ARTICLE11
 
 

mercredi 13 février 2013

Littérature

posté à 19h12, par Lémi
3 commentaires

« Sire, je suis de l’autre pays »

« Soudain une idée lumineuse me passa par la tête. […] À quoi bon fuir, à quoi bon partir à la recherche de la terre promise ? Elle était là, près de nous. Il fallait seulement l’inventer. […] Des palmes, des vaisseaux, des palais, des montagnes... - « Osska ! La Terre !, m’écriais-je tout haletant. La Terre ! Un nouveau jeu pour toute la vie ! » » (Léo Cassil, « Le Voyage imaginaire »)

Cette chronique a été publiée dans le numéro 9 de la version papier d’Article11

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« Et les enfants, on les mettait au coin. Les grandes personnes avaient-elles oublié leurs jeux d’enfants, les livres qui les passionnaient quand elles étaient petites ? Il fallait bien qu’elles eussent oublié. Sans quoi on nous aurait permis de faire amitié avec les gens de la rue, de grimper sur les toits, de patauger dans les flaques d’eau et de voir une bouilloire dans le roi des échecs. » (Léo Cassil, Le Voyage imaginaire)

Le Voyage imaginaire est écrit en 1931 par un jeune auteur russe de 26 ans, Léo Cassil. S’il connaît un certain succès à sa sortie en 1933, sous le nom de Schwambrania, devenant en peu de temps un classique de la littérature « enfantine » en terre moujik, l’ouvrage est rapidement interdit par l’administration soviétique. Dès 1937, il cesse d’être réimprimé – il ne fera son retour dans les librairies russes qu’après la mort de Staline, en 1955, expurgé de nombreux passages. 1937, c’est également l’année où le livre est publié en France, grâce à l’enthousiasme d’un certain André Malraux. 1937, enfin, c’est la lugubre année où le frère de Léo Cassil, Ossip, est arrêté et exécuté.

Ossip est présent dans Le Voyage imaginaire – qui oscille entre fiction et récit biographique – sous le nom d’Osska. C’est même l’un des deux personnages principaux. Petit frère du narrateur, il est aussi brillant que lunaire : « Un grand confusionniste », qui « voyait la seconde âme des objets  » et « entrait en conversation avec n’importe qui dans la rue, ahurissant ses interlocuteurs par les questions les plus folles ». Osska est l’âme du livre, celui qui incarne à la perfection l’idéal d’une enfance refusant de se couler dans le moule des adultes – leur éducation, leur imaginaire, leurs mots, leurs guerres. Pas étonnant que la police secrète ait exécuté son double réel en 1937 : il ne faisait pas bon rêver à l’époque des purges et des procès de Moscou.

Le grand frère d’Osska, c’est Lolia, le narrateur – soit Léo Cassil. Tous deux grandissent dans une famille bourgeoise de la petite ville de Prokovsk. La Russie est encore sous le joug du Tsar de toutes les Russies – plus pour longtemps – et leur vie manque de folie. Surtout, Osska et Lolia en ont leur claque du monde des adultes, des réprimandes et des interdictions. C’est d’ailleurs suite à une punition, alors qu’ils bougonnent au coin, qu’ils font une découverte fabuleuse : puisque ce monde est si décevant, pourquoi ne pas en inventer un nouveau ?

«  Si on s’évadait ?, proposa Osska. On galoperait, et comment !  »
«  Tu peux t’évader si ça te fait plaisir, qui te retient ? Mais où iras-tu ?, ripostais-je avec sagesse. Partout, ce sera la même chose. Partout des grands, et toi tu es petit. »
Soudain une idée lumineuse me passa par la tête. […] À quoi bon fuir, à quoi bon partir à la recherche de la terre promise ? Elle était là, près de nous. Il fallait seulement l’inventer. […] Des palmes, des vaisseaux, des palais, des montagnes... »
« Osska ! La Terre !, m’écriais-je tout haletant. La Terre ! Un nouveau jeu pour toute la vie ! »

Ainsi naît la Schwambranie, terre de Cocagne et de Justice enfantine. Au départ, le pays a la forme d’une grande molaire, copiée par Osska sur une réclame de dentiste. Il est peuplé de quelques braves, à l’image de « Jack le Compagnon des marins », dont le vocabulaire limité et polyglotte provient tout droit d’un manuel de navigation. Croisière mentale : « Le Monde était pour nous une rade encombrée de navires, la vie, une navigation perpétuelle, chaque jour un nouveau voyage. »

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Au fur et à mesure que les deux frères grandissent, le territoire s’étend, en surface, en population, en événements. Des guerres sont déclarées, des îles enchanteresses découvertes, des régimes renversés... Et quand, en 1917, l’histoire bascule en Russie, la Schwambranie évolue, se colle au réel pour mieux y échapper : le tsar fictif est piteusement remplacé. Une fois que la vraie guerre civile gronde aux portes de Pokrovsk, la mort fait même son apparition parmi les Schwambraniens.

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Le Voyage imaginaire pourrait n’être qu’une célébration de la fantasmagorie enfantine – ce serait déjà beaucoup. Ou encore une « redite » des Aventures d’Alice au pays des merveilles (1865) et des autres récits fantastiques de Lewis Caroll. Quand Alice s’écrie, mutine, « Si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ?  », on croirait entendre Osska. Mais les aventures d’Alice ne se nourrissent que de son monde et – plus largement – de celui de l’enfance. Elles ne s’inscrivent pas dans une période historique donnée, n’évoluent pas en fonction d’événements extérieurs. Alors que Le Voyage imaginaire appuie ses belles divagations sur l’époque, s’y agrippe comme la palourde à son rocher. L’éditeur Benoît Virot le rappelle en postface de la présente édition (Attila, 20121) : « La Schwambranie de Cassil a une spécificité : elle n’appartient ni au rêve, comme chez Alice ou Nemo, ni à un espace ’à part’, comme chez Peter Pan ou dans Narnia, mais se superpose au réel.  »

L’univers foisonnant construit par les deux frères est davantage dépassement que fuite. Rien à voir avec le merveilleux personnage construit par Richard Brautigan avec Un Privé à Babylone (1982), dans lequel le détective repousse chaque contrariété en se propulsant en songes dans une Babylone antédiluvienne où tout roule pour lui ; il y est à la fois un empereur aimé de son peuple et le champion toutes catégories de base-ball – « Ça m’a laissé vaguement songeur, mais pas très longtemps, parce que j’ai aussitôt rembarqué pour Babylone ». Rien à voir – non plus – avec les mondes imaginaires enfantins livrés clés en main, façon Disney ou Harry Potter. Non, les paysages fabuleux imaginés par Osska et Lolia ne sont constitués que du joyeux bric-à-brac de leur vie quotidienne et de leurs lectures. L’univers qu’ils régentent ne doit rien à personne.

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Le Voyage imaginaire a beaucoup influencé les situationnistes, Debord en tête, pour sa manière d’appréhender l’espace et l’imaginaire. La légende veut que ce soit Gilles Ivain (Ivan Chtcheglov pour l’état civil), compagnon des premières heures mais vite exclu, qui aurait diffusé la pépite dans le cercle relativement restreint des premiers lettristes. Rien d’étonnant. Les rares écrits publiés de Gilles Ivain (Écrits retrouvés, Allia, 2006) sont marqués par cette volonté de dépasser le quotidien, de le renverser par la force de l’imaginaire. Nul besoin de viser le bout du monde, de cibler l’Antarctique ou les trésors de l’inconscient (tactique des surréalistes). Il convient plutôt de se confronter au réel en exhumant ses décalages, en le peuplant de trouvailles linguistiques, architecturales, historiques ou humaines. Le Quartier Latin se fait ainsi royaume de pirates et la Tour Eiffel reine du bal urbain mortifère2. Dans Profil perdu, la belle biographie qu’ils ont consacrée à Gilles Ivain (Allia, 2006), Boris Donné et Jean-Marie Apostolidès comparent son approche à celles des deux héros du récit de Cassil : « La cartographie du royaume de Schwambranie détaillée dans les premiers chapitres du roman annonce l’exploration [du quartier] de la Contrescarpe envisagée comme un continent vierge qu’esquissera un texte de janvier 19543. »

Si le livre a tant plu aux situationnistes, c’est parce qu’il se plaît à déchiffrer le potentiel onirique de l’espace commun. De même que la psychogéographie et la dérive4 avaient pour vocation d’aborder l’espace urbain sous un angle radicalement nouveau, le concept de voyage immobile développé par Cassil renverse la perception du monde et ouvre les possibles. Une brèche dans la prison du réel qu’avait aussi percée Kafka, dans ses Aphorismes  : «  Point n’est besoin de quitter ta chambre, reste à ton bureau et écoute. Non, n’écoute même pas, attends. Non, n’attends même pas, reste là, immobile et solitaire. Et le monde défilera devant toi et se roulera à tes pieds, en extase. »

De cette quête éperdue pour briser les barreaux du décor quotidien, c’est peut-être Gilles Ivain qui a le mieux parlé, dans un texte intitulé « Formulaire pour un urbanisme nouveau », écrit en 1953 et publié dans le premier numéro d’Internationale Situationniste (1958). Il commence ainsi : « Sire, je suis de l’autre pays. Nous nous ennuyons dans la ville, il n’y a plus de temple du soleil. […] Chacun hésite entre le passé vivant dans l’affectif et l’avenir mort dès à présent. Nous ne prolongerons pas les civilisations mécaniques et l’architecture froide qui mènent à fin de course aux loisirs ennuyés. Nous nous proposons d’inventer de nouveaux décors mouvants.  »



1 Les éditions Attila ont particulièrement soigné l’ouvrage, en lui adjoignant des dessins de Julien Couty et un appareil critique conséquent. La traduction par Véra Ravikovitch et Henriette Nizan est celle de la version Gallimard de 1937.

2 Gilles Ivain fut arrêté pour un obscur projet d’attentat à la dynamite contre la grande catin de fer : ses lumières nocturnes l’empêchaient de dormir.

3 Le texte dont il est question s’appelle « Introduction au continent Contrescarpe » et date de janvier 1954. Le quartier de la Contrescarpe est situé dans le Ve arrondissement de Paris.

4 Deux notions centrales dans le lettrisme et le situationnisme. Théorisé par Debord au milieu des années 1950, le concept de dérive désigne la réappropriation de l’espace urbain par la déambulation désordonnée, au gré des bouteilles, des hasards et des pulsions. La notion de psychogéographie renvoie à l’étude de l’influence du milieu géographique – au sens large – sur le comportement humain.


COMMENTAIRES

 


  • jeudi 14 février 2013 à 17h55, par Bob

    Dans la première version de son Exercice de la psychogéographie, Guy Debord cite Léo Cassil comme étant « psychogéographique dans le voyage » (voir Le Marquis de Sade a des yeux de fille… , lettre à Ivan Chtcheglov du lundi 23 novembre 1953, p. 145) mais dans la version définitive de ce texte paru dans Potlatch no 2 (29 juin 1954), il n’en est plus question : Léo Cassil a disparu et Debord nomme à sa place Pierre Mabille comme psychogéographique dans « la compilation des merveilles ».

    Il faut donc admettre que la grande influence supposée de ce livre de Léo Cassil sur Debord et les situationnistes fut aussi ténue que fugace, contrairement à ce qu’Apostolidès et Donné veulent bien nous faire croire.

    • jeudi 28 février 2013 à 19h07, par gertrude navarro

      Peut-être que la question de l’influence réelle de ce livre ou de son auteur sur les situs n’est pas si importante que ça. En tout cas le rapprochement entre Léo Cassil et Gilles Ivain semble cohérent. Sans vouloir provoquer un nouvel épisode dans la série à succès « les situationnistes et mon cul sur la commode », le fait qu’Ivain ait été exclu rapidement et que la référence à Cassil disparaisse également sont peu être liés.
      Apostolidès et Donné s’emportent sans doute un peu mais au moins ça fait parler d’un super livre, et c’est sûrement ça le plus important !



  • jeudi 15 août 2013 à 12h10, par yves

    je viens de lire ce livre, bien intéressant mais aussi pesant son poids de complaisance envers le nouveau régime bureaucratique russe – les chapitres dans lesquels interviennent la Tchéka de sinistre mémoire sont à hurler !

    Ce livre a été écrit dans les années 1930 sous le régime stalinien et cela se ressent fortement.

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