ARTICLE11
 
 

mercredi 5 mars 2014

Sur le terrain

posté à 17h43, par Augustin Marcader
6 commentaires

Je vous écris du bureau N°9 – « Journée d’entreprise »

Augustin Marcader est technicien administratif au contrôle médical d’une Caisse primaire. Des années qu’il turbine là, chez les poulagas de la Sécu. « Souffrance » au « travail », la redondance l’a toujours fait marrer. Parfois même, elle l’inspire. Cette fois-ci, il est question de célébration collective, entre propagande et plans entrepreneuriaux sur la comète...

Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres. Aujourd’hui, notre journée de huit heures subit un coup de rabot : « Paraît qu’on pourra arriver à dix heures et qu’on aura l’après-midi de libre !  » « Une vraie journée de médecin-conseil ! », lancent même quelques esprits taquins et mesquins1. Ce n’est pourtant pas Noël, mais juste la « Journée d’entreprise ». Résumer un tel événement n’est pas chose facile : il faut imaginer un moment à la fois studieux et convivial où le corps hétérogène du contrôle médical s’agglomère comme un petit glaçon, lissant toute aspérité pour mieux incarner les volumes carrés et transparents de sa solide détermination. Grotesque mise en scène de nous-mêmes, auto-célébration vaguement martiale où les énergies sont convoquées, lustrées et revigorées pour affronter les défis de demain. N’en jetez plus.

Journée d’entreprise, donc. Parce que la Sécu, avant d’être une idée politique ou un service public, est bien sûr une entreprise, avec son budget, ses objectifs, son personnel et ses chefs. Les chefs justement, les grands, ceux de la région, vont faire exceptionnellement le déplacement pour la journée. L’occasion de rencontrer ou revoir ces icônes qui nous abreuvent quotidiennement de leurs directives, notes de service et autres procédures. À la tête de la délégation se trouve le MCR, alias le médecin-conseil régional. S’il fallait user d’une métaphore, je dirais que le MCR est la lampe-tempête qui nous guide dans les obscures et exponentielles entrailles du Trou2.

Pour l’occasion, tandis que les larbins d’un quelconque traiteur s’activent à installer petits fours et autres agapes dans une pièce attenante, on a préparé la grande salle de réunion. Chaises disposées en épi, clim’ sur 19°C afin de maintenir les chairs fermes et les esprits alertes, stores baissés pour permettre une meilleure visualisation du diaporama : tout est calé ! Le diaporama, pour le dire franchement, est un peu notre angoisse à tous. Parce que c’est long et chiant. Au bout d’une demi-heure de blabla médico-administratif, de colonnes de chiffres et de camemberts multicolores, c’est comme si on vous avait perfusé la caboche avec un jus vaseux de bayou. Alors, dès la première image projetée, tout le monde fixe le bas de la diapo pour voir combien il va falloir s’en fader. 1/10 : ça sera vivable ; 1/20 : on va en chier ; 1/30 : encéphalogramme plat !

Les premiers agents arrivent et se tassent sur les chaises au fond de la salle. Comme à l’école. Les (rares) fayots près du tableau noir et la masse au fond. « C’est toujours pareil, les gens se mettent derrière ! Je ne vais pas vous manger, vous savez, vous pouvez vous rapprocher », ironise le MCR en déboulant dans la pièce. Malgré ce gentillet rappel à l’ordre, personne ne bouge : les huiles doivent discourir devant des premiers rangs vides, tandis que bâillements et lourdeurs de paupières se distribuent en arrière-plan comme autant d’écume sur une mer rétive.

« J’étais à Paris il y a peu et je vous répète le mot d’ordre : nous devons nous positionner en tant qu’assureur solidaire en santé », pérore le MCR. Il fixe le cap de nos futures orientations, censées donner sens à notre métier. Le contexte, on le sait, n’est pas favorable : nous nous retrouvons en concurrence avec les assurances privées. Pas directement, mais l’ennemi est bel et bien là, sournois et rampant. Pour lutter, nous pouvons compter sur un mot magique, un concept promu génome commun à tous les salariés de la Sécu : l’efficience. Un joli mot que Le Petit Robert définit sobrement par « Efficacité, capacité de rendement ». Transposé à l’Assurance maladie, le terme se traduit ainsi : nous devons « mieux soigner mais moins cher ». Diminuer les coûts ― coûte que coûte ! Dans la salle, évidemment, tout le monde connaît la musique. Voilà vingt piges qu’on nous assomme à coup de « maîtrise médicalisée des dépenses » et autre « gestion du risque ». Mais la fonction première d’une messe n’est pas tant de convertir de nouvelles ouailles que de conforter et flatter celles déjà acquises à la cause. Parmi le public, certains savent les dégâts produits par cette vision purement comptable de l’Assurance maladie. N’empêche, personne ne pipe mot. Logique : la Journée d’entreprise n’est pas un moment d’expression libre, mais de communion.

Pour être « efficiente », la Sécu a besoin d’innover. Entreprise titanesque pour une institution réputée inerte et déficitaire ! Du coup, on repense à la fable de Mahomet et de la montagne : si la Sécu ne va pas vers les assurés sociaux, ce sont les assurés qui viendront à elle. Pour ce faire, il faut continuer à les « responsabiliser », les aider à mieux gérer leur capital santé. Et le MCR de s’extasier : « Nous devons nous intéresser aux gens qui ne sont pas malades. Les assurances privées leur proposent des prestations, pourquoi pas nous ? Savez-vous que la CPAM de la Sarthe a mis en place un système de e-coaching avec vidéos et jeux en ligne ? » La novlangue a déjà baptisé la chose et appelle ça « espace santé active ». Coût de cet accompagnement à distance : 1 à 2 € par assuré. A-t-on déjà vu « efficience » plus radieuse ?

Et les malades ?, me demanderez-vous. C’est quand même la cible première de l’Assurance maladie, non ? On ne les oublie pas, diantre ! Même qu’on se propose d’accompagner ceux qui souffrent de maladie chronique. 364 000 personnes ont déjà adhéré au programme Sophia, dédié à « l’accompagnement personnalisé de personnes diabétiques afin de leur permettre de mieux connaître leur maladie et ses complications ». Un succès ! Dans le jargon des winners, on appelle ce type de programme « disease management ». Le principe est simple : les infirmières coacheront les malades via des appels téléphoniques. Une idée en or en ces temps boursouflés d’austérité. Je me souviens du lancement de la campagne d’information : d’immenses affiches cartonnées étaient placardées partout dans le hall d’accueil, et des cobayes affublés de tee-shirts « Sophia » devaient faire la pub du dispositif et sensibiliser le public. C’était beau comme un happening entre les linéaires d’un supermarché.

Une heure passe. Puis bien plus. Je croise les jambes. Les décroise. Ma voisine ne cesse de regarder sa toquante. Dans les rangs derrière, ça commence à bavasser sérieux, et certains surfent même en loucedé sur leur smartphone. Mais sur l’estrade, ça continue à discourir ; peu importent les signes d’agacement, les petits ricanements dispersés. Vient enfin l’heure de la libération. Les fayots applaudissent. On se lève, s’ébroue. Quelques sourires échangés, comme pour dire : encore une fois, on a tenu le coup ! Que vienne le temps de la ripaille et des libations ! Sauf que... pas encore. Avant cela, il reste la remise des médailles du travail ! À l’appel de leur nom, les récipiendaires s’avancent vers le médecin-chef, se font épingler la breloque sur la poitrine et claquent deux bises à ces cadres dont ils ne croisent d’habitude le regard qu’une fois par semaine. Les applaudissements fusent en rafales. Effrayé par le spectacle, je me carre derrière un pilier. Malgré les années, je n’arrive pas à m’habituer.

Au moment du festin, une collègue à la langue déliée par le pinard se glisse vers moi. « ― Je t’ai vu, Augustin, pendant la réunion. ― Quoi, pendant la réunion ? ― Tu n’as pas arrêté de prendre des notes ! ― Oh ça… C’était juste des petits trucs comme ça… ― Tu vas en faire quoi ? »

Ami lecteur, tu promets de garder le secret ?

***

Illustration de vignette : détail d’une peinture de James Ensor, « Les Musiciens grotesques »

JPEG - 235.4 ko

***

Épisodes Précédents

1/ Véro
2/ Le Docteur Létrille
3/ Mobilisation
4/ Entretien d’évaluation
5/ Si vous lisez ce mail
6/ Privilèges
7/ Origines
8/ La grande trouille



1 Les salariés de l’Assurance maladie sont divisés en deux blocs distincts : d’un côté, les agents administratifs soumis à une « badgeuse » et astreint à huit heures de labeur quotidien ; de l’autre, les médecins-conseils, exemptés de toute pointeuse et aux horaires plus libres.

2 Dernière estimation en date du « trou de la Sécu » : 14,3 milliards d’euros de déficit.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 5 mars 2014 à 23h14, par corinne jeanson

    ceci n’est pas une réponse à l’article
    c’est juste en sortant de Mon oncle d’Amérique
    j’ai donc, grâce à Google, croisé votre site, j’y reviendrai à tête claire pour laborit et pour la suite merci déjà de vos approches

    anar ? parce que dans votre à propos, vous avez raison, on aime situer à qui l’on parle et qui l’on lit

    http://felixmartin.blogg.org/



  • jeudi 6 mars 2014 à 09h03, par Olivier LACROIX

    Magnifique. Une bien belle oraison de not’ bonne vieille sécu qui perd de son sens, au fil des années et de l’approfondissement de son abyssal déficit : le fameux trou.
    Mais c’est aussi une ode au travail, au vrai travail, celui que l’on ose même plus décrire à l’ère des Google, Facebook et autres nouvelles entreprises qui font autre chose que du travail. Ici, on imagine mal la suppression des managers, le télétravail, les salles de détentes, l’ambiance coopérative et le plaisir de travailler... tout simplement le plaisir de travailler.
    Alors oui, peut-être que la Sécu est prise dans un cycle Darwinien qui conduit à sa lente disparition car inadaptée à notre société de fous... Mais peut-être aussi qu’il reste quelques-uns à croire que le sens de la solidarité n’est pas perdu dans les méandres de l’apocalyptique capital. Cette sécu, icône de bien des combats de liberté, de solidarité, de mutualisme a-t-elle son mot à dire au milieu des startup et autres « modèles économiques » éphémères ?
    Du haut de ses 60 balais, peut-elle apporter du sens à l’humanité et les principes de l’équité dans un monde du chacun pour soi ?
    Moi j’y crois, reste que plus grand monde ne souhaite porter un beau projet de sécurité sociale, pas même ceux qui briguent les résultats des urnes.



  • jeudi 6 mars 2014 à 15h24, par Soisic

    Aaaah, la « culture d’entreprise ».... On m’a dit une fois, avec dédain, que je ne connaissais pas la « culture d’entreprise »... Et en plus, j’apprends qu’il en existe également une à la Sécu...



  • jeudi 6 mars 2014 à 17h24, par serge

    tiens c’est drole, ça m’a rappelé la journée d’entreprise que nous avons eu en début d’année dans la boite de logement social au sein de laquelle j’évolue.

    A peu de chose près, c’était la même propagande ; nous on a eu la chance d’avoir une vidéo en dessin animé de la mascotte de l’entreprise pour nous expliquer la nécessité d’atteindre des objectifs de 20% supérieurs à l’année précédente sans évolution de la masse salariale.

    c’est sordide de constater que des « entreprises » d’intérèt général ou de mission de service public soient conseillées par les même agences de com que les entreprise du CAC 40...

    il ne nous reste plus qu’à résister et à conserver notre conscience professionnelle liée à la mission d’intérèt général qui nous a mené vers ces métiers.

    la victoire est au bout de la lutte, je n’ai que 33 ans et 10 ans d’expérience pro derrière moi, mais je ne baisserais pas les poings car je ne veux pas devenir un mercenaire sans âme à la solde des dogmes économiques actuels. Comme le disait ce cher Abbé Grégoire (combattant de la lutte pour l’abolition de l’esclavage et rédacteur de l’article 2 de notre constitution en 1789 sur l’égalité), « Depuis trois siècles, les tigres et les panthères sont moins redoutables que vous (les européens) pour l’Afrique. Depuis trois siècles, l’Europe, qui se dit chrétienne et civilisée, torture sans pitié, sans relâche, en Amérique et en Afrique, des peuples qu’elle appelle sauvages et barbares. Elle a porté chez eux la crapule, la désolation et l’oubli de tous les sentiments de la nature pour se procurer de l’indigo, du sucre, du café. Puissent les nations européennes expier enfin leurs crimes envers les Africains ! Puissent les Africains goûter enfin la liberté et le bonheur ! Dût-on ici-bas n’avoir que rêvé ces avantages pour soi-même, il est du moins consolant d’emporter au tombeau la certitude qu’on a travaillé de toutes ses forces à la procurer aux autres ».



  • Vivement je vous écris du bureau n° 10,
    qu’on chante l’Internationale à la fin.

    ( enfin, si y’a des personnes pour qui ça veut encore dire quelque chose hein bien sûr)



  • mercredi 19 mars 2014 à 00h55, par Pedro, serveur overlocké

    Je n’ai pas lu les premiers textes.
    Celui-ci me laisse perplexe, quant au but recherché : informer, reconversion en F. Dard ? Vous avez vraiment l’intention d’attirer l’attention sur une philosophie et des méthodes, certainement discutables . Mais si vous voulez toucher autre public que des ouailles déjà « acquises », il faudrait peut-être pondérer un peu le style, lever le pied sur le « lyrisme ».

    Ca ne m’empêchera pas de lire le reste, car j’espère que cette seule journée ne justifie pas, seule, votre énervement ; que vous sauriez calmer en jetant le pavé dans la mare de ces regroupements, in vivo . Il me semble (?) que dans vos métiers la peur du licenciement n’empêche pas trop de dormir...pas autant en tout cas que la hantise de se réveiller un triste matin transformé en carpette aigrie.

    De la part d’un larbin qui claque la porte quand l’odeur ne lui revient plus...

  • Répondre à cet article