - de Barlig (province de Bontoc), ancien lieu des assemblées de villageois, est délaissé. Le village a sa mairie, ses fonctionnaires. Et le tourisme se développe. Internet aidant, la dernière tatoueuse Kalinga jouit même aujourd’hui d’une renommée mondiale. La fin d’un monde, ici aussi.

La région connait par contre des dynamiques nouvelles, que les grands médias nationaux se gardent bien d’aborder : réappropriation d’une histoire régionale mouvementée, identité questionnée (philippine, ethnique, montagnarde…), luttes pour la terre ou contre les projets miniers qui menacent la région, écologie. Des solidarités nouvelles s’établissent entre villages, et mettent fin aux hostilités interethniques, aux rivalités de clans, et à une longue histoire de violence guerrière.

Zomia dans le tourbillon du monde

L’État achèvera bientôt de conquérir les dernières poches d’insoumission d’Asie du sud-est. Pour l’heure, le développement continue, inexorablement, son grignotage des territoires communautaires ; les confins de Zomia rejoignent peu à peu un monde régi par les normes du totalitarisme marchand ; et les communautés sont priées de se plier aux nouvelles règles du jeu.

Les sociétés de Zomia ne sont ni idéales ni complètement égalitaires. Elles ont leurs parias, leurs injustices, leur lot de traditions rétrogrades. Au contraire de ce qu’ont écrit nombre d’observateurs, pour qui elles semblent aller de soi, la solidarité et l’entraide y sont très codifiées.
On dit des sociétés sans État qu’elles n’ont pas d’histoire, puisqu’elles ne l’écrivent pas. De cette histoire, on sait donc peu de choses, si ce n’est qu’elle fut mouvementée. Leur grande adaptabilité à permis aux communautés montagnardes de perdurer jusqu’à ce jour, en dehors des civilisations, empires et royaumes ayant successivement contrôlé l’Asie du sud-est. Les autonomies anciennes, fondées sur l’équilibre précaire de l’isolement et de la fuite, supposaient une certaine abondance des ressources ainsi que le maintien à distance du monde extérieur.

Il aura fallu l’avènement de l’État moderne pour mettre fin à des centaines, des milliers d’années d’irréductibilité. Se peut-il vraiment qu’un monde disparaisse si vite ? Tout porte à le croire.

*

Pierre Pellicer
Avec l’aide de Budsarin Siangphro
Voyages réalisés depuis Bangkok, 2010-2012



1 The art of not being governed. An anarchist history of upland Southeast Asia, Yale University Press, en anglais.

2 P.Clastres, La société contre l’État, éditions de Minuit. Pour des ouvrages plus récents, lire l’intéressant Pour une anthropologie anarchiste, de David Graeber, chez Lux.

3 Voir article de l’auteur « Thaïlande, la triste fin des nomades », in Le Monde Libertaire n°1667.

4 G.Condominas, Nous avons mangé la forêt, Mercure de France ; O.Evrard, Chronique des cendres, ERD ; F.Bourdier, La Montagne aux pierres précieuses, Ratanakiri, L’Harmattan.

5 Exception notable, le passionnant : De palmes et d’épines – Vers le domaine des génies (Pays Maa’, Sud Viêt Nam, 1947-1963) , de Jean Boulbet (Seven Orients).

6 (6) James C.Scott, La montagne et la liberté, ou pourquoi les civilisations ne savent pas grimper, Critique Internationale, n°11.

7 E. Mazard, 100% Deforestation in Principle and Practice : Lao PDR, South-East Asia, Prachatai.com, 21 septembre 2007.

8 Lire Petits carnages humanitaires de G.Lardennois (L’Insomniaque).

9 « Ratanakiri, development is for other people », China Dialogue, 15 septembre 2011.

10 « Villagers take hostages », Phnom Penh Post, 23 février 2012, traduction de l’auteur.

11 William Henry Scott, The discovery of the Igorots, New Day Publishers.

12 Voir ce lien.


COMMENTAIRES

 


  • samedi 16 juin 2012 à 11h03, par Bangjo

    Je conseille à l’auteur la lecture des ouvrages de Jean Boulbet publiés à l’EFEO.
    Phongsally, j’y étais... il y a 20 ans... 3 mois dans les montagnes du Niot Ou...



  • samedi 16 juin 2012 à 15h48, par el mexicano

    Passionnant -et,évidemment, attristant. En lisant ce texte, je ne pouvais m’empêcher de faire le lien avec ce qui se passe en Amérique latine... On entend effectivement moins parler de l’Asie du Sud-Est, donc grand merci à l’auteur de nous introduire dans ces mondes cachés.



  • samedi 16 juin 2012 à 16h44, par alex

    Merci pour ce papier, le livre « The Art of not Being Governed » mériterait d’être traduit.

    Peut-être faut-il un peu plus insister sur le fait que les populations « montagnardes » de la région sont d’une extrême diversité (culturel, linguistique, etc.). Certains groupes sont plus hiérarchisés que d’autres. Les Akhas seraient parmi les plus égalitaires.

    Le pouvoirs des plaines a commencé à s’intéresser au contrôle effectif des zones montagnardes avec la pression coloniale. Les souverains siamois ont du pour la première fois délimiter précisément leur frontière avec la Birmanie sous la pression anglaise dans les années 1820. A l’intérieur même des colonies européennes la pression du « pouvoir des plaines » s’est accru sur les « montagnards ».

    Les résistances ont été opiniâtres comme dans le cas des « montagnards » de la région d’Attopeu (Sud Laos) menée par Ong Kommodan dès 1905. Les troubles ont perduré jusque dans les années 1930 et au-delà même du départ des Français. Sithon Kommodan, fils du premier, était lui en lutte contre le gouvernement royal du Laos dans le cadre de la guerre froide.

    Je recommande la lecture du bouquin « Siam mapped » (pour le processus de prise de possession des « marges » par les Etats de la région).



  • lundi 18 juin 2012 à 15h08, par P.Pellicer

    @Bangjo : l’auteur a lu Boulbet. Un des trois tomes de De palmes et d’épines est d’ailleurs référencé dans l’article.
    Tu étais dans « le Niot Ou » il y a vingt ans. Et ?
    Les français étaient présents dans la région dès le début du siècle dernier (voir, entre autres, The Akha and Phu Noi minorities of Laos in the 1920s, chez White Lotus).

    @el mexicano : Merci. En Amérique Latine : on est loin, me semble-t’il, des rapports Etat/communautés d’Asie du sud-est. Nul doute que c’est là-bas (Mexique etc.) que les dynamiques d’autonomie sont les plus intéressantes et les plus solides.
    Mais il y aurait mille parallèles à faire avec d’autres régions montagneuses du globe. James C.Scott évoque notamment la Kabylie à plusieurs reprises. On pourrait parler du Caucause, ou des Pyrénées. Sur cette dernière région, je conseille Comunidades sin Estado en la Montaña Vasca (en espagnol) d’Itziar Madina Elguezabal et Sales Santos vera (http://editorialhagin.blogspot.fr/)

    @alex : Oui, les Akhas comptent parmi les peuples les plus égalitaires d’Asie du sud-est, et gardent, même en Thaïlande (pour certains en tout cas) une aversion (contenue, on est en Thaïlande...) envers le pouvoir extérieur (ce qui est rare dans le coin, et d’autant plus salutaire). Les véritables persécutions qu’ils ont subi durant les dernières décennies y ont surement joué pour beaucoup (voir leur incroyable taux d’incarcération dans les prisons thaïlandaises).

    J’ai évoqué brièvement l’extrême diversité des communautés et groupes de la région. Peut-être aurais-je aussi du préciser qu’il existe aujourd’hui des dynamiques dépassant largement la volonté d’échapper à l’Etat sur la base de l’autonomie communautaire : les Hmong deviennent, avec la modernité, une sorte de Nation (au même titre que, par ex., les Karens) ; revendications autonomistes (Birmanie) etc.

    Les montagnards d’Attopoeu ont effectivement eu une longue histoire de résistance organisée aux tentatives de contrôle par les pouvoirs extérieurs. Surement un des exemples les plus intéressants.
    Pour le nord-est du Cambodge, on peut lire, sur le même thème, Paysans de la forêt à l’époque coloniale : La pacification des aborigènes des hautes terres du Cambodge (1863-1940) de M.Guérin.

    Merci pour ces remarques constructives et passionnantes.



  • vendredi 22 juin 2012 à 20h57, par Denis

    Merci pour l’article.
    Je ne peux m’empêcher de mentionner les interventions des services secrets français, et américains par la suite, dans ces régions du Laos et du Vietnam. Dès le début des années 50, jouant sur les antagonismes entre habitants des montagnes et des plaines, les français ont utilisé les montagnards contre les communistes vietnamiens et laotiens en constituant des maquis. Pendant la guerre du Vietnam, les américains reprennent cette stratégie. Ces « armées » étaient encadrées, formées et armées par des militaires français ou américains.
    Après leur départ, les régimes communistes ont dû leur faire payer cet engagement. Ces sociétés montagnardes ont du être complétement retournées 1) par l’organisation de ces armées et 2) par la répression qui s’en est suivie.
    Si vous en avez, j’aimerai avoir des détails sur les conséquences de ces opérations pour les sociétés montagnardes.

    Sur le versant américain de cette histoire :
    http://www.youtube.com/watch?v=XrWy...
    Des images des maquis pro français :
    http://www.youtube.com/watch?v=9n0T...

    • samedi 23 juin 2012 à 10h31, par P.Pellicer

      Salut Denis,

      Merci pour ton message. Je n’ai pas de references specifiques concernant le theme que tu evoques.
      Il est evident que les bouleversements lies a la guerre d’Indochine puis a celle du Vietnam ont ete importants.
      L’impact a ete partout enorme : disparition des forets, deplacements forces incessants, militarisation des communautes, apparition de nouvelles hierarchies, enorme cout en vies humaines etc.

      Cela varie aussi pas mal selon les lieux : le nord-ouest cambodgien a ete bombarde a des degres impressionnants, le Laos et le Vietnam en bien des endroits egalement, les montagnards de Thailande ont subi une forte repression dans le cadre de la lutte anti-communiste menee par le gouvernement, un peu comme aux Philippines.

      Le jeu d’alliances a quand meme ete assez complexe, avec des montagnards pro-Pathet Lao ou pro-gouvernement vietnamien (voir pro-Khmers Rouge), et d’autres ayant rejoint les rangs francais ou americains, souvent fortement manipules.

      Je ne peux que te conseiller la lecture, concernant les Hmong et Vang Pao, de l’article qui suit, qui retablit quelques verites quant aux mecanismes d’alliance avec les americains.
      http://www.tomvater.com/laos/vang-p...

      Et il existe, eventuellement, un ouvrage sur le FULRO, que j’avoue ne pas avoir lu
      http://www.amazon.fr/FLM-FULRO-mino...



  • vendredi 22 juin 2012 à 22h35, par B

    devinette,
    qui a dit : « je hais la révolution comme le péché » ?



  • samedi 23 juin 2012 à 00h25, par machin

    Pour Denis,

    Si vous lisez l’anglais, par rapport à votre question sur les conséquences des barbouzeries coloniales et néo-coloniales sur les sociétés des montagnes et des plateaux, je vous conseille le bouquin de Oscar Salemink
    "The Ethnography of Vietnam’s Central Highlanders
    A Historical Contextualization 1850-1990« . Cela ne concerne »que" le Vietnam, mais c’est très bien documenté.



  • mardi 26 juin 2012 à 20h25, par Marcel Dubois

    Bonjour. A propos du livre de James C. Scott, j’ai réalisé une traduction française d’une partie du livre, qui se trouve là :

    http://comedieus.blogspot.fr/2011/11/des-vallees-des-collines-et-des-etats.html

    « Jusqu’à peu avant notre ère, le dernier pourcent de l’histoire de l’humanité, le paysage social consistait en des unités familiales élémentaires et auto-gouvernantes qui pouvaient, parfois, coopérer pour chasser, festoyer, combattre, échanger, et faire la paix. Il ne contenait rien que l’on pourrait appeler un état. En d’autres termes, vivre en l’absence de structures d’état est la condition humaine standard. »



  • ce qui est intéressant , c’est de voir comment l’Etat concocte un moule d’obligations pour imposer un choix de société. Au nom de l’urgence politique, les notions de droite et de gauche ne doivent surtout pas faire partie du paysage politique.
    Il ne faut pas banaliser la chose ; reste à rédiger un appel contre ce barbarisme d’Etat.



  • samedi 23 mars 2013 à 23h12, par B.Traven

    Je voulais juste vous signaler que l’ouvrage de Scott vient d’être traduit en français sus le titre « Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné ». Une recension intéressante par ici :
    http://www.laviedesidees.fr/Zomia-l...

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