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mardi 17 juin 2014

Sur le terrain

posté à 14h46, par Texte de Tomjo - Photos de Julien O2E
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« Mine Utopia », ou la grève contre le New Deal culturel

Quand ils traitent du mouvement des intermittents, les médias évoquent en large part le sort des grands festivals de l’été. Et de trembler : telle grande messe culturelle ou musicale aura-t-elle lieu ? Loin des caméras et des questions de gros sous, la grève concerne pourtant aussi des rendez-vous beaucoup plus modestes - reportage au festival des Gohelliades, à Loos-en-Gohelle.

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Même les crapauds ont arrêté les vocalises : « Il fait trop chaud ou ils ont rejoint le mouvement ? » Le soleil cogne sur la friche de la Fosse 5, à Loos-en-Gohelle dans le Pas de Calais. La compagnie du Théâtre de l’Ordinaire et les habitants des cités minières voisines cherchent de l’ombre pour causer. Car aujourd’hui, c’est la grève - intermittents et salariés de la compagnie ont répondu au préavis national. Sauf qu’ici, on n’est pas sous les feux de la rampe médiatique, mais au festival des Gohelliades, dans une commune de 7 000 habitants. Alors, les questions fusent : quel est le sens d’une grève ici ? Pourquoi ne pas bloquer les scènes nationales et les grands festivals ? « À la mairie, on soutient les intermittents, assure l’élue à la culture, mais que ce projet ne puisse pas aller jusqu’au bout, c’est un vrai tiraillement : le spectacle devait être l’aboutissement d’un travail de plusieurs mois. Est-ce que les gens vont comprendre ? On a déjà du mal à les mobiliser. » Des mineurs et enfants de mineurs qui ne comprendraient pas le sens d’une grève ? Voyons... Paraît qu’à la Cité Belgique, celle qui jouxte le terrain, les patrons logeaient les plus énervés des mineurs, les syndicalistes, les fouteurs de merde. Désormais, la condition la plus partagée y est celle du chômage. Après la mise à l’écart, la mise au rebut. La situation progresse.

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Pendant six mois, habitants, comédiens, militants associatifs et services techniques ont travaillé d’arrache-pied pour réhabiliter ce terrain laissé à l’abandon depuis la fermeture de la mine. Il a fallu débroussailler, tailler, créer des chemins : l’occasion de découvrir des « espèces pionnières », ces plantes qui ont pris racine dans ce schiste remonté à la surface pendant un siècle et demi. Avant la répétition générale, on se ballade entre les décors, dômes, cabanes, voitures défoncées. Le spectacle s’appelle Mine Utopia : des extra-terrestres débarqués sur la friche avec leurs esclaves vont relancer l’exploitation du charbon pour en tirer une « arme de destruction cosmique ». Le scénar’ parle à tout le monde, on se marre, puis on écoute les témoins de la silicose et du travail harassant. Finalement, pour une raison qu’on ne dévoilera pas ici, la réouverture de la mine n’aura pas lieu.

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Mine Utopia relève plus de l’éducation populaire que des « industries culturelles », comme les nomme la Ministre Filippetti, pour qui « il n’y aura pas de redressement productif sans redressement créatif »1 Elle cause ici de la « valeur ajoutée culturelle » que l’Inspection générale des finances estime à près de 58 milliards d’euros – sept fois plus que l’industrie automobile ! Et 8,8 de ces milliards sont le fait du spectacle vivant, premier contributeur du « PIB culturel ». L’argument fait florès dans les collectivités locales et les ministères. « Attractivité » et « rayonnement » des territoires, commerce, hôtellerie, Gling ! faites tourner la planche à spectacles : un euro investi dans « Marseille-Provence 2013 », c’est six euros de retombées économiques. En son temps, le funeste Roosevelt avait mis à contribution les artistes pour son redressement quasi militaire de l’économie, aux côtés des bétonneurs2. La réalité économique de la culture en France s’est faite criante et inextricable quand au festival Rio Loco de Toulouse (125 000 festivaliers), les commerçants s’en sont pris aux intermittents grévistes.
L’exception culturelle française se défend rubis sur l’ongle. Ou plutôt non, c’est le rubis sur l’ongle qu’on défend grâce à la culture. Les intermittents suivront-ils le même raisonnement économique pour sauver leur statut ? Si dans sa fiction, le Théâtre de l’Ordinaire ne relance pas les mines, il ne contribue pas non plus, dans la réalité, à la puissance nationale. Mais à une toute autre idée du spectacle.

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La décision de se mettre en grève est lourde après plusieurs semaines de préparation. Tout le monde a envie de jouer, les « pros » comme les amateurs. D’autant qu’ici, le rapport de force économique est dérisoire en comparaison d’un blocage d’Avignon ou d’un concert des Stones. La portée de la grève dépend, pour une grande part, de la rencontre que les grévistes réussiront à susciter avec les voisins. Problème : la mairie dissuade ses administrés de rejoindre les lieux, pour cause « d’annulation du spectacle » – sans plus d’explications sur les raisons de cette grève ou sur les accords Unédic. Le vieux paternalisme minier n’est jamais loin : « Il faut leur parler doucement, avec des mots simples. » « Les gens » ne risquent pas de « comprendre » et de se « mobiliser » quand leur « participation » n’est réclamée que pour adhérer aux projets municipaux, tel cet écoquartier prévu sur la friche3.

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Les comédiens se lancent alors dans un porte-à-porte explicatif. « On doit quasiment refuser le café à chaque maison, s’enthousiasme Nico, un comédien de la compagnie, l’accueil est vraiment chaleureux. » À l’heure dite, une cinquantaine de personnes s’aventure sur le terrain. « Cette grève, on ne la fait pas contre vous ou contre la mairie, précise Maxime, le metteur en scène, auprès du public et des comédiens amateurs. Si les accords Unédic sont signés, ce genre de spectacle aussi sera en danger. » « Les gens » sont à l’écoute : « Le Théâtre de l’Ordinaire s’est toujours battu pour un théâtre populaire. Un Théâtre loin des grandes salles et près des quartiers, des salles polyvalentes, de la campagne. Aux côtés des riverains de la Fosse 5, lieu de grèves historiques, également touché par le chômage et la précarité, nous défendons les droits sociaux des chômeurs, des stagiaires, des pigistes et des travailleurs intérimaires. » Le message passe, forcément : « On vous comprend, la grève ici, on connaît !, leur répond Sabine, comédienne amatrice. On voulait vous dire merci pour le temps que vous avez passé avec nous. » Ses remerciements éclipsent – un peu – la déception de ne pas jouer. Surtout, ils révèlent le sens de cette grève, autant que celui du spectacle vivant : la recherche d’un destin commun, loin des nécessités économiques et touristiques.

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La journée se termine comme tout bon piquet de grève. Les pompes à bière glougloutent, les merguez froufroutent, et la sono passe le poème de Nono Futur, « Va te faire enculer » (rimes riches uniquement), pour écorner stars du showbiz et de la culture supermarchande. Trop contents, les gosses ont « exceptionnellement » le droit de dire des gros mots. Preuve qu’une grève bouleverse les rapports sociaux, non ?

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1 La Tribune, 10 octobre 2013.

2 « La ’’Culture’’ comme levier de sortie de crise », La Tribune, 4 décembre 2013. Pour rappel, le New Deal, c’est 285 aéroports, un million de kilomètres de routes, 77 000 ponts, 122 000 bâtiments publics. Ça fait combien de « Grands Projets inutiles » ?

3 L’enjeu est de taille. Chef de file des écologistes du Nord-Pas-de-Calais, le maire Jean-François Caron fait de sa ville, adulée par les médias, le symbole du renouveau vert de l’économie.


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