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mercredi 24 décembre 2008

Littérature

posté à 10h17, par Lémi
10 commentaires

« Des Images et des Bombes » : comment la guerre du Spectacle ronge ce monde
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Ils sont quatre à s’être attelés à la tâche, se partageant les chapitres et les analyses. Quatre américains pris dans le cauchemar d’une nation devenue folle depuis qu’elle se sait menacée. Entre fantômes du 11 septembre et guerre en Irak, torture et bombardement, ils plongent brillamment dans les terribles impasses du néolibéralisme guerrier de Washington. Un livre dur qui appelle à réagir. Vite.

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"Rassemblant nos légions affligées,
examinons comment nous pourrons dorénavant nuire à
notre ennemi, comment nous pourrons réparer notre perte,
surmonter cette affreuse calamité ;
quel renforcement nous pouvons tirer de l espérance,
si non quelle résolution du désespoir
."

(John Milton, Le Paradis perdu, Tome 1)

« Rassemblant nos légions affligées ». La citation de Milton placée en exergue de l ouvrage revient comme un mantra, s’incruste au détour des pages, survole le texte limpide des activistes de Retort. De San Fransisco, ils sont quatre (principalement) à s’être partagés la plume pour réagir aux événements - au premier rang desquels la guerre en Irak - agitant l empire américain depuis le 11 septembre 2001. Le tableau tracé en quatre chapitres et une introduction1 est sombre, cinglant : le « néolibéralisme militaire », celui qu’exportent les Etats-Unis partout dans le monde, reste une constante meurtrière, l’unique leitmotiv stratégique d’un Occident auto-destructeur.
Mais toujours revient cet espoir, cette idée d’une « multitude » possible, entraperçue à l’occasion des massives manifestions anti-guerre de février et mars 2003, multitude qui se lèverait enfin contre l’ordre des choses.

« Rassemblant nos légions affligées ». Car l’heure n’est plus au regard bovin sur le cours des événements, mais plutôt à l inversion de ce qui pendant trop longtemps a agité le paysage politique et médiatique américain, voire mondial. « Affligées » ces légions, certes, mais combattives aussi. La défaite n’est pas encore totale. Et il reste l’espoir que le néolibéralisme militaire américain ne continue pas sa route morbide, semant bombes, victimes et « dommage collatéraux » sur son passage.

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Reprenons. 11 Septembre 2001, les tours jumelles s’écroulent, l’Amérique pleure ses morts et ses gouvernants découvrent un ennemi capable de rivaliser sur leur propre terrain de prédilection : le « Spectacle ». Cette mise en scène là, parfaite, aussi meurtrière que minutieusement pensée, crache au monde entier sa déferlante d’images lugubres : les symboles du capitalisme réduits à un tas de cendres, des hommes qui tombent le long des tours en flammes, une nation qui hurle de peur au spectacle du désastre… Al Qaida a atteint son but : désormais, et pour toujours, les Etats-Unis sont hantés par ces images. Et leur réaction, martiale et désordonnée, entérine une défaite d’importance : la propagande, désormais, se trouve des deux côtés.
Avec quelques cutters et des fanatiques surmotivés, l’autre bord a réussi l’opération parfaite en terme d’image, celle qui instille la peur par médias interposés :

"Si, pour rabâcher une fois de plus l’archi-célèbre aphorisme debordien : ’Le spectacle est le Capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image’2, quel condensé symbolique plus approprié de ce processus y aurait-il que le World Trade Center (qui multiplie par deux l’idée d’un pur gigantisme) ? Et quel meilleur moyen pour le vaincre - vaincre son emprise sur le social, c’est à dire son pouvoir sur l’imaginaire consumériste - que de littéralement l’effacer sous l’œil d’une caméra ?

Ainsi que le rappellent les agités de Retort, l’occident triomphant a toujours su jouer de l’image, balancer ses bombes sans retour de bâton médiatique : il n’y avait pas de caméras à Hiroshima, ni à Dresde. Et celles qui ont suivi la première guerre du Golfe étaient si sages et maîtrisées qu’elles étaient armes, elles aussi. Mais voilà, ce 11 septembre, une nouvelle incarnation de « l’image-arme » est apparue. Et - horreur - elle n’était pas du côté des « gentils » :

« La terreur de septembre était d’une autre nature. Elle ne formulait aucune exigence, ne fournissait aucune explication. Elle se fondait sur la conviction (apprise de la culture même qu’elle cherchait à annihiler) qu’une image vaut plus que tous les discours - qu’une image dans les conditions actuelles de la politique, est en elle-même, à condition d’être correctement utilisée, un outil spécifique et efficace de gouvernement. »

Ce jour là, l’impérialisme américain, doté de ce « néolibéralisme militaire » qui lui servait de viatique stratégique depuis si longtemps, a dû faire face à un défi de taille, à une remise en cause de sa domination totale. Il a appris que « les plus faibles peuvent devenir les plus forts ». Depuis, il ne cesse de gesticuler, faisant feu de tout bois, bête prise au piège, tuant sans discernement, de Kaboul à Falloujah, de Guantanamo à Bagdad. La peur, voilà ce qui le guide, désormais. Celle que l’ennemi a su si diaboliquement instiller.


15 mars 2003. Autre date clé, autre point d’entrée dans le livre. Les Etats-Unis déclarent la guerre à l’Irak. L’opinion publique américaine, jusqu’à alors apathique et muette alors même que s’affutaient les canons, se retrouve soudain dans la rue, propulsée par son dégoût. Des foules immenses envahissent les rues américaines, et même du monde entier. Ceux de Retort y sont. Miracle, ils voient dans l’apparition soudaine de cette « multitude » une raison d’y croire encore. Cette « résolution (tirée) du désespoir », soudain, se manifeste massivement.
Ils le disent : ce livre est né de ces manifestations, il s’est affûté au contact de la multiplication des voix divergentes. Si, au moment même où la machine de guerre médiatique hurlait à pleins poumons son discours rassembleur, ce moment où le peuple se rue habituellement vers la guerre en suivant la voix du maître, si à ce moment-là ils étaient des millions d’Américains à clamer leur dégoût, alors tout n’était pas perdu. Une autre voie pouvait l’emporter. Ils ont voulu l’écrire.

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C’est un livre étonnant. D’abord il tire à boulet rouges, se revendique pamphlet, traîne dans la boue l’incurie des dirigeants américains avec une verve jubilatoire. Et puis, l’instant d’après, il analyse avec minutie, ne laisse rien au hasard, convainc par les faits et la rigueur du raisonnement.
Il prend son essor sur les cendres encore chaudes du situationnisme et de Debord, entraîne le lecteur dans une démonstration que n’aurait pas désapprouvé - fond et forme - l’auteur de La Société du spectacle. Et puis soudain, il convoque Marx, dont la notion « d’accumulation primitive » comme moteur du capitalisme serait plus adaptée que jamais à la marche décérébrante de nos sociétés, rebondit sur Hobbes, sur Milton, sur Polanyi…
La gauche ne pense plus depuis trop longtemps disent-ils. Elle laisse ça aux autres, rabâche ses bibles mal digérées, Lénine au premier rang, ne propose rien de neuf. Il faut, avant de pouvoir agir, apprendre à repenser. Tout de suite. Alors ils s’y mettent, avec une ambition non dissimulée. Et refusent toute pensée monocorde, tout à priori, multipliant des références que d’autres auraient vu comme antinomiques. De toute manière, « Dans cet enfer, Satan lui-même aurait du mal à distinguer le vieux du neuf. »

Il y a ce constat d’abord, celui de l’apathie collective. C’est là, aussi, qu’intervient Debord. « Colonisation de la vie quotidienne » et « Société du spectacle », deux notions réactualisées, réintroduites - elles s’y adaptent tellement - dans nos enfers modernes. Par les médias, par les discours, par les images, une uniformité a atteint sa vitesse de pointe, clinquante et trompeuse. Notre présent : un « monde image » qui a pris son essor sur les fondations véreuses de la société de consommation, a détruit toute forme de vie, de lien social. Ce qui reste ? « Une citoyenneté faible », « des sujets consommateurs vaguement rattachés les uns aux autres », qui succombent aux « modes idiotes », aux « paniques orchestrées », aux « images-motifs »… Rien de neuf sous le soleil . Peut-être, mais tellement vrai. Et Debord, toujours, de revenir par la bande, incontournable :

"Il n’existe plus nulle place où le débat sur les vérités qui concernent ceux qui sont là puisse s’affranchir durablement de l’écrasante présence du discours médiatique, et des différentes forces organisées pour le relayer. (…) Le faux sans réplique a achevé de faire disparaitre l’opinion publique, qui d’abords s’était trouvé incapable de se faire entendre ; puis très vite par la suite de seulement se former…"

Alors, on croit être durablement sur les rails situs et ça nous barbe un peu - ces vérités ont déjà été dites - et soudain Retort se braque, se dérobe. Car le constat final de Debord, celui qui souligne que l’autorité spectaculaire ne risque plus « aucune autre riposte sur son propre terrain ni sur un autre », ils le réfutent en grande partie.
Avec le 11 septembre, l’autorité spectaculaire, celle qui tenait si fermement les rênes de la manipulation, a pris peur, a perdu la maîtrise de ses images. Une riposte s’est faite à sa domination unilatérale. Horrible, meurtrière, mais riposte quand même. Puis, une deuxième riposte, moins efficace mais infiniment plus souhaitable, la soudaine émergence d’une « multitude » anti-guerre, a confirmé qu’une brèche existait. Et qu’il fallait s’y engouffrer.

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3

La seule chose à faire, dans ces conditions, c’est plonger dans cette réalité qui soudain se révèle, analyser la faiblesse mise à jour. Retort s’y emploie, brillamment. D’abord en se penchant sur l’argument du pétrole comme seule raison de la guerre en Irak (version qui contient nombre de vérités mais masque la complexité de la chose, la dimension véritablement stratégique de cette guerre, et pas seulement économique), puis en étudiant, avec luxe de détails, la constitution et le mode de fonctionnement de ce nouveau-venu terrifiant : « l’Islam révolutionnaire ». Avant de rassembler dans un dernier chapitre4, « Modernité et terreur », ce qui fait sens dans un monde à bout de souffle, ce que les « avant-gardes » doivent y chercher.

Ici, il nous faut mettre un frein à notre envie de dévoiler l’ensemble du livre, plonger dans ses entrailles. Manque de temps, peur de trahir. Qu’importe, le lecteur alléché et courageux (l’ouvrage est parfois ardu) y trouvera de quoi grandement se sustenter : une mise à nu d’une intelligence brillante du « néolibéralisme militaire » (les habits neufs du président Oncle Sam), des fulgurances disséminées au fil des pages, un style parfois inégal (il y a quatre plumes, certaines plus affûtées que d’autres) mais souvent parfaitement limpide (il y a aussi du situ là dessous) et même, malgré l’extrême négativité du bilan tiré, malgré les flots de sang et de larmes qui noient ces pages, des raisons d’espérer :

« Les cris sont désormais bien audibles, et le monde commence à sortir de sa torpeur. »



1 Plus une très instructive note aux lecteurs de la traduction française, qui réactualise le propos sans en changer le constat.

2 Guy Debord, La Société du Spectacle, 1967.

3 Une anecdote révélatrice est citée par Retort concernant le Guernica de Picasso : en février 2003, quand la guerre était imminente, les américains insistèrent longuement pour que soit recouvert d’un pudique rideau la copie du tableau affichée dans l’entrée du conseil de sécurité des Nations Unies. Les images, soudain, jouaient contre eux, il fallait s’en débarrasser…

4 Il semble que la version originale, en anglais, contenait d’autres chapitres non reproduits dans la version française, l’équilibre de l’ouvrage, parfois, semble s’en ressentir.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 24 décembre 2008 à 20h18, par Guy

    Et une tartine de post-situationisme nappé de multitude à la Negri, une !

    • jeudi 25 décembre 2008 à 11h14, par Guy M.

      On peut voir les choses comme ça, anéfé, c’est-à-dire ne rien voir.

      Lémi aurait dû vous prévenir que la lecture de Retort est à déconseiller aux prétendus lecteurs qui développent une allergie aux mots de « spectacle » et de « multitudes »... et un certain nombre d’autres qui flanquent des démangeaisons...

      Pour ceux qui ne risquent pas l’œdème de Quincke, la lecture de « Des images et des bombes » peut être bien stimulante et éclairante. Le point de vue du collectif Retort, qui n’a pas la prétention de donner une somme totalisante de la situation, peut servir, par sa cohérence, de point de départ à une réflexion approfondie.

      (Il y a d’autre part quelques remarques sur la gauche radicale européenne qui ne manquent pas d’intérêt).

      Voir en ligne : http://escalbibli.blogspot.com

      • jeudi 25 décembre 2008 à 12h09, par Guy

        Une allergie, pourquoi donc ? La scolastique a régné 17 siècles et quelques morceaux de cire cartesiens sur la philosophie occidentale. Elle peut bien présidé à la mode en vogue de l’insurrection tant attendue. Et si on n’aime pas, les pavés sont gratuits, au contraire des concepts.

        • jeudi 25 décembre 2008 à 15h57, par Guy M.

          Sans comparer les mérites du pavé et du concept, je constate qu’une certitude détruite par un concept bien ajusté est plus difficile à remplacer qu’une vitrine descendue par un pavé...

          Mais je reconnais que l’explosion de la vitrine est beaucoup plus spectaculaire.

          Voir en ligne : http://escalbibli.blogspot.com

          • jeudi 25 décembre 2008 à 16h48, par Guy

            Oui, mais que penser des concepts avec lesquels on mastique les vitrines de la contestaton ? Comme des portes à digicode, le jour où l’on court, elles n’abritent que les initiés. Aux autres restent les pavés. Chaque rares fois où l’on aura un peu de champ pour voir poindre le mouvement social, verra se multiplier ceux qui y vont à reculons pour prendre d’avance la position de gourou, chauffer leur place dans la prochaine académie. Mais si c’est pour détruire les certitudes, alors, je me tais. Que c’est beau et courageux maintenant que tout est évident.



  • Une critique situ. de l’ouvrage en langue originale et bien documentée :

    http://www.notbored.org/retort.html



  • Le 11 septembre a dans l’univers médiatique la même couverture que la vache folle ou la grippe aviaire. Un danger très grand dont on soupçonne mais sans jamais le dire la causalité dans notre civilisation.

    Al Qaida a accédé a ce statut ? La belle affaire ! Ils ont le même rôle médiatique que le virus de la grippe aviaire : faire peur pour faire accepter. Lorsqu’on utilise les armes de son adversaire on est plus maitre des conséquences qui deviennent indistinguable des conséquences de l’adversaire utilisant ses armes. Par conséquent le 11 septembre ne fait qu’appuyer sur un facteur déstabilisant déjà existant dans notre monde occidentale : le conformisme tendance totalitaire ou pour reprendre Debord, l’hégémonie du faux par étouffement (démocratique of course !) de la contradiction.



  • Le 11 septembre a dans l’univers médiatique la même couverture que la vache folle ou la grippe aviaire. Un danger très grand dont on soupçonne mais sans jamais le dire la causalité dans notre civilisation.

    Al Qaida a accédé a ce statut ? La belle affaire ! Ils ont le même rôle médiatique que le virus de la grippe aviaire : faire peur pour faire accepter. Lorsqu’on utilise les armes de son adversaire on est plus maitre des conséquences qui deviennent indistinguable des conséquences de l’adversaire utilisant ses armes. Par conséquent le 11 septembre ne fait qu’appuyer sur un facteur déstabilisant déjà existant dans notre monde occidentale : le conformisme tendance totalitaire ou pour reprendre Debord, l’hégémonie du faux par étouffement (démocratique of course !) de la contradiction.



  • Je vous cite : Il prend son essor sur les cendres encore chaudes du situationnisme et de Debord. Ainsi les deux, si on vous suit, seraient à mettre dans le même sac poubelle ?

    Un peu plus loin, vous semblez apporter un soupçon de réponse à notre bien niaise question : Alors, on croit être durablement sur les rails situs et ça nous barbe un peu - ces vérités ont déjà été dites (...). Car le constat final de Debord, celui qui souligne que l’autorité spectaculaire ne risque plus « aucune autre riposte sur son propre terrain ni sur un autre ».
    Ah bon ? Debord aurait donc, au “final”, dit qu’il n’y avait qu’à aller se coucher, en attendant que ça s’écroule sur notre couche, peut-être ?

    On se demande, au « final », pourquoi il aura tant écrit, pour passer le temps peut-être, et l’on comprend pourquoi vous le mettez dans la même poubelle que le situationnisme, dont il disait, entre autres, qu’il était une idéologie, celle qui permettait d’étouffer ce qu’il disait, et qui avait de si beaux jours devant elle.

    Je ne sais pas pourquoi, mais à vous lire j’ai comme cette impression que ce que vous semblez apprécier chez Retord, c’est qu’il vous donne, à nouveau, le sentiment d’être intelligents, comme Debord, qui a eu le mauvais goût, à n’en pas douter, de ne pas sortir, pour votre divertissement et l’épate dans les salons de la bien-pensance, des rails situs. Ah ! la mode, c’est quand même la vie, n’est-il pas ?

    Quant aux images, Ah ! le caïdat, bla bla bla, elles accompagnent les tourments sur canapé, avec saucisses et bières à l’appui (faut au moins ça), des salariés qui les produisent ....



  • Pas de doute, l’humain est naturellement bon...

    Voir en ligne : http://www.politique-jeunesse.com

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