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mardi 14 février 2012

Entretiens

posté à 13h45, par ZeroS
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Naples sous tension – entretien avec Alain Hugon

Neuf mois d’affrontements et de violences, d’expérimentation politique, d’espoir populaire. Une éruption de colère qui secoue tout le Sud de l’Italie. De France, on ne connaît généralement pas grand chose à la révolte de Masaniello, qui agita le Royaume de Naples en 1647 et 1648. Pour réparer cet impair, place à Alain Hugon, auteur de « Naples insurgée, de l’événement à la mémoire ».

Baruch Spinoza (1632-1677), célèbre philosophe marrane, aurait, dit-on, accroché au-dessus de son bureau à Amsterdam le portrait d’un de ses contemporains, un pêcheur... Pas n’importe lequel : le napolitain Masaniello1, élevé jusqu’à aujourd’hui au rang d’icône de la révolte napolitaine éponyme de 1647-1648.

Comme de nombreux héros romantique, Masaniello incarne une réalité idéalisée et atrophiée. La recherche historique n’est - elle - pas hagiographie. Alain Hugon, historien, explore ainsi avec rigueur et minutie le cours de ce qui fut dans l’une des trois plus grandes villes d’Europe de l’époque, plus qu’un épiphénomène ou une simple révolte, une véritable révolution – près de neuf mois d’affrontements et de violences entre différents partis, notamment entre partisans de la monarchie et républicains, d’altération des rôles sociaux, d’expérimentations politiques et de puissants espoirs. Entretien autour d’une insurrection napolitaine complexe ayant marqué les contemporains d’une Europe révoltée.

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Peut-on situer le contexte de la révolution napolitaine de 1647-1648 (communément qualifiée de « révolte de Masaniello ») ?

Au milieu du XVIIe siècle, Naples est la principale ville de l’Occident méditerranéen avec Constantinople. Elle compte alors de 200 à 300 000 habitants, contre peu ou prou 200 000 au début du XVIIe siècle. Très peuplée, c’est aussi une ville moderne par sa structure économique. Elle abrite de nombreux palais aristocratiques, construits de la fin du XVe au XVIIIe siècle, d’où l’architecture superbe de la Naples actuelle.

Naples est aussi la capitale d’un royaume qui possède ses propres lois, sa propre monnaie - même si le souverain, absentéiste, en est le roi d’Espagne. Par de nombreux aspects, Naples s’affirme alors comme le poumon économique de l’Empire espagnol, les « Indes d’Europe », selon une expression de l’époque. L’une des originalités de ce royaume tient dans le poids de sa capitale : Naples est une ville macrocéphale, avec une tête énorme pour un petit royaume – 200 ou 300 000 habitants pour la ville, alors que le royaume compte environ 1,2 millions d’habitants. Soit un sixième de la population vivant en ville, une proportion énorme pour une économie préindustrielle !

Et par rapport au reste de l’Europe ?

À l’époque, seules l’Italie du Nord et les Provinces-Unies (Pays-Bas et Belgique) affichent des densités urbaines aussi importantes ; l’Espagne ou le Languedoc ne connaissent par contre pas cette macrocéphalie. Naples a alors ce statut particulier d’être à la fois un royaume et une capitale. On peut la comparer avec Londres, sauf que cette dernière aligne de 200 à 300 000 habitants pour une population anglaise totale de 5 à 6 millions de personnes.

Naples se caractérise aussi par l’existence précaire de toute une population flottante. On peut reprendre le terme romain que les Italiens de l’époque emploient : celui de plèbe. L’immense majorité de la population n’est pas noble, et travaille dans les métiers libres ou dans des corporations ; dès qu’il y a une crise, beaucoup se retrouvent au chômage. Il n’y a pas de filets sociaux, sinon les réseaux de parentés. Cette population flottante est commune aux villes d’Ancien régime, et jusqu’au XVIIIe siècle. Naples plus que toutes autres porte cette image d’une ville populeuse, crève-la-faim, mais qui peut vivre de façon relativement opulente lorsque l’économie va bien.

Cette toile de fond permet d’expliquer que les mécontentements y entraînent parfois de puissants mouvements de foule, certainement plus forts que dans d’autres pays. C’est d’abord cette plèbe napolitaine, que les contemporains qualifient tour à tour de « marée », de « foule », de « vague » irrépressible, etc., qui m’a frappée.

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Michelangelo Cerquozzi, « La rivolta di Masaniello », 1648, huile sur toile, 96,8 x 134,3 cm, Galeria Spada, Rome.

D’où vient-elle ?

La croissance urbaine de Naples s’affirme dès la fin du XVe siècle, sous les Aragonais. Elle provient principalement de flux migratoires positifs, car les villes sont alors des mouroirs – le taux de mortalité y est bien plus important que le taux de natalité. Un afflux migratoire incessant alimente la ville en hommes.

En français, on a les mot « citadin » et « citoyen » ; en italien, la distinction n’existe pas, le citoyen (cittadinanza) est donc celui qui appartient à la ville. L’énorme avantage de vivre dans la Naples de l’époque tient à ce que, théoriquement, on n’y paye pas d’impôts. C’est une ville franche, alors appelée « la Très Fidèle et Très Noble Ville ». Ses habitants sont libres, comme tous les sujets du royaume, mais en plus ils ne sont pas imposables. L’absence d’impôt, ou son poids beaucoup plus faible, est l’une des raisons pour laquelle beaucoup de gens viennent vivre à Naples.

Mais il existe d’autres formes de taxation...

Oui, les gabelles, soit des taxes sur les produits alimentaires. En France, la monarchie a imposé la gabelle sur le sel ; à Naples, ce n’est pas vraiment nécessaire puisque le sel est présent naturellement : on la remplace donc par les taxes sur les fruits et les légumes (fèves, pois, agrumes, etc.). C’est la base de l’alimentation qui est taxée, souvent à l’entrée de la ville : Naples étant enceinte de murailles, c’est à ses portes que se trouvent les maisons des gabelleurs percevant les taxes.

Et les personnes qui immigrent ? Comment passent-elles ces portes ?

Comme à Paris ou à Caen2, il suffit de franchir les portes de la ville. Ça ne pose pas de problème : n’importe qui peut entrer ou sortir.
Si les produits qui rentrent sont taxés, ceux qui sortent ne le sont généralement pas ; il s’agit souvent de produits manufacturés liés aux corporations, la soie par exemple. Mais un des grands jeux, comme dans toutes les villes de l’époque, reste de trafiquer, de faire de la contrebande. À Caen, on jette des produits alimentaires de l’extérieur vers la ville, au-dessus des murailles. À Naples, que font les Napolitains ? La même chose. D’ailleurs, Masaniello est aussi un trafiquant.

La question du contrôle des migrations commence par ailleurs à se poser. En 1591, une Pragmatique3 propose ainsi le contrôle des étrangers. Mais à l’époque, la notion d’étranger ne veut pas dire grand chose : c’est celui qui n’est pas de Naples. Ce peut être l’Espagnol, le Calabrais, etc. On tente de le contrôler, mais sans y parvenir. Songez qu’aujourd’hui, malgré ses moyens perfectionnés, la police n’arrive pas à contrôler les étrangers, alors à l’époque... Lorsque les gens veulent bouger, ils bougent.

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Révoltes et jacqueries dans le royaume de Naples (été 1647 – printemps 1648), réalisée par M. Daeffler et A. Hugon, CRHQ, 2010.

Pour entrer dans le vif du sujet, dans quel contexte s’inscrit « la révolte de Masaniello » ?

Plantons le décor... Pour tout le monde, le XVIIIe siècle est celui des révolutions. Mais je pense qu’on « invente » en réalité la révolution au XVIIe - peut-être même y a-t-il un germe fin XVIe, avec les Provinces-Unies. Avant, il s’agissait plutôt de révoltes millénaristes, teintées de religion, qui mélangeaient arguments économiques et politiques. Mais la religion était pratiquement tout le temps dominante, même dans les Provinces-Unies.

Il se produit en fait de nombreuses révolutions au XVIIe siècle - même si tous les historiens ne s’accordent pas sur le mot. De 1640 à 1660, il advient même six révolutions : au Portugal, en Catalogne, à Naples, en Angleterre (Guerre civile de 1641 à 1649), en France avec la Fronde (1648), et enfin dans les Provinces-Unies (1568-1648). Il faut aussi mentionner les révoltes de Sicile (Messine), qui sont moins importantes. Il y a là, sur cette période, vingt ans de terrible instabilité dans toute l’Europe, particulièrement occidentale.

Je me suis demandé s’il existait un chaînon entre les révoltes napolitaine et les autres. On ne trouve pas de lien établi, mais les mécanismes possèdent des ressemblances et des dissemblances ; la comparaison se révèle intéressante.

Qu’appelez-vous chaînons ?

J’ai voulu savoir si on pouvait parler de « vague révolutionnaire ». Et si ces révoltes répondaient à des causalités ou à des mécanismes, sans pour autant introduire de déterminisme. La question est celle-ci : qu’ont-elles en commun ? À l’origine, mon travail était marqué de cette volonté de penser en même temps les révoltes en Andalousie, à Naples et en Normandie. Pendant quatre ans, j’ai bossé là-dessus, jusqu’à avoir l’impression que ma tête allait exploser ; cela impose de repenser une contextualisation administrative, politique, culturelle. C’est un travail collectif qu’il faut mener, et non individuel.

Pourquoi vous être recentré sur Naples ?

J’ai cessé de travailler sur l’Andalousie, parce que les sources étaient pratiquement inexistantes - les seules citées le sont dans un unique livre et relèvent d’archives privées. J’ai tenté d’y avoir accès : il faut téléphoner au ministre, à untel, etc. Bref, j’ai abandonné assez rapidement.

Naples me convenait mieux. Parce qu’il ne s’agit pas d’une petite révolte, mais du renversement d’un royaume entier. Et parce que les sources disponibles sont abondantes - pour beaucoup, semblables aux mazarinades4 françaises. Mais autant on connaît ces dernières, deux ou trois milles pamphlets contre ou pro-Mazarin, autant les nombreux textes écrits pendant la révolte de Naples et par des protagonistes de ce mouvement restent méconnus, à l’exception de quelque spécialiste.

Dans votre ouvrage, distinguez-vous « révolte » et « révolution » ?

Je n’ai pas voulu faire de différence entre les deux. Il pourrait sembler possible de reprendre les travaux de Jean Nicolas5 qui a dénombré les mouvements de mécontentements sociaux en France au XVIIIe siècle. Mais une semblable comptabilité n’est pas possible en ce qui concerne le XVIIe. Dans les années 1960-70, on a bien essayé de distinguer les mouvements portant un projet politique et ceux qui n’en avaient pas, mais ça n’a pas fonctionné : de petites révoltes peuvent porter des projets politiques, et de grosses révolutions aucun.

J’ai donc laissé de côté cette distinction. La période qui m’intéresse correspond à une jonction : le mot « révolution » passe de la connotation mécanique, cyclique, traditionnelle du mouvement de retour sur soi-même, à un sens s’appuyant sur la politique. Et il me semble justement que l’événement napolitain se situe au niveau d’une révolution, il n’a plus grand chose à voir avec la seule révolte de Masaniello, qui dure dix jours ; il s’agit d’une révolution qui dure neuf mois et qui touche à la fois la deuxième ou troisième ville d’Europe et un royaume entier. Si c’est une révolte, elle me semble vraiment puissante – comme la guerre civile anglaise. Rien à voir avec les Va-nu-pieds6 ou celle des Bonnets rouges7 en France.

L’ouvrage d’Alain Rey8 de 1989, publié à l’occasion du Bicentenaire de la Révolution française, présente beaucoup d’avancées sur l’histoire du mot « révolution ». C’est un joli livre. Je suis assez d’accord avec ce qu’il explique : il montre qu’on se trouve dans l’incertitude au XVIIe siècle, avec le mot rivolta, qui signifie retourner ou revenir, mais en même temps ce terme est en train d’acquérir un sens politique. Il faut ici signaler l’apport des penseurs de l’État comme Gabriel Naudé9, qui montre que les coups d’État sont des révolutions, des retours à l’âge d’or. Il faut attendre Montesquieu pour que cette évolution lexicale se finalise. À partir de 1720, le mot « révolution » devient réellement politique, même s’il reste aussi mécanique, céleste et compagnie...

Peut-on rapprocher cette incertitude politique de l’incertitude religieuse ? Dans votre livre, vous évoquez notamment le cas de Giordano Bruno10, qui est passé par Naples. Est-ce qu’il y a une relation entre le politique et le religieux ?

C’est difficile de répondre de façon tranchée. L’angoisse eschatologique, la peur des fins dernières, existe toujours, en tout cas. Le triptyque de Micco Spadaro11 l’illustre bien : il représente l’éruption du Vésuve en 1631, la révolution en 1646-1647, et la peste de 1656. Les trois éléments relèvent de la fortune, du destin ou de la nature. Il y a là une dimension symbolique qui, peut-être, dépasse la dimension de la croyance...

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Domenico Gargiulo dit Micco Spadaro, « L’éruption du Vésuve », huile sur toile, 126 x 177 cm, collection privée.

Ce qui est sûr, c’est que nous nous trouvons à un moment d’émulation intellectuelle, théologique et philosophique. Et les passages par Naples de Giordano Bruno ou de Tommaso Campanello12 en sont une illustration.

Je ne crois pas, en revanche, que la présence des angoisses millénaristes puisse expliquer les motivations politiques. Si les premières sont très présentes lors de la Guerre des Paysans allemands de 152513, il n’y a par contre aucune référence au paradis sur Terre à Naples. Tout juste est-il fait allusion au pape comme suzerain du royaume de Naples. Rien à voir avec un Joachim de Flore14 et avec les angoisses médiévales.
On est aussi loin des Anglais, qui placent la question religieuse au cœur de leur révolte au moment de la Guerre civile avec les Diggers15, les Niveleurs16 et les Puritains17. À Naples, les questions religieuses apparaissent plus consensuelles ; d’ailleurs, personne ne remet en cause les processions en l’honneur de San Gennaro, le saint protecteur de la Cité.

Quelle étincelle a provoqué les neufs mois de guerre civile à Naples ?

L’étincelle est une révolte anti-fiscale - souvent à l’origine des révoltes d’Ancien régime. Il faut rappeler que la Guerre de Trente Ans (1618-1648) a ruiné toutes les finances monarchiques, qui ont besoin de nouvelles entrées fiscales. Comme d’habitude, elles prennent plutôt chez les pauvres que chez les riches. D’où les révoltes déjà évoquées des Va-nu-pieds en Normandie ou du papier timbré en Bretagne. À Naples, le pouvoir décide d’augmenter les taxes sur les fruits et légumes - une mesure qui est en plus mise en application en plein été, au moment de la jonction économique...

Dans l’Ancien régime, deux ingrédients sont souvent nécessaires à une « bonne révolte » anti-fiscale. La jointure des moissons18. Et la tenue du marché : les gens s’assemblent, les rumeurs tournent, les percepteurs sont présents pour faire payer les taxes, il fait chaud, les esprits s’échauffent. À l’époque, presque toutes les révoltes ont lieu en juillet - c’est par exemple le cas de celle des Va-nu-pieds, au tout début du mois. On peut aussi citer la date du 12 juillet 1789, quand la barrière de l’octroie est prise d’assaut.

Les révolutions de ces périodes commencent donc par une révolte anti-fiscale traditionnelle, allant souvent de paire avec une révolte de la faim. Le petit peuple, cette population flottante, est menacée dans son existence, faute de travail et de revenu. D’autant que nous sommes, depuis 1640 à Naples, en période de conjonctures économiques basses, depuis 1640 à Naples ; de la même façon, avant la Révolution française, les années 1780 se révèlent très difficiles.
L’étincelle consiste donc dans l’augmentation des impôts et dans le ras-le-bol de la population. Même si la conjonction de ces deux éléments ne saurait garantir que la révolte va prendre, il peut aussi s’agir d’un feu de paille. Aucun historien n’a réellement résolu cette question des conditions de la révolution. Daniel Bensaïd s’interrogeait lui aussi, dans un de ses derniers livres, sur ses préalables19 : qu’est-ce qui fait qu’on passe de l’étincelle, du ras-le-bol, de la violence, à la formalisation, à la radicalisation, et à l’amplification d’un mouvement ? Mon ouvrage ne prétend pas répondre à cela, mais il s’y intéresse. Il porte sur l’horreur et la magie – appelons ça comme on veut –, sur la puissance alors portée par le mouvement social.

Sur sa complexité, aussi...

Depuis la France, l’étranger est toujours analysé de façon simple. Pour Naples, cela donne quelque chose comme ça : « Naples ? C’est l’Italie du Sud. C’est toujours pareil.  » Alors que c’est évidemment beaucoup plus compliqué. En étudiant Naples, on se rend compte qu’il n’y a pas qu’une population monolithique, ces gens du Mezzogiorno qui correspondraient à l’éternel stéréotype : «  Tous ces fainéants du Sud, qui ressemblent un peu à des Maures, et qui sont des chrétiens fanatiques.  » On s’aperçoit au contraire qu’il y a une sédimentation, des strates de populations ; pour Naples, il faut ainsi parler des populations napolitaines.

J’ai voulu introduire de la complexité, montrer qu’une révolte ne se limite pas à l’expression d’un mécontentement de groupes dangereux. La structure sociale et politique sous-jacente est bien plus complexe que la description des mécanismes de révolte ne le laisse supposer. Et il convient de distinguer ici trois étages : la démographie, le social et le politique.

L’élément démographique permet de mettre en valeur les couches successives de populations ; même si on ne dispose malheureusement pas de recensements et qu’on connaît mal les contingents de l’époque. Des Byzantins et des Albanais (en fait, des Grecs d’Épir), principalement orthodoxes, se sont ainsi réfugiés au XVe siècle dans le Royaume de Naples. Les Calabrais disposent de repères, de pratiques économiques et sociales qui les distinguent ; tout comme les autres provinces. Et puis, les vagues dominatrices se sont succédées dans le Sud de l’Italie : il faut mentionner l’influence byzantine, normande, souabe.

Au niveau social, Naples est marquée d’une très forte hiérarchisation entre l’aristocratie des barons et les populations. C’est un héritage normand, avec une structuration « féodale » à la française, assez rigide. Les barons sont extrêmement puissants. Mais en même temps, le modèle romain est très présent dans les mémoires, revivifié par les XVe et XVIe siècles. Et le modèle romain, c’est la civitas, la ville ; en Italie, la ville rend libre.

Au final, on constate des références romaines, féodales, mais le Royaume de Naples comprend aussi des dynasties allogènes, étrangères à lui-même. Avec les Byzantins, les Arabes, les Souabes/Suèves, les Normands, les Angevins, les Aragonais, les Habsbourgs et enfin les Bourbons. D’où une superposition ou une dichotomie entre la dynastie qui dirige le royaume et le pays. La monarchie est hybride et composite, à la fois socialement, politiquement et démographiquement.

On dit souvent qu’il y a eu un mouvement de reféodalisation au XVIIe siècle... Est-ce un retour à la forme féodale du Moyen-Âge ?

Ce terme était employé dans les années 1950-60. À Naples, on constate effectivement au XVIIe siècle un retour en force du baronnage, descendu des nids d’aigles qu’il possédait dans les 12 provinces du royaume après une période d’expansion économique. Il est venu occuper ces magnifiques palais dans les villes, qui sont des forteresses. C’est aussi le signe que la monarchie ne s’appuie plus sur les forces vives économiques, mais sur les anciennes forces pour récupérer de l’impôt - il y a là un vrai compromis historique italien entre le baronnage et la monarchie. Ce qu’on retrouve ensuite durant la révolution napolitaine, avec une alliance générale de l’aristocratie à la monarchie contre les forces plébéiennes, contre les togati (il s’agit des lettrés, soit les conseillers des tribunaux, les gros abbés, les maîtres-artisans, les grands peintres, etc.), et contre les couches moyennes soutenues par la plèbe.

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Domenico Gargiulo dit Micco Spadaro, « La révolte de Masaniello », huile sur toile, 126 x 177 cm, Musée de San Martino, Naples

Les togati s’allient à la plèbe ?

Pour connaître réellement la position des togati, il faudrait faire une étude ville par ville. Celle-ci n’existe pas, mais on sait à quoi s’en tenir pour les villes de Cosenza et de Naples. Pour Cosenza, par exemple, l’historien Pier Luigi Rovito a travaillé sur la révolte des togati contre les barons, les grands nobles, qui empiètent sur les droits des villes pour récupérer la manne fiscale. Mais attention, ces grands nobles viennent aussi d’une noblesse renouvelée, notamment par des alliances familiales avec des financiers, parfois des Génois. Les fiefs s’achètent et ils se lèguent : une transmission existe. Le baronnage féodal, avec la grande épée, évolue.

Et donc, face à la noblesse, les togati s’allient à la plèbe, et parfois l’instrumentalisent. Tout dépend. Soit ils en sont victimes, forcés par la plèbe qui veut prendre le pouvoir, soit ils l’instrumentalisent pour peser davantage face à la grande noblesse.
Mais il y a un problème : les villes italiennes sont presque auto-gouvernées. C’est-à-dire qu’elles sont gouvernées par leurs populations aristocrates et plébéiennes, avec souvent un très fort poids aristocratique. Le gouvernement municipal est donc un enjeu de pouvoir local, et les règlements de comptes entre factions urbaines peuvent se révéler compliqués. Des aristocrates finiront même par prendre le partie des paysans contre les togati locaux.
De façon générale, on peut quand même résumer la situation ainsi : les togati appuient ou utilisent le mouvement plébéien, et le formalisent en termes de revendications - ce qu’il faut demander, ce qu’il ne faut pas demander, etc.

Comment cette plèbe est-elle composée ? Tous ses membres partagent-ils les mêmes préoccupations ?

Ce que les historiens appellent les « groupes marginaux » jouent un rôle moteur dans la fomentation des mouvements et dans les processions de révoltés (ou manifestations).
Les femmes jouent un rôle majeur - comme dans de nombreuses révolutions. Ce sont elles qui sont présentes sur les marchés, qui lancent le mouvement et qui se dispersent plus rapidement que les hommes. Dans la Naples de l’époque, l’image de la femme est pourtant contradictoire. L’écart est profond entre la femme méditerranéenne que l’on cache, que l’on voile quasiment, qu’on ne veut pas voir, et puis les bataillons armés de femmes - il en existe deux-trois qui sont mentionnés par des hommes, lesquels s’en disent profondément choqués. De la même manière, il y a chez les aristocrates des femmes politiques qui prennent presque la place de leurs maris.
Des groupes de mendiants organisent aussi des manifestations ; ils veulent jouir de l’aumône des couvents les plus riches et vont notamment manifester devant la Chartreuse de San Martino. De même que des groupes d’étudiants, qui se mobilisent pour demander que les droits d’inscription soient revus à la baisse.

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Onofrio Palumbo, « Portrait de Masaniello », première moitié du XVIIe siècle, huile sur toile, 34 x 28 cm, musée San Martino, Naples.

Enfin, c’est à ce moment-là qu’on voit apparaître les lazzari dans la mythologie européenne sur Naples20. Ces lazzari – ça vient peut-être de Lazare, des pauvres, etc. – constituent le sous-prolétariat. C’est une population qui n’a plus rien à perdre, et se trouve à la limite du banditisme. En ce sens, Masaniello lui-même est un bandit, un contrebandier, un souteneur - même si le terme de bandit est alors plutôt utilisé pour caractériser les gens qui se donnent à l’aristocratie lors de la révolution. En fait, Masaniello a fait de la contrebande, sa femme21 (sa mère aussi, d’ailleurs) s’est prostituée, elle a été enfermée pour fraude et elle rentre des produits sans payer des taxes. C’est l’exemple-type de la famille qui va voler pour manger. Est-ce une honte de voler quand on crève la faim ?

Le groupe des lazzari est distinct des mendiants ?

On en parle beaucoup plus au moment de la guerre civile, en octobre 1647, quand les Espagnols bombardent la ville. Il me semble que les contemporains sont alors terrorisés à l’idée de voir des généraux lazzari. C’est-à-dire des analphabètes, des crocheteurs, des portefaix – qui portent des charges sur le dos –, des hommes parfois terribles, comme Gennaro Annese22, un armurier analphabète. Ça choque ! Ces gens ont des méthodes sanguinaires, ils vivent dans la misère depuis longtemps. Coucher par terre ou éventrer quelqu’un pour lui voler sa bourse ne leur fait pas peur.

Pour les mendiants, il me semble que c’est différent - même si je n’ai pas fait d’études sur le groupe « mendiants » en Europe et que je ne connais pas assez ce cas précis. Chaque paroisse ou confrérie a normalement ses mendiants ; certains sont agréés, c’est-à-dire qu’ils peuvent être intégrés à des processions. Mais depuis les années 1640, la crise économique met même les mendiants en concurrence ; et les mendiants napolitains finissent par protester contre les mendiants étrangers. Ils veulent qu’on les reconnaisse. Y a-t-il une corporation des mendiants comme il y en a une des arts de la laine ou de la soie ? La question reste en suspens. Sur les trois principales sources que j’ai étudiées, il n’est question que de demandes formalisées, mais il n’est pas dit à quelles paroisses appartiennent les mendiants, ou à quels quartiers.

Là, nous parlons de Naples. Et dans les provinces ?

La Campanie est une province, dont Naples est la capitale. Mais au total, le royaume compte douze provinces ; les deux-tiers des habitants vivent donc hors de la capitale. Les enjeux y sont différents, d’autant que la ville de Naples écrase le royaume - c’est elle qui paie les impôts, ce qu’on appelle les donativi, des dons qui n’en sont pas.

Le royaume de Naples est parcouru d’une contradiction entre la métropole et la province - ce qu’on retrouve lors d’autres révolutions, par exemple lors de la Commune de Paris avec une opposition provinces/capitale. Les enjeux ne sont pas les mêmes dans les campagnes, puisqu’on se trouve en présence de structure féodale. Il peut donc y régner une violence assez terrible. Cette violence des paysans est liée au fait qu’ils doivent supporter les grands nobles ; et d’autant plus qu’à l’époque, on vend les territoires sous juridiction royale aux nobles parce que la monarchie n’a plus d’argent.

Y a-t-il une révolution napolitaine ? Ou plutôt : des révolutions napolitaines ?

Il y a au moins une concertation : la Naples révolutionnaire prend en compte les provinces. Des projets de sénat et de constitution nouvelle pour la Royale République de Naples, où les douze provinces devraient être représentées, sont ainsi lancés. Des Calabrais, considérés comme les plus pauvres et les plus sanguinaires du royaume, viennent ainsi soutenir les troupes républicaines contre les armées royales et aristocratiques. Des Albanais du sud-est du royaume, sur la côte Adriatique, appuient aussi les troupes du duc de Guise et des révoltés. Même si quelques dissensions se font jour avec Naples quand la capitale, ou le gouvernement révolutionnaire, lance des réquisitions. Foggia, ville assez riche des Pouilles, se montre par exemple très réticente à envoyer des fournitures et du ravitaillement.
De ce point de vue, les deux camps connaissent finalement les mêmes difficultés : du côté royaliste, les nobles ne veulent rien envoyer ; du côté républicain : les paysans n’ont pas non plus envie de donner leurs biens gratuitement ou de les vendre à un prix modique.

D’où vient l’idée de république ? Est-ce que les révoltés souhaitent la mettre en place concrètement ?

Il faut distinguer les différentes phases de cette révolution. Et signaler que, contrairement à l’idée reçue, il n’existe pas d’hispanophobie permanente durant tout le mouvement : le monarque est généralement apprécié de la plèbe, de la population. Cela ne signifie pas que les stéréotypes n’ont pas cours : on reproche aux Calabrais leur pauvreté, aux Génois le fait d’être principalement des financiers, aux Siciliens de se comporter en lourdauds.... L’éventail de stéréotypes est vaste. Et pourtant - cela m’a surpris - le fait que Philippe IV soit roi de Naples ne commence à être remis en cause qu’en octobre, soit trois mois après le début des événements. Il s’écoule ainsi un trimestre de contestations incessantes contre le pouvoir, de manifestations, de négociations, puis de construction de tranchées dans la ville23, avant de songer à rompre avec l’autorité du souverain. La république est finalement proclamée autour du 17 octobre. L’idée a donc maturé : on n’est pas immédiatement républicain. À Naples, après que la monarchie a bombardé la ville, il n’y a plus le choix.

Dans le fantastique titre que se donnent alors les Napolitains, « Royale République Ducale de Naples », tous les éléments de la culture politique de l’époque sont représentés. « Royale », parce qu’ils adorent la royauté - la ville est noble, et on remonte aux plus vieilles traditions pour le démontrer. « République » parce que le terme désigne le bien commun, équivalent latin du commonwealth (Oliver Cromwell le proclame peu de temps après). Et « Ducale » pour renvoyer à dux, au chef qui dirige.
On assiste donc à une fusion de toutes les traditions, directement visible dans la titulature que se donne la république. Cela permet à la fois de rompre avec Madrid et avec les liens de fidélité au monarque, considéré comme un despote. Il a bombardé ses sujets alors qu’il devait les protéger : il a rompu le pacte, il a agi en tyran.

Il faudrait en fait utiliser le terme de « palimpseste » parce qu’il y a beaucoup de vieilles idées oubliées qui réapparaissent, et que de nouvelles idées s’y superposent. D’où une sorte de patchwork intellectuel dans lequel se forge l’histoire. Ces révolutionnaires, qui sont souvent des togati, des lettrés, ont ainsi pour projet de créer un sénat. Quant à la municipalité, elle est dirigée par l’Élu du Peuple, on parle même de « tribuns ». Dans les deux cas, il s’agit d’un passé enfoui qui est revivifié et transformé en même temps - de la même façon que l’Humanisme et la Renaissance ont totalement remodelé Rome à leur image. On adapte finalement les notions de l’Antiquité aux besoins de la cause et du combat.

Des modèles plus contemporains inspirent les Napolitains ?

Certaines études évoquent le modèle hollandais24, premier exemple de république fédérative après la Confédération helvétique. Les Provinces-Unies - héritage bourguignon du roi d’Espagne, de la dynastie des Habsbourg - naissent d’une révolte religieuse se faisant politique. Leur constitution est totalement politique : on peut être catholique ou juif aux Provinces-Unies, même si ce n’est pas très facile. Bref, le modèle est nouveau.
Mais à Naples, les rebelles ont recours à un « staathouder  », selon leur expression, ou un duce, un dux. Et ils font peut-être appel au pire des aristocrates, le duc de Guise, un aventurier dénués de scrupules qui prétendait à la royauté.

Après les Provinces-Unies, le modèle le plus essentiel est sans doute celui de Venise, une république qui a pourtant un côté répulsif pour les Napolitains. Venise est en effet une république oligarchique : il faut que les familles soient inscrites dans le temps pour pouvoir participer à la vie politique. Cela exclut beaucoup de monde. Pour les Napolitains, cela rappelle l’inscription des nobles dans les quartiers des villes, ce que l’on appelle Siège ou Place25.

Quelle est la place de la religion dans la révolution ?

L’expression de la croyance est omniprésente mais elle n’a pas de traduction politique. Je l’ai dit tout à l’heure, les croyances millénaristes ont disparu comme expression politique. Mais ça ne signifie pas qu’il n’y ait pas de pensée religieuse : les croyances tridentines sont effectives, opératoires, performatives - chez les royaux comme chez les républicains. Il y a une telle communauté de croyance que la foi peut ne pas avoir un impact politique direct, chose impossible depuis Joachim de Flore.

Par contre, l’Église joue un grand rôle d’un point de vue ecclésiologique. Et il faut noter qu’on distingue alors trois niveaux, dans les discours sur l’Église comme institution : 1) pour le commun ; 2) du point de vue du chef de l’Église à Naples, le cardinal archevêque ; 3) enfin du point de vue de l’Église romaine, le Pape, qui est suzerain du royaume de Naples.

Les prêtres doivent être patronné pour toucher les bénéfices26. Ils sont rémunérés à la messe ; en temps de crise, les revenus casuels diminuent. D’où les manifestations de prêtres sans bénéfices ecclésiastiques. Je suppose que ceux-ci étaient nombreux et s’étaient ralliés à la révolte, ce qui explique leur revendication contre les prêtres étrangers qui jouissent de bénéfices à Naples. Ils réclamaient « les bénéfices pour les Napolitains  ».
Qu’est-ce qu’un prêtre étranger à Naples ? Il peut être un Calabrais, un religieux des Pouilles, un évêque qui vient de Florence. Par exemple, Concino Concini27 avait réclamé des bénéfices ecclésiastiques à Naples dans les années 1610-1615. Tout est distribué ainsi : les patrons (seigneurs, Pape, prélats, etc.) des bénéfices peuvent les remettre comme récompense.

Le deuxième niveau, celui de l’archevêque-cardinal de Naples, est remarquable. Ascanio Filomarino est aristocrate, mais il s’affiche anti-aristocrate napolitain, pour des raisons familiales et personnelles. Il a été promu par un pape pro-français (Urbain VIII), dans un royaume où le roi est aussi roi d’Espagne : il a donc une position très ambiguë. Il exerce aussi un pouvoir juridictionnel important : l’Inquisition épiscopale peut se targuer d’un pouvoir très fort à Naples, contrairement à la France - la puissance des évêques y a disparu avec François Ier et le concordat de 1516.
À Naples, la monarchie ne peut pas mettre les évêques au pas, puisque le royaume a pour suzerain le Pape. Il y existe des prisons de l’Inquisition épiscopale, et le droit d’asile a cours dans le royaume : le vice-roi ne peut pas envoyer des gardes dans des églises. L’Église est vraiment une institution. Ce qui explique qu’à Naples, l’archevêque prenne d’abord position contre l’aristocratie et en faveur de son propre pouvoir épiscopal.

Le troisième niveau, c’est Rome, l’urbs, la Ville éternelle. Même si Naples se trouve en concurrence avec elle, le Pape reste le suzerain. Certains Napolitains pensent d’ailleurs qu’il faut en appeler au Pape contre le roi d’Espagne, mais l’Église ne peut pas entrer en guerre contre son protecteur.

L’engagement de l’Église porte donc moins sur le religieux, sur la foi, que sur des aspects ecclésiologiques, institutionnels. La foi est tellement partagée par tous les partis qu’elle ne favorise ni l’un ni l’autre : elle est la même pour un aristocrate et pour un paysan. Par contre, le paysan paie la dîme, ce que ne fait pas l’aristocrate.

Quelle rôle a joué la diffusion de l’écrit dans la révolution ?

Le peuple ne sait pas lire, mais il possède paradoxalement une culture orale de l’écrit28. On placarde alors beaucoup, et le peuple se tient informé de ce qui est donné à lire sur les affiches présentes partout sur les murs. Par exemple, Fuidoro, l’un des écrivains et protagoniste de ces soulèvements, colle à partir de février-mars des affiches contre le gouvernement de Guise, pour l’amnistie et pour Don Juan d’Autriche. C’est un togati. Il a posé des affiches pour être lu, mais il risque sa peau ; il bascule d’ailleurs ensuite dans la clandestinité.
De façon générale, il existe une révérence incroyable pour l’écrit. Peut-être parce que l’on se trouve dans un pays de droit romain.

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Carlo Coppola, « Don Juan et la reddition de Naples », 1648, huile sur toile, Musée de San Martino, Naples.

L’imprimerie joue un rôle important des deux côtés : royaux et républicains s’assurent des imprimeurs. C’est pour cela qu’on peut trouver des collections d’édits populaires napolitains de 1647-1648 dans la plupart des grandes bibliothèques européennes. Il en existe alors des milliers, et l’écrit est très présent dans la révolte.

Et la diffusion des manuscrits ?

Elle demeure très courante. On a eu le tort de penser que l’imprimerie avait délogé le manuscrit. Un livre coûte cher, et on a souvent plus vite fait de le recopier, de le compiler, de le résumer ou d’en sélectionner les meilleurs passages. Les manuscrits sont donc très présents, et tardivement, jusqu’à la fin de l’Ancien régime.

Comment la mémoire de la révolution s’est-elle construite ?

La destruction des archives est quelque chose de courant lors des révoltes. Dans le monde rural, lors de celles-ci, les paysans cherchent immédiatement à détruire les archives seigneuriales (les terriers), là où sont compilées les redevances dont ils sont redevables. Comme lors de la grande peur de l’été 1789, quand les terriers brûlent. _Dans la ville de Naples, une des premières choses que font les révoltés est de brûler l’officine des gabelles. On flambe les papiers de gabelleurs, il ne faut plus qu’ils sachent ce qu’ils ont touché. On vise ce qui structure l’impôt, puisqu’on ne veut pas de l’impôt, mais on s’attaque aussi au bonhomme : on le massacre. Quand on est mécontent, on met le feu. Ce n’est pas « volontaire » ; c’est la fureur populaire.

Au moment de la répression, la situation des archives se fait plus compliquée. Quand les archives du duc de Guise sont saisies, les Espagnols et les aristocrates hésitent sur l’usage à en faire puisqu’il y a eu une amnistie : faut-il les brûler ? On pourchasse quand même des gens très longtemps - de ce côté-là, on garde bien la mémoire. Même lors des changements de régime, on conserve la mémoire des régimes précédents.

Il est important de souligner que les archives se distinguent de la mémoire. La mémoire est la manière dont les contemporains vivent le passé, tout en le transformant à l’aide de leurs témoignages. Pour mon livre, j’ai notamment travaillé à partir de trois gros manuscrits imprimés, chacun s’étalant sur plus de mille pages. L’un est écrit par un partisan de la révolution, le deuxième par un révolutionnaire qui change de camp (disons qu’il est modéré), et le troisième par un aristocrate qui devient gouverneur militaire pour le roi de Naples au retour de la monarchie. Ça m’a permis d’équilibrer les témoignages, même si je me suis un peu moins servi du dernier.
La structure des trois témoignages est identique : ils suivent la chronologie ; ils y insèrent des documents, souvent les mêmes ; enfin, leur narration effectue d’incessants aller-retours entre Naples-capitale et la province. Cette construction semblable n’est pas si étonnante si on note que deux des trois personnes les ayant écrit sont des académiciens - ils ont la même culture. Ils produisent ainsi des histoires différentes avec les mêmes méthodes.

Ces mémoires sont ensuite diffusés dans toute l’Europe. Et ils ont aussi été depuis le XIXe siècle. Celui du noble est ainsi réédité en 1850, au moment d’une révolution nationale à Naples : sa réédition sert à représenter le danger incarné par la plèbe. Innocenzo Fuidoro (le modéré) et Tutini-Verde (le révolutionnaire) ont par contre été publiés dans les années 1970-80, alors que l’étude des révolutions était à la mode chez les historiens.
Il faut aussi mentionner un ouvrage de l’époque, La révolution de Naples par Alessandro Giraffi, qui vient d’être republiée29. À l’origine, ce livre est une commande : en décembre 1647, les chefs républicains de Naples proposent de faire écrire une histoire officielle de la révolution. Contrairement aux autres témoignages, il ne s’agit donc pas d’un journal ni d’une histoire ; la lecture en est plus agréable. En 1648, une version anglaise voit même le jour, quand Oliver Cromwell s’apprête à créer un parlement croupion et que le roi va être exécuté.

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Domenico Gargiulo dit Micco Spadaro, « Le Largo Mercatello durant la peste de 1656 », huile sur toile, 126 x 177 cm, Musée de San Martino, Naples.

La peste de 1656 met fin à l’idéologie républicaine de la révolution napolitaine ? Pourquoi ?

Un mouvement révolutionnaire qui échoue est ce qu’il y a de pire - beaucoup y voient alors le châtiment de Dieu. On est toujours dans la pensée eschatologique qui aide bien le pouvoir : dans la pensée populaire, une catastrophe reste une punition divine.
Il y a autre chose, aussi... Après son échec, la révolution anglaise sera nommée la « Grande rébellion ». En France, la Fronde se trouvera bannie de toutes les histoires sous l’Ancien régime. C’est ainsi, les mouvements vaincus sont toujours rayés du panorama ; on ne revivifie l’histoire que lorsqu’on en a besoin. La Fronde ne réapparaît dans les mémoires que sous la régence, parce que c’est un moment de faiblesse ; il faut ensuite attendre la Révolution française pour la voir citée à nouveau.

Le même parallèle pourrait être mené autour de la peinture : Naples reste empreinte de la richesse de l’image, de la peinture et de l’architecture utilisées par la monarchie dans sa répression symbolique. L’espace en demeure physiquement marqué. Par contre, sur la place du marché, lieu de départ de la révolution, il ne reste aujourd’hui plus rien de Masaniello.

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Joseph Turner, « Ondine donnant l’anneau à Masaniello, pêcheur de Naples », huile sur toile, 79 x 79 cm, Tate Gallery, Londres. 

Mais la personnification de la révolution derrière le personnage de Masaniello se poursuit...

Masaniello est très pratique pour identifier la révolution napolitaine. En même temps il présente l’avantage de ne pas être républicain. C’est un légitimiste : il conteste les mauvaises mesures du mauvais gouvernement pour défendre la bonne monarchie du bon roi Philippe IV. Bref, il incarne une figure consensuelle. C’est un poverello, un petit pauvre (à l’image de Saint-François), un pêcheur qui finit assassiné par des bandits. Masaniello est donc une figure pratique.

En réalité, son gouvernement ne dure que 10 jours ; difficile de parler de « la révolution de Masaniello ». L’expression commence pourtant à être très usitée à partir de la fin du XVIIIe siècle, puis au XIXe. Sa geste se diffuse largement avec le romantisme. Parce qu’il représente la figure par excellence du romantisme : ce pauvre petit garçon, qui n’est rien et ne connaît rien, mais qui a tellement de charisme qu’il se met à la tête d’une ville de plusieurs centaines de milliers d’habitants, parle au vice-roi d’égal à égal et s’habille de costumes en argent. Le parfait stéréotype du magnifique plébéien qui prend le pouvoir - en positif comme en négatif.

Alexandre Dumas est le seul à comprendre Naples au XIXe siècle. Marx - par contre - se montre très dur pour les lazzari ; de la même façon qu’il l’est à l’encontre du lumpen-prolétariat en général. Cette vision négative du rôle des lazzari est peut-être marquée de l’inversion politique qui s’opère à Naples lors de la révolution 1799 : les lazzari jouent alors à front renversé. C’est-à-dire que les plus pauvres sont totalement instrumentalisés par le pouvoir politique réactionnaire, tandis que les éléments les plus révolutionnaires appartiennent paradoxalement à la notabilité ou à la noblesse. Les compagnies du cardinal San Ruffo écrasent les républicains grâce au renfort des troupes populaires sanfédistes30 contre la révolution parthénopéenne. Les troupes françaises du général Championnet, les aristocrates éclairés comme Éléonore Pimentel font alors la révolution contre ces lazzari. Et au nom de la Sainte-Croix, le cardinal Ruffo lève la Calabre contre les troupes françaises et leurs alliés napolitains.
Le petit peuple napolitain passe ici de l’autre côté. Dans mon ouvrage, je fais référence à La peau de Malaparte parce qu’il évoque cette violence populaire. Il y a un retournement du lumpen-prolétariat que l’on n’a pas en France : une structure sociale nouvelle se met en place.



1 Cf. p. 332-333 de Naples insurgés, publié aux Presses Universitaires de Rennes en 2011.

Par ailleurs, dans le séminaire « Spinoza - La révolution trahie », de décembre 1980 à Vincennes, Gilles Deleuze évoque un autoportrait du philosophe d’Amsterdam semblable aux représentations du pêcheur napolitain Masaniello. C’est Jean Colerus, ministre de l’église luthérienne de La Haye, qui, dans La vie de B. de Spinoza rédigé en 1706, évoque ce détail : « J’ai entre les mains un livre entier de semblables portraits où l’on en trouve de plusieurs personnes distinguées qui lui étaient connues , ou qui avaient eu l’occasion de lui faire visite. Parmi ces portraits je trouve à la feuille 4 un pêcheur dessiné en chemise, avec un filet sur l’épaule droite, tout à fait semblable pour l’attitude au fameux chef des rebelles de Naples Masanielle, comme il est représenté dans l’histoire et en taille-douce. A l’occasion de ce dessin je ne dois pas omettre, que le sr. Vander Spyck chez qui Spinoza logeait lors qu’il est mort, m’a assuré que ce crayon, ou portrait, ressemblait parfaitement bien à Spinoza, et que c’était assurément bien d’après lui-même qu’il l’avait tiré. » (Colerus / Lucas, Vies de Spinoza, Allia, 2007).

2 Alain Hugon, professeur d’Histoire moderne à l’Université de Caen, travaille aussi sur la Normandie.

3 Édit du souverain statuant de façon définitive sur certaines affaires très importantes du pays.

4 Pièces de vers satiriques ou burlesques, pamphlets ou libellés en proses, publiés du temps de la Fronde, au sujet du cardinal Mazarin.

5 Jean Nicolas, La Rébellion française, mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), éd. du Seuil, 2002.

6 La révolte des Va-nu-pieds est un soulèvement populaire qui toucha la Normandie en 1639 après la décision de Louis XIII d’instaurer la gabelle dans le Cotentin à la place du privilège du quart-bouillon.

7 Révoltés bretons opposés à la hausse des taxes imposée par Louis XIV en 1675, particulièrement celle du papier timbré utilisé pour les actes authentiques. Cette révolte aura aussi un caractère anti-seigneurial.

8 Alain Rey, Révolution, histoire d’un mot, éd. Gallimard, 1989.

9 Gabriel Naudé (1600-1653), bibliothécaire français, lettré et libertin érudit, fut un théoricien de la raison d’État.

10 Giordano Bruno (1548-1600), astronome et philosophe italien, a été brûlé à Rome suite à un procès de huit ans mené par l’Inquisition. Il fut accusé d’hérésie, notamment en raison de ses écrits considérés comme blasphématoires et de son intérêt pour la magie.

11 Peintre italien baroque de l’école napolitaine (1609/1610- 1675).

12 Tommaso Campanella (1569-1639), moine dominicain, fut un philosophe italien qui développa des thèses de philosophie politique tendant vers l’utopie.

13 Peter Blickle, Die Revolution von 1525, t. 4, éd. Oldenburg, 2004.

14 Joachim de Flore (vers 1130-1202), moine cistercien, fut un théologien catholique.

15 Groupe de protestants communistes inspirés par « Le livre des actes » de la Bible.

16 Groupe constitué durant la Guerre civile anglaise pour demander des réformes constitutionnelles et une égalité des droits devant la loi.

17 Groupe ayant accusé, lors de la Guerre civile anglaise, le roi Charles Ier de vouloir rétablir le catholicisme et de protéger les rentes de situations par des monopoles. Oliver Cromwell fut un puritain.

18 Mai, juin et juillet sont les mois où les prix alimentaires sont les plus élevés, juste avant la nouvelle récolte.

19 Daniel Bensaïd, Une lente impatience, éd. Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2004.

20 Francesco Benigno, « Trasformazione discorsive e identità sociale : il caso dei lazzari », dans Storica, n° 31, 2005, p. 07-44.

21

JPEG - 82 ko Bernadina Pisa, « femme de Masaniello », selon le manuscrit de Sebastiano Molini.

22 Gennaro Annese (1604-1648) fut un des meneurs de la révolution napolitaine.

23 A l’époque, on ne construit pas encore de barricades...

24 Vittor Ivo Comparato, « Modello principesco e modello repubblicano in Italia tra ’500 e ’600, dans R. Sauzet, A. Bartoli Langeli, V. I. Comparato (dir.), Il governo della città. Modelli e pratiche (s. XVIII – XVIII), Università degli Studi di Perugia, edizione Scientifiche Italiane, 2004 ; Salvo Mastellone, « Il modello politico ollandese e la storiografia napoletana nella prima metà del Seicento », préface à Guido Ventivoglio, Relazione delle Province Unite, facsimile de l’édition de 1632, Florence, C.E.T., 1984.

25 Très sommairement, les Sièges (« Seggi ») sont des divisions administratives et politiques de la ville de Naples, auxquels sont rattachés des noms de familles nobles.

26 Ensemble de biens destinés à financer un office ecclésiastique. Ceux-ci doivent permettre aux titulaires de charges d’Église de vivre et d’agir.

27 Concino Concini (vers 1575-1617), favori de la régente Marie de Médicis, fut Maréchal de France.

28 Lire par exemple Les origines culturelles de la Révolution française, Roger Chartier, éd. Seuil, 1999 (1990, 1re éd.). Ainsi que les travaux de Fernando Bouza, Hétérographies. Formes de l’écrit au Siècle d’or espagnol, Madrid, Casa de Velasquez, 2010.

29 Aux éditions toulousaines Anarchasis.

30 De la « sainte-foi » : composante populaire du mouvement anti-républicain opposé à la République parthénopéenne.


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