ARTICLE11
 
 

jeudi 5 novembre 2009

Le Cri du Gonze

posté à 11h33, par Lémi
7 commentaires

De George Grosz à Mike Davis : comment meurent les villes
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Relier George Grosz à Mike Davis ? Drôle d’idée… C’est pourtant aux tableaux du peintre allemand que je pensais en lisant le dernier opus de l’intellectuel américain traduit en français, Dead Cities (éditions Les Prairies Ordinaires). Un parallèle moins absurde qu’il n’y parait (enfin, j’espère) et qui permet d’aborder par la bande les trois article contenus dans l’ouvrage de Davis.

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« Si, dis-je, par ces insurrections toujours renaissantes, il arrivait qu’on portât atteinte à la représentation nationale – je vous le déclare, au nom de la France entière, Paris serait anéanti ; bientôt on chercherait sur les rives de la Seine si cette ville a existé. » (Isnard, présidant la Convention, 1793)

« Berlin gît, tout éparpillée. » (Gunther Grass)

Une rue d’une grande ville, cité moderne et arrogante de l’entre deux-guerres, Berlin, sûrement. La cohue règne. Tout semble flou, glissant. Une cohorte paniquée envahit les trottoirs, hommes d’affaires pressés, faces tordues, soldats haineux, prélats hystériques ; une grappe malsaine de morts en sursis. Emportés dans une course folle, macabre, ils nourrissent la ville autant qu’ils la dévorent.

Sous les pinceaux de Georges Grosz (dont je te parlais plus en détails ici), la ville n’est pas neutre, elle guette le moment de se venger, se penche déjà sur le destin de ces fourmis déplaisantes qui grouillent en son sein. Surplombant la foule, des immeubles vacillent, grincent sous le rythme affolant de la vie moderne. L’implosion se prépare, en arrière-fond. Bientôt, ces immeubles seront gravats, enseveliront les passants. Pas d’apocalypse – rien de religieux là-dedans – , simplement la conclusion d’une vie moderne devenue folle et d’une guerre qui rattrape les hommes.

Pour Grosz, les désastres de la vie moderne s’exprimaient avant tout dans deux lieux : les champs de bataille et les villes. Les deuxièmes s’apparentant sous ses pinceaux à une version aseptisée de la première. Regarde un tableau de Grosz contenant des éléments urbains, toujours tu verras cette conclusion jaillir : la ville est mortelle, périssable, d’ailleurs elle flambe déjà, la guerre l’envahit.
La hache de guerre est planquée là, sous les buildings & les lieux du pouvoir, en attente : quelqu’un finit toujours par la déterrer.

Autre lieu, autre époque, autre cohue. 2001, des avions s’encastrent dans deux tours géantes. Les rues de la grande Cité s’emplissent de visages horrifiés, ravagés par la peur. Une ville déjà psychotique sombre dans la paranoïa, soudain enGroszée.
Si les flammes du 11 septembre rappellent Grosz et sa vision terrible d’une ville rattrapée par la destruction qu’elle porte en son sein, elles font aussi échos à nombre d’autres artistes. Elles réactivent Federico Garcia Lorca qui, dès 1929, écrivait : « Le Masque. Regarde le Masque. Sable, crocodile et peur au-dessus de New York. » Elles ressuscitent H.G. Wells, qui prophétisait en 1908 : « La partie basse de New-York ne fut bientôt plus qu’une fournaise d’où nul n’avait de chance d’échapper. Les tramways, les chemins de fer, les bacs à vapeur avaient cessé de circuler, et seule la lumière des flammes éclairait la route des fugitifs affolés dans cette ténébreuse confusion. » Elles font même revivre Dos Passos qui, dans Manhattan Transfer (1925), décrivait ainsi son héros obsédé par la destruction urbaine : « Pendant qu’il arpentait ces rues, tout seul, un gratte-ciel l’a obsédé, un édifice cannelé dressant en l’air ses innombrables fenêtres éclairées, un édifice qui lui tombe dessus du haut d’un ciel balayé par les nuages. »

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Ces trois citations, je ne les sors pas de ma poche : c’est Mike Davis qui les utilise dans un court essai consacré à la paranoïa new-yorkaise, « Les Flammes de New York ». Il y trace le portrait d’une ville si obsédée de sécurité qu’elle en perd son âme. Comme chez Grosz (qui a d’ailleurs également peint New-York, après son exil berlinois, cf. tableau ci-dessus), la ville se replie sur elle-même, vacille sur ses fondations avant même que la terreur ne s’abatte sur elle. Elle l’anticipe, en quelque sorte. Un climat de peur règne sur la ville aseptisée, l’angoisse apocalyptique devient une norme mentale, ce que souligne Davis :

Les spécialistes en sciences sociales et les théoriciens de la culture tombèrent d’accord pour dire que les Américains souffraient d’hypocondrie aiguë. A la veille de la non apocalypse de l’an 2000, les « Fears Studies » – ou études des « peurs sociales » – s’étaient constituées en nouvelles niches académiciennes des plus tendances. Des dizaines d’experts s’extasiaient sur la « normalisation de la culture du complot », l’avènement de la « société du risque », « l’herméneutique du soupçon », « l’épidémie paranoïaque », le « mean world syndrome », ou le rôle récemment attribué aux amygdales comme « centre de génération de la peur dans le cerveau ».

Après l’explosion, la terreur du 11 septembre, la psychose va en s’aggravant, sur fond de Spectacle, d’ «  économie de la peur », de peur de l’étranger, d’architecture bunkerisée et, ultime recours, de riposte guerrière talionesque. Partout, ce « pressentiment permanent que l’espace urbain est un Ground Zero en puissance. » Blessée, affolée, la Cité sort les dents.

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Retour à Grosz4. La ville allemande dans sa vision vacille sur ses fondations, en instance d’implosion. Pourtant, à ce moment-là (1917 pour le tableau ci-dessus), elle non plus n’a pas connu la vraie destruction à venir : elle devrait respirer à son aise, de manière moins oppressée. Elle ne sait pas qu’une armée de forteresses volantes la survolera bientôt pour la réduire en cendre. Que les pilotes auront pour mission de réduire en cendre les immenses faubourgs prolétaires dans un déluge de bombes incendiaires. Et que dès 1943, dans le désert de l’Utah, des architectes allemands, des décorateurs hollywoodiens, des ingénieurs et des marchands de bombe s’ingénieront à recréer des blocs d’habitation similaires à ceux de Berlin ou de Dresde afin de simuler des bombardements et d’étudier les meilleurs bombes incendiaires, les meilleurs napalms. Cette ville et ses habitants ignorent que, bientôt, on cherchera le moyen de les rayer de la carte le plus efficacement possible. Ce que le secrétaire adjoint à la guerre, Robert Lovett, formulait ainsi : « Si nous devons avoir une guerre totale, autant la rendre aussi horrible que possible. »

Cette citation de Lovett est tirée d’un autre essai de Mike Davis : « Le Cadavre berlinois dans le placard de l’Utah. » Partant de cette création minutieuse d’immeubles allemands dans le désert de l’Utah, l’historien américain se penche sur les terribles stratégies destructives de l’État-major anglo-américain à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il montre comment, sous l’impulsion de Churchill et avec le plein soutien de la population américaine, les stratèges guerriers s’ingénièrent à créer les conditions parfaites pour mettre à mort les villes allemandes, puis japonaises (ceci, en prélude à l’utilisation de l’arme atomique). Parlant des bombardements de Dresde, Mike Davis écrit :

Ce fut le plus grand déluge de feu depuis Hambourg, « une calcination totale », dans le jargon des stratèges anglais en délire. Le nombre de victimes, compte tenu de l’énorme masse des réfugiés, est impossibles à connaître, bien que les estimations varient entre 35 000 et 300 000. Après l’avoir réduite en cendres, Harris bombarda à nouveau sauvagement la ville avec des explosifs afin d’éliminer les survivants réfugiés dans les sous-sols. L’histoire officielle aura qualifié cet épisode de « réussite suprême » du Bomber Command.

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Ces deux articles de Mike Davis (« Les Flammes de NY » & « Le Cadavre de Berlin dans le placard de l’Utah ») proviennent d’une recueil publié récemment par les Prairies Ordinaires sous le nom de Dead Cities. Ils forment un prélude à un troisième et dernier article intitulée : « Villes Mortes : une histoire naturelle », étonnante plongée dans une biologie urbaine de l’après-destruction. Logique narrative : Dresde sous les bombes, New-York sous les avions, et, enfin, point d’orgue, les Cités sans les hommes.

Davis commence par rappeler les lacunes en la matière : « Nous en savons plus sur l’écologie des forêts tropicales que sur l’écologie urbaine. » Il y a là un vide scientifique qu’il conviendrait de combler. Car, dans la «  dialectique ville-nature », il est peu probable que la ville ait le dernier mot : « La nature tire en permanence sur ses chaînes, à l’affût des faiblesses, fêlures et défauts, voire du moindre point de rouille. » Et Davis de s’interroger : « Qui aura un jour placé un microscope sur les ruines de la métropole ? »

Autre lieu, autre époque, derechef. Londres 1884. La pollution atmosphérique de la plus grande ville industrielle de son temps atteint des sommets. John Ruskin met alors en garde ses contemporains : « Un nuage de poison » flotte (littéralement) sur la métropole londonienne, la catastrophe rode sur une ville devenue miasmatique, encombrée de déchets. Dans son journal, un naturaliste autodidacte, un certain Richard Jefferies note : « La zone toute entière [est] prête pour la maladie et la pestilence. Ce siècle du WC. » Désespéré par les manifestations urbaines d’une fin de siècle qui transforme la Tamise en égout et Londres en cloaque, Jefferies se lance dans un roman d’anticipation écologique, After London (1885). Partant de l’hypothèse d’une catastrophe totale, il fait observer par son héros, unique survivant, les évolutions de l’après-apocalypse. « Cette grande métropole fut bien vite renversée », la nature reprend ses droits, Jefferies conte par le détail (non sans jubilation, semble-t-il) cette revanche de la nature sur la « ville hideuse ».

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Partant de cette construction fictionnelle, Mike Davis interroge le travail de ceux - scientifiques ou écrivains - qui se penchèrent sur la mort des villes. Mort fictionnelle comme chez Jefferries ou Georges R. Stewart (qui appliqua la démarche de Jefferies à San Francisco), mais aussi mort sociale, immobilière, immunitaire… Retraçant l’épidémie de feux qui détruisit dans les années 1970 un nombre hallucinant d’habitations dans le South Bronx, il montre ainsi comment les toxines qui ont fait du Londres de Jefferies un tel enfer miasmatique se perpétuent sous de nouvelles formes, reviennent sur fond de domination sociale et de mépris des classes possédées : l’homme, inlassablement, s’acharne à produire du gravat, même dans l’opulence. Litanie qui finirait par lasser si Mike Davis ne multipliait pas les angles d’attaque, sautillant d’une référence à l’autre avec la dextérité d’un derviche intellectuel sous mescaline7.

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Puisqu’il faut savoir terminer un billet et qu’à force de rebondir celui-ci risque de finir sa route dans les choux, autant conclure sur une note d’espoir. Jefferies rêvait le Londres de l’après-destruction, Cité réinvestie par la nature, vite engloutie sous la flore et la faune. Le travail des scientifiques qui se penchèrent sur les villes détruites par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale semble aller en ce sens : « Ils découvrirent que la guerre était le catalyseur d’une expansion rapide d’espèces étrangères auparavant rares, résultant de la création d’une nouvelle flore urbaine parfois désignée sous l’appellation de ’nature II’ ». Et ça, après tout, Grosz lui même en conviendrait, il serait stupide de ne pas s’en réjouir. Après nous… le printemps.



1 Georges Grosz, « Hommage à Oscar Panniza ».

2 Georges Grosz, « Lower Manhattan », 1935.

3 George Grosz, « La ville », 1917.

4 Oui, ce billet est un peu tarabiscoté, je te l’accorde.

5 George Grosz, « Explosion ».

6 George Grosz, « Métropolis », 1917.

7 Ceux qui n’aiment pas Mike Davis ne vont pas manquer de ressortir les vieilles accusations de messianisme du désastre, d’urbanophobie ou d’apocalyptisme larvé, ils auront tout faux. Davis n’a pas d’œillères de prophète, il gratte la surface de l’histoire pour en faire ressortir ces éléments qui font sens, mais que personne n’aurait songé à réactiver sans lui. Qu’il explore les installations de l’armée américaine dans l’Utah ou parcoure les obscurs ouvrages de biologistes victoriens, Mike Davis opère comme il le faisait avec Dubaï ou Los Angeles, villes miroirs d’un monde où la démesure opulente fait pendant à l’exploitation la plus éhontée, il fait remonter à la surface des éléments d’analyse jusque là ignorés, des hypothèses délaissées. En préface du très recommandé City of Quartz, Marc Saint Upéry écrivait : « Quoiqu’il en soit, Los Angeles reste encore aujourd’hui … le plus grand exportateur de rêves de l’Occident. Au fond, City of quartz essaie de comprendre de quoi est faite la matière des rêves. » Dead Cities perpétue cette approche, à ceci près qu’elle se penche sur les cauchemars des villes, pauvres entités éphémères vouées à la disparition et obsédées par leur destruction.


COMMENTAIRES

 


  • jeudi 5 novembre 2009 à 14h04, par mikedavisophile

    Depuis que j’ai lu à sa parution la traduction française de « City of Quartz », Mike Davis est l’auteur que je lis avec le plus de plaisir. « Génocides tropicaux » est à lire absolument. Je cours acheter « Dead cities ».

    • jeudi 5 novembre 2009 à 21h13, par lémi

      Oui, je suis plongé dans City of Quartz qui est vraiment un livre étincelant. Dead Cities est sûrement un peu plus anecdotique, parce qu’il ne représente pas la même quantité de travail, mais, comme toujours avec Mike Davis (dont on parlait ici (Petite histoire de la voiture piégée) et ici (Le Stade Dubaï du capitalisme), Article11 itou est pas mal mikedavisophile...), tu en sors plus intelligent.



  • jeudi 5 novembre 2009 à 15h42, par nicocerise

    « C’est sous l’impulsion de churchill » Ainsi après avoir connu l’horreur des bombardement sur Londres Churchill aurait voulu sophistiquer le système. Incroyable esprit humain.

    Ceriselibertaire

    Voir en ligne : Blitz

    • jeudi 5 novembre 2009 à 21h17, par lémi

      Ouaip, c’est quelque chose que je ne connaissais pas beaucoup non plus : il semble que, beaucoup plus que Roosevelt, Churchill était un partisan de la destruction totale des villes allemandes. L’idée était de viser en priorité les quartiers pauvres & prolétaires, les plus inflammables, en imaginant que cela dégoûterait le peuple allemand du nazisme. Monstrueux & stupide (cela a au contraire rapproché les allemands du pouvoir nazi qui a su propagander à tout va sur l’horreur des alliés...).



  • jeudi 5 novembre 2009 à 18h50, par Greg

    Magnifique présentation, magnifique article, bref c’est bien quoi.

    je termine gabriel garcia marquez et j’attaque mike davis

    au fait, a ce propos c’est pas plutot federico garcia lorca et non gabriel garcia lorca ? ;)

    Voir en ligne : http://escapades-bolivariennes.blog...

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