ARTICLE11
 
 

samedi 16 mai 2009

Le Cri du Gonze

posté à 11h28, par Lémi
11 commentaires

Billy the Kid à Soho
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Si Billy the Kid avait quitté ses plaines de l’Ouest pour venir s’installer dans le Londres de l’entre deux guerres, il aurait surement ressemblé à ça : un petit truand aux allures de maquereau, avec les yeux plus gros que le ventre. Mackie Messer est un des héros de l’opéra que Kurt Weill a écrit avec Berthod Brecht, « L’opéra de quat’ sous. » Et le moins qu’on puisse dire, c’est que son histoire a inspiré.

« Qui est le plus grand criminel : celui qui vole une banque ou celui qui en fonde une ? »

Berthold Brecht, L’opéra de quat’ sous.

Quid de la vidéo ci-dessus ? Eh bien, à vrai dire, je ne sais pas trop. Je suis même pas foutu de reconnaître la langue pratiquée par le délicieux moustachu en chapeau melon (hongrois ? macédonien ?). Encore moins quel est son nom. Par contre, je sais deux choses. D’abord, l’atmosphère esthético/musicale de la chanson me botte, entre accompagnement à claquettes par jouvencelles en collant perruquées et chorégraphie stupido/enthousiasmante. Ensuite, c’est la reprise d’une des plus belles chansons d’opéra jamais composées sur cette terre : « Die moritat von Mackie Messer. »

Mackie Messer (Mack the Knife en briton, ce qu’on traduirait en Français par « Mackie le surineur ») est un gibier de potence de la pire espèce. Irrécupérable. Roi de Soho, c’est un truand minable qui ambitionne de régner sur la pègre londonienne. Un genre de maquereau dénué de scrupules, guidé par sa seule soif de pouvoir. "Un requin, avec des dents nacrées1", dandy criminel épatant l’assistance.

Mackie Messer est le personnage clé de l’opéra de Kurt Weill, l’Opéra de quat’ sous, dont le grand Berthold Brecht a écrit les dialogues. Défiant la police et les vieux parrains de la pègre londonienne, Mackie fait son chemin, oscillant entre l’admirable gredin à la Villon et l’ignoble surineur psychopathe à la Jack l’éventreur. « Sur le trottoir un dimanche matin / Se trouve un corps dont la vie s’échappe / Quelqu’un fuit furtivement au coin de la rue / Ce pourrait bien être Mat le Surineur2. »

Pour être franc, mon idée au départ était de prendre l’Opéra de quat’ sous dans son ensemble, d’en tracer un tableau musical à travers le 20e siècle, depuis sa création berlinoise en 1928, en passant par les autodafés que les nazis firent subir à l’œuvre et les pérégrinations politiques des très à gauche (pour l’époque) Weill et Brecht. Las ! C’était sans compter sur l’ampleur de la tache. La lumineuse collaboration Brecht/Weill a tant inspiré qu’il faut se limiter, pas le choix. Sur la vingtaine de chansons composant l’œuvre, j’ai choisi de me focaliser sur celle qui a le plus inspiré par la suite, «  La complainte de Mackie le surineur » (Die moritat von Mackie Messer). Revue de détails, en cinq actes.

Fats & Ella : et Mackie Messer devint Mack the Knife

Le grand Satcho a universalisé Mackie Messer3, l’adaptant à un univers anglo-saxon qui jusque là s’en battait royalement l’œil. Avec lui, la chanson allait se répandre dans le jazz (c’en est devenu un standard incontournable) et la pop comme dans du beurre. Si le personnage de Mack The Knife est devenu récurrent dans l’imaginaire anglo-saxon, c’est en grande partie grâce à lui. Et à Ella Fitzgerald qui, vers la même époque, en livra une version lumineuse. Gloire à eux.

Le Mackie Messer personnifié : Nick Cave.

« Regarde le vieux Mac, il est de retour4. »

« Il est de retour », c’est pas moi qui le dit, c’est la chanson. Il en fait des tonnes, d’accord, cabotin au possible, mais c’est exactement ce que Mackie aurait fait. Nick Cave s’est toujours remarquablement adapté à ce genre d’univers, chantant les crimes sordides, les macs cupides et les ruelles sombres infestées de putes et de junkies comme personne. C’est tout à son honneur.

Weill et Brecht unanimes : « Jim Morrisson m’a tuer »

Kurt Weill et Brecht peuvent pas saquer Jim Morrisson. D’abord, parce que celui que Lester Bangs appelait « le Bozo le clown de la pop américaine » n’était vraiment pas leur tasse de thé, trop égocentrique à leur goût (Brecht aurait dit, un soir de 1929, « Ce Morrison me fatigue, il a toujours l’art de ramener les choses à son nombril. Et puis, ses chansons sont trop longues. Je préfère Tom Waits », et Kurt Weill d’opiner en silence.). Et puis, mêler comme ça deux morceaux de Weil (« Mackie Messer », donc, en intro, mais aussi le célèbre « Whiskey Bar » que beaucoup croient issus de l’Opéra de quat’ sous, alors que non, il vient d’un autre opéra de Weill) en un medley indigeste, est un peu une profanation. Enfin bon, il y a du sauvable là-dedans, je vous l’accorde. Au moins, le bougre avait bon goût.

Crooners, salauds, le peuple aura votre peau

Récemment, un certain Bartleby m’informait dans un commentaire de la profanation effectuée par l’horrible Paul Anka sur le « Smells Like Teen Spirit » de Nirvana. Débauche de sirupisation à vomir que je ne conseille qu’aux plus endurcis d’entre vous, ici. On ne s’étonnera pas dans ces conditions (il n’y a plus rien de sacré, ma bonne dame) que l’œuvre de Brecht et Weill ait été saccagée consciencieusement par des salauds sans foi ni loi, des gluants sentimentaux qui se sont permis de recouvrir une œuvre noire d’un vernis mielleux.
Pas moyen de mettre ces vidéos en ligne, c’est une question de respect, je vous donne juste les liens de trois exemples :
1/ Robbie Willams au Royal Albert Londres, les bras m’en tombent, le reste suit.
2/ Bobby Darin qui fait le pitre en perdant l’émotion, le moins pire des trois.
3/ l’horrible Sinatra en compagnie du non moins sinistre Johnny Buffet, vampires qui ne pouvaient prospérer que dans une ville de perdition comme Las Vegas, pas vraiment le décor approprié pour chanter Mackie Messer. Charognards !

Les perles originales

La femme qui chante ici est Lotte Lenya, la femme de Kurt Weill. Ladite Lotte n’était pas seulement douée pour se trouver des maris géniaux, mais était également dotée d’une voix parfaite pour chanter leurs morceaux. La nature fait bien les choses.

L’homme qui chante ici est censé être Berthold Brecht, je n’ai pas les moyens de vérifier. Mais on va faire comme si et s’émerveiller de ce fragment d’histoire.


Pour finir, après avoir évacué d’autres interprétations (pour être franc, je commence à en avoir ras la casquette de Mackie Messer), et comme ça ne me plaît pas des masses de rester cantonné à ce morceau en délaissant le reste de l’œuvre de Weill/Brecht, j’offre un bonus aux lecteurs méritants qui n’auront pas lâché l’affaire avant de parvenir jusqu’ici, P.J. Harvey, l’amoureuse secrète de tout amateur de rock qui se respecte, chantant « La ballade de la femme du soldat », une chanson tirée d’un autre opéra du même Kurt Weill, Schweik5. Rideau.



1 Oh the shark has pretty teeth dear And he shows them pearly white soit les premières paroles de la chanson.

2On the side walk Sunday mornin’ / Lies a body oozing life / Someone sneakin’ round the corner / Is that someone Mack the Knife.

3 On peut le regretter. D’ailleurs, il y a beaucoup plus de versions du morceau en anglais qu’en fridolin. Serait-ce que la langue de Goethe ne siérait point à la musique populaire ? Rhhoo, qui oserait prétendre ça.

4 Look at ol’ Mac, he’s back.

5 Merci à Joyce qui gagne un an d’abonnement à Article 11 pour son intervention.


COMMENTAIRES

 


  • samedi 16 mai 2009 à 19h37, par joyce

    Oserai-je faire remarquer que la chanson de la femme du soldat est tirée de « Schweyk » et non de « L’Opéra de Quat » sous" ?

    Ca serait vraiment du pinaillage...

    Et j’aime beaucoup ta chronique musicale hebdomadaire. Je ne te remercierai notamment jamais assez pour m’avoir fait découvrir Skip James, dont je n’avais jamais entendu parler (honte à moi !)

    • dimanche 17 mai 2009 à 10h10, par lémi

      Osez Joycéphine (sorry), le pinaillage est bien vu par ici, on est tous des grands maniaques à A11, je file de ce pas corriger mon erreur.
      Et ravi d’avoir propagandé efficacement pour Skip James...



  • samedi 16 mai 2009 à 21h12, par weil-vs-rockstars

    Merci pour cet article sur kurt Weil et Berthold Brecht, et des interprétations de cette chanson.
    Cet univers qui est des fois prenant, et des fois une version kitch du glauque urbain a apparemment intéressé des rock stars une fois atteint un stade de renommée. Weil/Brecht, vus par eux, c’est classieux, il y a un album entier ici qui va du meilleur au pire , Nick Cave étant, si je peux me permettre, un des plus relous.(Des goûts et des couleurs, ce n’est pas grave.)

    On voit même ce fou de William Burroughs, qui fait le malin.
    Il y a aussi eu sting, marianne faithfull ou Tom Waits.

    Je ne sais pas pourquoi le répertoire de kurt Weil et Berthold Brecht est récupéré pour montrer que des rock stars sont devenues respectables.

    • samedi 16 mai 2009 à 23h11, par namless

      Il y avait déjà eu en 1985 un album similaire « lost in the stars », avec Waits, faithfull, Sting, Reed et d’autres... Inégal, (comme toujours dans les réinterprétations de Weil/Brecht, nos « stars » ont tendance à en faire des caisses), mais néanmoins agréable à écouter.

      Lotte Lenya, fantastique voix ... et cet accent quand elle chante « Speak Low ». _ :-)

      • dimanche 17 mai 2009 à 10h17, par lémi

        @ Weil vs rockstars

        Pas grave pour Nick Cave, on est bien d’accord, d’ailleurs ce matin il me plait déjà moins... Et oui, j’avais bien noté l’existence de cet album mais avais eu un peu la flemme d’en faire mention, touchant à la fin de mon billet, honte à moi. Enfin, de toute manière, comme je me cantonnais à la chanson Mackie Messer, mon impair n’est pas si grave (quoique, passer à côté de Burroughs et Tom Waits, c’est impardonnable...).
        Merci pour les liens.

        @ Namless

        Merci pour les précisions, je ne savais pas. Encore une preuve de plus de l’attrait magnétique de Weill Brecht, qui attirent les mouches rock comme du miel, les bonnes (Waits, Faithfull) comme les moins bonnes (Sting argh)

        • dimanche 17 mai 2009 à 19h05, par un-e anonyme

          @lemi
          (Sting argh)

          Oui, ou comment transformer Kurt Weil en musique d’ascenseur...



  • samedi 16 mai 2009 à 22h50, par Pop9

    La première vidéo montre Milos Kopecky, qui chante en tchèque. Ce gars-là était le Serrault ou le Noiret tchécoslovaque, un acteur très populaire (qui avait la double particularité d’être juif et critique vis-à-vis du pouvoir communiste). Pour le reste, Nick Cave et Jim Morrison me saoûlent un peu, mais l’article est excellent et l’extrait strictement sonore (Brecht, pas Brecht ?) carrément épatant.

    • dimanche 17 mai 2009 à 10h19, par lémi

      C’est donc à ça que ressemble le tchèque ? Moi qui me croyais féru de la langue parce que j’avais passé 2 jours à Prague...
      En tout cas, j’aime beaucoup ce Milos Kopecky, tes détails sur le personnage n’en sont que plus bienvenus.



  • dimanche 17 mai 2009 à 18h15, par Isatis

    Ah ça alors, c’est au poil en tchèque avec les petites demoiselles un peu molles de la claquette :-)

    Vraiment incroyable que les spectateurs restent collés sur leur siège devant le grand StachMo et son swing, ils ont du sang de navet ou quoi ?

    A part çà, j’aime bien les commentaires quoique je doute un peu que Brecht et Weill aient blablaté de Morrisson en 1929..................... facétieux le père Lémi !

    Mon CD de la première version enregistrée avec Lotte Lenya est un disque de chevet ; à propos d’elle, je suis tombée par terre le soir ou j’ai visionné un James Bond (je ne sais plus lequel, ils sont tous pareils) où elle joue le rôle d’une officier soviétique à tendance lesbienne et très très méchante évidemment, rien que pour ce passage le film vaut le coup.

    • dimanche 17 mai 2009 à 20h00, par Pop9

      Ouiii, dans Bons baisers de Russie !

      • lundi 18 mai 2009 à 20h49, par lémi

        @ Isatis
        Je n’apprécie pas trop qu’on remette en cause les informations diffusées dans ce billet : si je me suis permis de citer Brecht et Weill parlant de Morrisson et Waits, c’est bien évidemment que j’avais de bonnes sources (la soeur du cousin par alliance que mon ex mari avait rencontré sur les bancs de Yale), encore plus fiables que Wikipedia (c’est dire).
        Pour le reste, je suis très heureux d’apprendre que tu fréquentes Lotte assidument, c’est un signe de très bonne santé mentale...

        @ Pop 0
        Et ben, je ne m’attendais pas à ça de la part de Lotte. Ceci dit, ce n’est pas le pire des James Bond, hein, la morale est sauve

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