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samedi 22 mai 2010

Le Cri du Gonze

posté à 13h27, par Lémi
14 commentaires

No one does it like Marcel Dzama
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Ce devait être un billet musical, ça a un peu dévié. Logique. « No One Does It Like You », chanson de Department of Eagles, invite à la bifurcation. D’abord, il y a l’étrange clip du morceau, réalisé par le peintre Marcel Dzama. Et puis, le reste, cette atmosphère d’envoûtement, de prise d’otage visuelle & auditive. Impossible d’en rester là : il faut creuser. Quitte à sortir de route.

«  Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter. » (Cioran)

Il faudrait s’attarder sur la musique, en faire des tonnes. Ne parler (en premier lieu) que d’elle. De sa capacité d’incrustation absolue, pop parfaite, limpide et cristalline, celle que tu brailles sous la douche même quand l’eau chaude a déserté. Department of Eagles, de ce que j’en connais (deux albums), n’a rien d’un groupe faramineux. Mais ce morceau, bordel, ce morceau.

Sauf que je pourrais déblatérer pendant des heures, babiller et papillonner rhétoriquement, jamais je ne mettrai le doigt sur ce qui fait le prix mélodique de « No One Does It Like You ». Impossible. Il y a dans cette musique une alchimie auditive qui se dérobe à l’explication. Si bien que, pour être franc, je n’ai pas grand chose à dire sur le sujet (sauf à considérer qu’une accumulation d’épithètes genre « merveilleux », « envoutant » ou « über-sautillant » constitue un commentaire digne d’intérêt). Bérézina annoncée. Heureusement, il reste les images.

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Champ de bataille onirique. Des fantômes s’affrontent, des âmes en sursis, dupliquées en série pour l’occasion. Moment historique made in Morphée. Quelque chose se joue, un conflit d’une importance fondamentale, une lutte pour l’annexion du seul territoire qui vaille : celui des rêves. Alice in Waterlooland. D’un côté, une armada patibulaire, masquée, avançant au pas de l’oie, très waffen napoléon ; de l’autre, des ballerines terroristes, gracieuses et musicales. Clairon et marche militaire contre guitare flamenco et entrechats afférents. Bourrée contre tango. Deux mondes en conflit. Quoique.

Le bien contre le mal ? Mhh, non, ce serait trop simple. Bêtement manichéen. Ces soldats qu’on croyait rigides et martiaux, incapables de sentiments, les voilà qui dansent, qui souffrent, qui gigotent dans les affres de la mort ou de l’amputation, visités par des fantômes et des nostalgies domestiques. En face, ces ballerines à qui on donnerait le bon dieu sans confession manient le mortier comme des pros, sèment la mort comme si de rien n’était. Au final, ne reste qu’un carnage généralisé, qui, d’être chorégraphié, n’en est pas moins désespérant. Tous logés à la même enseigne, âmes errantes allongées dans la poussière. Faust for every body.

Bifurcation, autre hypothèse : et s’il était question ici d’une bataille sentimentale, d’une guerre des cœurs, Roméos martiaux contre Juliettes sautillantes ? Piste erronée. Le titre de la chanson des fantomatiques Department of Eagle pourrait le laisser penser ; « No One Does It Like You » (personne ne le fait comme toi / ne t’arrive à la cheville), mais le reste ne colle pas, surtout les images. Si d’amour il est question, ce n’est que de manière distante, évaporée. Ce qui s’exprime, c’est le rêve/cauchemar d’une relation mortifère, insaisissable (I Tried so hard), qui s’éloigne en gloussant, escarmouches en bandoulières ; réveil difficile, des batailles plein la tête : «  au lever du jour / inutile de respirer si paisiblement  »1. Gueule de bois mémorielle. Bref, l’enfer sentimental, c’est les rêves. Ceci dit, l’enfer des rêves a une sacrée gueule.

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Avant de s’aventurer plus avant dans cette hasardeuse interprétation, une précision s’impose. Le réalisateur de ce clip s’appelle Marcel Dzama2, il est canadien. Comme si la chanson n’était pas suffisamment envoûtante en soi, il a fallu qu’un des peintres contemporains les plus hypnotiques de la galaxie vienne y coller ses images, son univers. Double effet kiss-cool, oreilles plongées dans les yeux, et vice-versa. Rencontre sensorielle au sommet, bing.
Dzama est une sorte de Cocteau discret. Un type à l’univers aussi enfantin que cruel, naviguant entre deux monde, de l’autre côté du miroir. Enfants sanguinaires, chasseurs chassés, pluie de gibiers, femmes arbres, ours démembrés, pendus arctiques ; bref, un délire torturé qui glapit sa beauté picturale inversée, désolée, entre chien et loup.

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Et puisque l’heure est (décision arbitraire) à l’évaporation picturale, au jaillissement hors de la musique, impossible de ne pas évoquer Peter Doig, peintre écossais dont la récente exposition parisienne avait pétrifié ton serviteur, entre admiration et incompréhension les yeux ronds. Lui aussi clapote joliment en terre éthérée, construit une œuvre basée sur le rêve et les tribulations mentales, invitation à la dissolution vaporeuse.
Si j’avais de l’opium sous la main, c’est avec un de ces deux peintres que j’aimerais le partager. D’ailleurs, si Dzama n’avait pas réalisé la vidéo de « No One Does It Like You », seul l’écossais Doig aurait pu le remplacer au pied levé, construire un univers adapté à cette musique. Conviction éminemment personnelle, dénuée de toute base rationnelle, mais que je défendrais bec, ongles et oreilles, pour la beauté du geste. A titre d’exemple, trois peintures du sieur Doig, choisies arbitrairement :

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Retour à la vidéo. A bien y réfléchir, la figure centrale du récit échafaudé par Dzama n’a rien de guerrier. Les ballerines terroristes et leurs ennemis martiaux ne marchent pas au son du clairon, mais au son du fantôme. C’est lui le grand ordonnateur. Une présence spectrale, tantôt à la tête des troupes, tantôt en visite dans l’hôpital de campagne où l’on tronçonne les bidasses masqués, tantôt émergeant en chantant du chaos ambiant, fils de fumée. Surtout, c’est lui qui chante. Un fantôme roi de la pop ? On n’avait plus vu ça depuis Michael Jackson.

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Au début, le ghost-singer est seul de son espèce, éclaireur mélodique. Mais quand la grande faucheuse abat son arme, d’autres fantômes/âmes errantes envahissent le champ de bataille. Chaque corps exhale son spectre repenti (J’ai ri si fort que j’ai basculé / j’ai maudit les voies que j’avais empruntées3). Terminée la guerre, place à la musique. Une conclusion très bisounours (et tous les soldats, amis et ennemis, se retrouvèrent en haut des nuages pour faire la teuf et chanter la musique des anges), certes, mais ça n’a pas d’importance. Crier à la naïveté serait stupide. Quand c’est Marcel Dzama qui la met en scène et que c’est le département des aigles qui le chante, ça m’apparait juste parfait. Le devenir post-mortem du soldat/terroriste ? La pop nuageuse. Ça vaut largement les 72 vierges des barbus et le jardin d’Éden des croisés, si tu veux mon avis.


Bonus pictural : Marcel (Dzama) et son orchestre

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1 Out in the morning come, you don’t need to breathe so easy

2 Sur cette vidéo, tu peux le voir en pleine préparation de la perle :

3 I laughed so hard I fell down / I cursed these lanes I walked on.


COMMENTAIRES

 


  • samedi 22 mai 2010 à 14h39, par Karib

    Voilà, chaque fois c’est la même chose : me voilà obligé de dire merci. Merci, Lémi, de m’avoir fait découvrir cette musique (en dehors des sentiers que je bats d’ordinaire) et ce clip étonnant, dentelle de mort, poupée de nuage.
    Prise d’otage, disais-tu, mais otage consentant, pris aux rets de ces jouets de vitrine mortuaire.

    • dimanche 23 mai 2010 à 19h10, par Lémi

      Cher Karib, otage consentant (syndrome de Stockholm ?), je t’autorise par la présente (voire t’encourage) à « dire merci » dès que l’envie s’en fait sentir (ça fait toujours plaisir et atténue la gueule de bois dominicale)...



  • dimanche 23 mai 2010 à 10h47, par Soisic

    Encore une découverte (merci !) ; l’univers de Marcel Dzama me rappelle le monde féerique des contes et légendes de l’enfance, mêlant le comique et l’angoisse. La vidéo me fait penser à un rêve étrange basculant par moments dans le cauchemar.

    • dimanche 23 mai 2010 à 17h37, par Big Brother

      à Lémi
      question :
      est-ce que tu serais pas en train de nous prendre pour des Belges, une fois ?

      • dimanche 23 mai 2010 à 19h20, par Lémi

        @ Soisic

        Oui, j’ai eu un peu la même réaction. Comme si on avait insufflé quelques giclées de violence dans (mirifique) « Le Roi et l’oiseau », ou Hansel et Gretelisé la bataille de Stalingrad.

        @ Big Brother

         ??? (as usual)

        • dimanche 23 mai 2010 à 20h14, par Big Brother

          c’est une expression qui signifie, en général, que la personne en face de toi ne partage pas le même enthousiasme.



  • lundi 24 mai 2010 à 12h55, par Miss Bretzel

    Il y a là quelque chose de foncièrement anxiogène, également, ou comme un fond (et une forme) d’inquiétante étrangeté. Peut-être moins freudienne que Devo-esque ou Pet-Shop-Boys-ienne, néanmoins.

    Mais toujours est-il que.

    (les mots manquent, en effet).

    Et merci !

    • lundi 24 mai 2010 à 13h52, par un-e anonyme

      A quand un billet sur Devo, justement ?!

      • mardi 25 mai 2010 à 08h45, par lémi

        Eheh, note que Devo a fait une apparition impromptue ici, et même ici (ancienne demeure pré A.11)... Ceci dit, tu as bien raison, ils mériteraient un billet en bonne et due forme, pas seulement un babil énamouré. Je fourbis mes armes...



  • lundi 24 mai 2010 à 17h56, par Isatis

    Pas plus originale, merci !

    Je ne connaissais pas du tout, j’apprécie fort ce genre d’ambiance et je suis étonnée de la gueule d’ange et la douceur du créateur. La musique sans le clip, par contre.......... je sais pas trop si ça me botterai.

    • mardi 25 mai 2010 à 08h47, par lémi

      La musique sans le clip, par contre.......... je sais pas trop si ça me botterai : la meilleure manière d’en avoir le cœur net (mais chut...), ici.



  • lundi 24 mai 2010 à 21h09, par fred

    Pour ne rien te cacher je ne suis pas vraiment « pop ».

    Mais ce clip est simplement renversant ...de par l’espace « antagoniste », cette distance, laissé entre la musique, les paroles et les images ...

    Comment dire, ça m’interpèle encore plus et c’est là que la « magie » opère.

    Avec les peintures de Marcel Dzama, j’ai brusquement pensé à Goya et « Les désastres de la guerre ».

    Ce dernier a d’ailleurs eu, en plus, le bon goût de munir nos danseuses à cagoules rouges ( échappées de Rebel Waltz ?) de kalash.

    Merci pour cette nouvelle découverte.

    • mardi 25 mai 2010 à 09h01, par lémi

      Mhhh, « Rebel Waltz », bien pensé en effet, c’est exactement ça (seul problème : quelques visionnages de ta vidéo et on devient facilement maoïste, l’enfer...) :I saw an army of rebels, dancing on air
      I dreamed as I slept, I could see the campfires,
      A song of the battle, that was born in the flames,
      and the rebels were waltzing on air.

      et plus loin :
      So we danced with a rifle, to the rhythm of the gun

      Boucle is boucled. Ah, si Strummer avait rencontré Dzama, on serait pas obligé de plonger dans la pop...

      Et pour Goya, j’y avais songé un instant, mais il y a une dureté picturale, l’enfantin s’est fait la malle, ne reste que la guerre, ou presque. (mais je n’ai pas pu lire ton fichier, PDF en rade)

      • mardi 25 mai 2010 à 18h53, par fred

        Maoïste ?

        Personnellement, je suis « rien », d’aucune chapelle, d’aucun drapeau... c’est l’autrE qui me fait me découvrir.

        Ah, si Strummer avait rencontré Dzama, on serait pas obligé de plonger dans la pop...

        Ou Strummer avec Debord ou Vaneigem ?... c’est le tournant que n’ont pas opéré les Clash... alors que CRASS ont, dès leurs débuts, marqués la rupture... le punk est-il mort depuis que les Clash ont signés chez CBS ?

        « They said that we were trash, well the name is Crass not Clash »

        Pour Goya, très juste, les peintures sont très dures. Tient, au fait, va falloir que tu m’emmènes voir des expos quand je viens « à la ville » par ce que je suis assez « de base » niveau culture !

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