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mercredi 14 novembre 2012

Textes et traductions

posté à 15h35, par Jean-Pierre Garnier
6 commentaires

L’horreur guerrière « de basse intensité »

Deux armées se faisant face ? Un duel d’artillerie ? Régiment de soldats contre régiments de soldats ? Nope : la guerre a changé. Dans leurs labos et QG’s, les galonnés planchent sur la nouvelle guerre en cours, permanente et asymétrique, avec les centres urbains pour premier champ de bataille. Une évolution contée dans Villes sous contrôle, passionnant ouvrage de Stephen Graham.

Chacun sait ou devrait savoir que, dans un monde de plus en plus urbanisé, les guerres à venir seront principalement pour ne pas dire exclusivement urbaines. Et que les frontières entre ennemis extérieurs et intérieurs sont appelées à totalement s’effacer. En haut lieu, c’est-à-dire dans des instances qui échappent complètement au regard et, à plus forte raison, au contrôle des citoyens, des préparatifs sont déjà engagés pour venir à bout des soulèvements populaires que le retour du capitalisme à la sauvagerie de ses débuts ne manquera pas de provoquer. Une sauvagerie sophistiquée propre à ce que les stratèges chargés de la mettre en œuvre appellent «  guerres de basse intensité », où les dernières avancées scientifiques et techniques seront mises au service de la répression, comme elles le sont déjà au service de l’exploitation.

Ainsi en va-t-il des techniques de contre-insurrection urbaine mises au point pour briser toute tentative de subversion et de sédition dans les métropoles du futur. Dans la panoplie sans cesse enrichie des artefacts élaborés à cette fin figurent des robots-tueurs autonomes. Ils seront capables non seulement de détecter, sélectionner et détruire leur cible à partir de décisions fondées sur des algorithmes informatiques, sans aucune intervention humaine, mais de distinguer les cibles des non-cibles. c’est-à-dire les ennemis à abattre des alliés à épargner, grâce à des logiciels de reconnaissance. Dans les centres de recherche publics ou privés financés par le Pentagone, on s’active déjà à mettre au point et tester à coups de simulations électroniques des « protocoles éthiques » [sic] greffés sur des drones sans pilote, des missiles, des bombes ou des engins terrestres conçus pour survoler une ville ou patrouiller dans un quartier, à la recherche des «  bonnes cibles » à éliminer. Comme le note le géographe anglais « radical » Stephen Graham dans Villes sous contrôle, un ouvrage que l’on ne aurait trop recommander pour ne pas mourir idiot — à défaut de ne pas mourir du tout —, ce sera donc à la machine de déterminer si un être humain a droit à la vie ou doit périr1.

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Dans un sous-chapitre intitulé « Entomologie de synthèse », l’auteur montre à quelles extrêmes peuvent mener « le fétichisme de la machine et les fantasmes technophiles » : « Endémiques, selon lui, au mode de production capitaliste », ils fonctionnent «  en tandem avec les fictions d’anticipation, la géopolitique de comptoir et le divertissement de masse  »2. Outre les micro- et nano-technologies, amplement utilisées depuis longtemps pour perfectionner l’armement high tech destiné à annihiler les rebelles métropolitains, proches ou lointains, d’aujourd’hui et de demain, les biotechnologies sont à leur tour mobilisées. Apparemment, en effet, les robots-insectes mis en circulation pour accompagner ou précéder les unités militaires menant des opérations en « terrain urbain hostile », dans les territoires palestiniens occupés, en Irak et en Afghanistan et ailleurs, ne suffisent plus. Baptisés « veuve noire  », « guêpe  » ou « frelon  » par leurs concepteurs, ces micro-robots — ils ne pèsent que quelques dizaines de grammes et ne mesurent que quelques centimètres — peuvent surveiller des bâtiments et pénétrer à l’intérieur pour signaler si un ennemi s’y trouve et avec quelles armes. Cependant, une étape supplémentaire est en voie d’être franchie dans l’innovation meurtrière avec la « rencontre entre la nanotechnologie et la génétique » qui, selon Stephen Graham, «  va ouvrir une nouvelle ère de guerre biologique, une guerre qui se jouera à une échelle microscopique ».

S’appuyant sur les dires d’un lieutenant-colonel de l’US Air Force, le géographe discerne le point d’aboutissement prévisible de cette convergence technologique : fabriquer des « essaims de microrobots volants qui pourraient s’attaquer à l’ADN d’un individu » — préalablement sélectionné dans les bases de données militaro-policières répertoriant ceux suspectés de menacer « nos démocraties » — en injectant des armes biologiques ou génétiques dans le sang du sujet.

Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin de l’artificialisation du vivant ? La DAPA (Defense Advances Research Projects Agency), soit l’« agence pour les projets de recherche avancée de défense  », succursale scientifique du département de la Défense des États-Unis chargée, en collaboration avec les laboratoires militaires israéliens, de la recherche et développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire, a lancé en 2006 un programme nommé Hybrid Insect. Comme son nom le suggère, il consiste à truffer d’électronique miniaturisée des insectes réels pour en faire des papillons ou des coléoptères cyborgs téléguidables. « En introduisant de la microélectronique dans la chrysalide, on produit un insecte cyborg contrôlable à distance dès qu’il quitté son cocon.  »

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« Withus Oragainstus », by Bansky

Ainsi pourrait-on envisager « des systèmes de video-surveillance capables d’investir et d’habiter en permanence n’importe quelle ville ou quartiers ennemis »3. Bien plus, on songe déjà à déployer un type inédit d’armement microscopique : des essaims d’insectes cyborgs aptes à inoculer des maladies, mortelles ou non, à effets foudroyants ou différés. Nick Turk, historien, journaliste et éditeur étasunien « radical » cité par l’auteur, l’un des meilleurs analystes des projets bellicistes du «  nouvel impérialisme », invite ses lecteurs à « imaginer un monde où le moindre insecte qui voltige devant votre fenêtre pourrait être une espion contrôlé à distance et équipé d’un matériel de surveillance.4 » Mais, ajoute t-il, plus troublante encore est «  la perspective d’armer un jour ces petites créatures, et notamment, selon un scientifique très proche du projet, d’équiper ces insectes cyborgs d’ “armes biologiques” ».

Ce qui précède est une illustration parfaite, c’est-à-dire mortifère, de ce dont s’évertuent à nous prévenir de rares observateurs lucides à propos de ce que l’on persiste à identifier comme « le progrès  », malgré les deux dernières guerres mondiales, Auschwitz et Hiroshima, et maintenant la soi-disant « guerre contre le terrorisme », avec ses centres de torture secrets souvent « délocalisés et ses « exécutions extrajudiciaires ». À savoir que les avancées scientifiques et techniques conjuguées avec le maintien des rapports de production capitalistes qui en déterminent l’orientation et l’utilisation, ne peuvent qu’engendrer une régression d’ordre à la fois intellectuelle, éthique et politique, pour ne pas dire une barbarie accrue, fût-elle new look5.



1 Stephen Graham, Villes sous contrôle. Le nouvel urbanisme militaire, La Découverte, 2012.

2 À la différence de leurs homologues hexagonaux qui voient là un crime de lèse-scientificité, certains chercheurs anglophones ne craignent pas de « verser dans la polémique ».

3 Ibid.

4 Nick Turk, « Weaponing the Pentagon’s cyborg’ insects A futuristic nightmare that just might come true », Tom Dispach, march 2008.

5 Pour en savoir plus et se libérer de l’obscurantisme scientiste et technophile, consulter le site de PMO, ICI.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 14 novembre 2012 à 23h51, par Xavier Xourkis

    Merci de cet article.



  • vendredi 16 novembre 2012 à 18h58, par Pseud

    A conseiller dans la même veine, « RFID : la police totale ».
    http://www.piecesetmaindoeuvre.com/...

    Merci de l’article, c’est à se demander si l’expression du « mouchard » n’était pas vouée à devenir un terme de prédilection.



  • samedi 17 novembre 2012 à 16h30, par Pseudo

    2006, l’année de sortie du film de William Friedkin, « Bug », qui signifie « insecte » et « crash informatique ». Si Jean-Pierre Garnier ne veut pas mourir idiot, il peut toujours se faire une toile et regarder un mauvais film burroughsien des années Bush.



  • samedi 17 novembre 2012 à 16h43, par Duogra

    Sans parler des technophiles mortifères, l’armée française en Algérie a développé des méthodes de coercition sociale assez pointues. Le Dispositif de protection urbaine, inventé par le colonel Roger Trinquier en 1957, pendant la bataille d’Alger, est une de ces méthodes qui fut largement utilisée en Algérie, mais également exportée à l’étranger. Il s’agit de découper la ville en quartiers, eux mêmes divisés en îlots, en groupes d’immeubles et en immeubles. Tout le monde est recensé et fiché. Chaque individu est identifié par un code (A-3-B-7, quartier A, îlot 3, groupe B, immeuble 7). Le soir venu, couvre feu, les paras débarquent. Qui est là ? Il en manque un, il y en a un en trop, Papa file au poste. Le tout est doublé d’une pyramide de responsables désignés par l’armée. Ceux-ci font remonter les renseignements et descendre les consignes de l’autorité. C’est ainsi que les Algérois furent mobilisé pour les manifs de mai 1958.
    Pas besoins d’insectes bioniques pour mettre une saine ambiance de travail policier....



  • mardi 11 décembre 2012 à 22h10, par Pec

    ...Yukito Kishiro sera t-il alors considéré comme un prophète ?



  • mardi 18 décembre 2012 à 01h31, par Nous sommes légion

    Le « fascisme électronique » était déjà annoncé dans les années 70, et on nous expliquait que si l’IRA perdait la guerre contre l’armée britannique cela serait la fin de tout puisque cela validerait les nouvelles formes de torture et de coercition inventées par cette dernière...
    Or depuis l’armée anglaise a gagné (en grande partie du fait des lacunes politiques de l’IRA d’ailleurs) et au lieu de l’électrofascisme on a eu internet, « un truc de hippies » comme dit Laurent Chemlia.

    Il serait absurde de dire qu’il n’y a eu aucune régression depuis les années 70 ni que certaines formes de contrôle policier n’ont pas progressé, mais la pensée paranoïaque voire quasi-millénariste ne sert pas vraiment à faire avancer quoi que ce soit...

    Et ils vont leur servir à quoi, les insectes qui modifient l’ADN de leur cible ? S’il s’agit d’assassiner quelqu’un, il y a plus simple, et comme l’ont montrés justement les assassinats politiques des années 60 et 70 un assassinat n’a jamais arrêté la lutte des classes.

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