ARTICLE11
 
 

vendredi 30 avril 2010

Littérature

posté à 17h25, par Lémi
5 commentaires

Ceux qu’on enferme / fragments
JPEG - 7.6 ko

Un texte dur, qui t’habite longtemps après l’avoir reposé, impossible d’aisément l’oublier. Un texte sur la prison et ceux qui l’habitent, mais pas que. Un texte qui ne tombe jamais dans le pathos, ne cède rien à la facilité. Dans Fragmentation d’un lieu commun, Jane Sautière raconte son quotidien d’éducatrice en milieu carcéral. C’est juste et beau, simplement.

JPEG - 27.7 ko

« Parfois, les paroles des étrangers. Des tapis volants.
Dans votre village d’Afrique, les enfants à qui était confié l’élevage des poussins les teignaient de couleurs vives pour que l’épervier ne les reconnaisse pas.
En un mot, toutes ces couleurs, celle de la terre rouge, celles des poussins, le bleu du ciel, l’immensité du monde autour.
Et voilà. Terminus dans le lieu le plus atone du monde. C’est précisément du fait de votre couleur que l’épervier vous a chopé.
 »


« J’ai commencé ce texte lorsque je vous ai écouté. Il ne s’agit pas d’écrire une souffrance (la vôtre ou la mienne). Il s’agit d’être là. » Les premiers mots. Ils ne te frappent pas d’emblée, tu les zappes presque. C’est seulement après, une fois l’ensemble parcouru, que tu y reviens, éclairé. Tu sais désormais que ces mots disent tout. Qu’ils annoncent la pudeur, le courage et la rage de l’impuissance. Ceux-ci habitent le texte de Jane Sautière, plongée dans son quotidien d’éducatrice pénitentiaire. Il ne s’agit pas d’écrire une souffrance. Mais de la partager.

Fragmentation d’un lieu commun est un livre qui ne triche pas, ne roule pas des mécaniques. Les mots sont triés sur le volet, choisis en orfèvre, comme s’il fallait avant tout éviter de céder à la facilité stylistique. Pas d’envolées lyriques ni d’effets spéciaux à la Prison Break, pas de complaisance ou de pathos, juste la volonté évidente de dépeindre sans trahir. Capitaliser sur ces malheurs-là, ce serait se tuer soi-même, s’abraser. Chaque ligne est là pour le rappeler, pour l’enfoncer profondément dans la tête du lecteur : ceux qui meurent ici, à petit ou grand feu, ne sont pas meilleurs ou pire que vous, qu’elle, que moi. Ce sont des semblables à qui la vie n’a pas tissé de cadeaux, des désorientés avalés par la Machine, perdus dans les oubliettes de l’État. Abandonnés à leur sort. Fragments de gâchis.

« Vous dites que vous ne pourrez pas rester en prison, c’est impossible, trop de manque, trop de stupeur.
L’écœurement me prend d’être là. Le gâchis à son point d’achèvement.
 »

Crasse, mort du corps, mutilation sociale, bris d’âmes, les stigmates existentiels s’accumulent sur ces fragments de non-vie. Il y a ceux que l’alcool et/ou les drogues ont brisé. Ceux qui traînent derrière eux le fil d’un passé beaucoup trop lourd pour être coupé. Ceux qui ont sombré dans la folie, meurtrière ou pas. Ceux qui n’ont plus d’identité, plus d’origine, plus de patrie – « X, se disant...  ». Ceux qui se taisent obstinément, Bartleby mis à jour – « C’est une étrange violence que la vôtre  » – et ceux qui parlent parlent parlent mais ne se vident jamais. Ceux qui ont tué et violé, et ceux qui ont été tués et violés. Tous, Jane Sautière les traite en égaux. Parfois, elle ne les comprend pas, d’autres fois elle les craint, mais toujours elle les considère en humains, s’adresse à eux comme à des frères.

Ces cent chroniques – le texte est divisé en fragments, sans références temporelles ou spatiales – sont toutes construites sur le mode du vouvoiement. Un Vous évident, bienveillant. L’auteur s’adresse à ceux dont elle parle, respectueusement. Elle n’écrit pas pour le lecteur, elle écrit pour ceux qu’elle côtoie, elle leur écrit. Pas d’autre moyen d’alléger ce fardeau qu’elle a accepté de partager : «  Je ne peux même pas vous embrasser, ça vous ferait mal.  » 

« Il n’y a pas de petites choses dans la prison. Tout compte, un timbre, une clope, un savon. Au désert, tout est relief.  »

C’est l’ami Ubi1 qui m’a fait découvrir ce livre. Lui en parle si bien, mirettes brillantes2. Rien d’étonnant. On retrouve dans ses chroniques Sévice Social la même urgence d’humanité, le même regard qui ne juge pas, mais panse, rafistole, parce que c’est mieux que rien, cent fois mieux que rien. On retrouve aussi chez lui cette manière vivante et respectueuse de parler de ceux que la société met au rancard, qu’ils soient jeunes de banlieue ou prisonniers, délinquants précoces ou récidivistes tardifs, la volonté de bousculer les clichés et les larmoyances pour plonger dans la réalité d’une double peine quotidiennement infligée. S’immerger, habiter la bête carcérale (prison réelle mais aussi prison sociale), pour mieux en émousser les crocs. Et ensuite, habité par l’expérience, s’échiner à en livrer la vérité :«  Vous lisez dans une sorte de fascination, celle d’être là, dans le texte, dans les mots. J’écris, il me semble, dans la même stupeur.  »

Fragmentation d’un lieu commun mériterait mieux que ces quelques lignes maladroites. Il faut y naviguer longuement, s’en imprégner, bref, le lire et le relire. Ne serait-ce que pour cette sincérité absolue se dégageant du texte, de l’intensité qui l’habite. Impossible de ne pas saisir, à chaque détour de phrase, combien l’auteur a mis d’elle-même pour tracer ces portraits, combien elle a peiné pour mettre à nu son quotidien, et le leur. Un don de soi absolu, vital. L’écriture se fait alors calque d’une vie.



1 Que mille colibris chamarrés saluent quotidiennement son réveil.

2 Il dédiait d’ailleurssa dernière chronique à Jane Sautière.


COMMENTAIRES

 


  • vendredi 30 avril 2010 à 23h45, par ubifaciunt

    Merci avant tout pour ceux et celles qu’elle raconte...

    Quelques remarques de lecture (je ne la reprends pas, ton joli texte ravivant le souvenir) :

    Le style, avant tout, puissant et limpide, les Feuillets d’Hypnos qui auraient été écrits par La Bruyère.

    Ce « vous » en adresse, effectivement, si naturel, tout autant que les « tu » aux matons, aux collègues.

    Et ce fragment, central, essentiel, parfait. Le plus long ; celui des photos pour Noël. Où tout est contenu et où j’ai chialé comme un gosse au dernier paragraphe. Depuis, je le relis.

    (Et merci pour ton flatteur parallèle.)

    • samedi 1er mai 2010 à 17h11, par dan

      Bonjour
      Je viens de terminer le livre . Je ne vous en réclamerais pas le remboursement ! C’est un livre terriblement beau. Je suis encore complètement dedans et j’ai du mal à exprimer tout ce qu’il m’a fait ressentir. Une grande désespérance souvent. Merci de me l’avoir fait découvrir. Je le relirai et le ferai lire.

      • dimanche 2 mai 2010 à 09h10, par Big Brother

        c’est sûr que ça sort de l’exposition du shérif Joe Arpaio, sur la prison de la santé, au musée Carnavalet.

        • dimanche 2 mai 2010 à 13h38, par Lémi

          @ UBI,

          oui, compadre, le passage sur les photos de Noël est particulièrement lumineux. D’ailleurs, si je n’avais pas directement filé le livre à ce salopard de JBB, je m’y replongerais à l’instant. Hmmm, va falloir que j’applique la règle « prêter n’est pas donner » et que je le récupère fissa...

          @ Dan

          Notons que pour l’instant, aucune demande de remboursement n’est parvenue à l’ami Ubi. Et je gage que ça ne risque pas d’arriver. (pas con l’Ubi, imagine qu’il ait fait cette promesse avec le dernier Houellebecq, il serait endetté pour la vie...)

          @ Big Brother

          Toujours pas vu cette expo (même si j’ai repiqué le visuel pour la vignette). Quelques recherches sur Joe Arpaio me permettent de te le confirmer : rien à voir avec Jane Sautière...
          (très bon article sur le personnage, ici. Et une citation de l’article, en prime : cet homme qui au bout de quarante-quatre ans de mariage affirme que même au lit sa femme Ava, par respect pour sa fonction, ne l’a jamais appelé autrement que shérif. Ca doit pas être triste...)



  • dimanche 9 mai 2010 à 22h40, par Pensez BiBi

    Je vous envoie un extrait de mon article sur le livre de Jane Sautière qui mérite qu’on ne la laisse clouée à son premier succès...

    Jane SAUTIERE : Avec le livre de Jane Sautière (« Nullipare ») chez Verticales, c’est la question de l’Enfant ou encore celle de l’Enfant… en question qui est au centre des lectures présentes de BiBi.
    BiBi avait assisté, en bibliothèque, à une présentation du premier livre de Jane Sautière par elle-même « Fragmentation d’un lieu commun » (la prison).

    Le second ouvrage est de la même trempe : des petits textes tissés, un canevas qui mêle instants présents, souvenirs enfouis chez une héroïne qui interroge cette fois-ci «  l’ahurissant mystère de ne pas avoir d’enfant comme on interroge l’ahurissant mystère d’en avoir  ». Dans le vertige de ses déplacements (lac Léman, Bayonne, Venise, Beyrouth, le Cambodge, Paris), elle accroche, elle s’accroche à la moindre vibration du Dehors, ce Dehors qui la qualifie de « nullipare ».
    C’est à Lyon qu’un radiologue indifférent lui jettera ce signifiant au visage et à son corps tout entier. C’est une Onde de choc, un raz-de-marée qui envahira les pages de sa vie. De cet état en devenir (quel devenir pour une Femme sans enfant ? mais on continue de vivre, d’écrire), il faudra dès lors trancher dans le vif du sujet (« J’ai inventé ma vie, comme tous ») et continuer de rêver malgré tout (« Si je ne rêve plus, il m’arrive d’avoir des enfants imaginaires. Parfois cela bondit en moi de façon saugrenue »). Oui, continuer de rêver à ce rêve doublement increvable d’avoir été enfant et de porter – malgré tout – cet enfant imaginaire.

    Dans un dernier bond, voilà l.héroïne, ménopausée, qui s’allonge sur un banc de sable, là voilà en prise avec ce corps du dernier temps de son âge, qui est un mensonge et une vérité :

    « Sous le ciel noir de l’orage et le soleil tout ensemble, devant l’océan et le ressac, les bleus et les verts, dans l’odeur organique de ce pétrissage, à côté des puces de mer que mes doigts déterrent, je suis avec tout cela dans un présent indépassable, non pas tous les temps, mais ce temps-là, celui d’un moment, un présent non pas éternel (pas de présent sans la conscience de la mort), mais le présent mortel de la vie ».

    Voir en ligne : Trois auteurs à la hauteur

  • Répondre à cet article