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lundi 9 janvier 2012

Entretiens

posté à 14h08, par Amélie Macé et JBB
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Christian Corouge : « Quand on est en chaîne... »

Plus de quarante années passées sur les chaînes de l’usine Peugeot de Sochaux : un travail éreintant et abrutissant. Mais aussi, toute une vie de luttes et de solidarités. Grâce à celles-ci, Christian Corouge, (presque) éternel OS, a trouvé la ressource pour « résister » autrement, par l’écrit et la parole. Retranscription d’une récente intervention à la librairie l’Atelier.

Un témoignage vivant - voix gouailleuse, expressions imagées et rythme des mots. Parfois, on sourit. Souvent : non. Ce que conte Christian Corouge, retour sur plus de 40 années passées sur les chaînes de l’usine Peugeot de Sochaux, n’a rien de très drôle. Sa voix dit l’absurdité du travail en chaîne, la solidarité de ceux qui l’exercent, les fières luttes des années 1970, les corps marqués - par ces gestes des milliers de fois répétés et (parfois) par les coups des milices patronales ou des flics -, les rêves d’autre chose ou d’ailleurs, la fatigue et l’usure ; toute une vie qui s’en va.

En 1974, dans le film Avec le sang des autres, il le disait déjà, en un texte resté célèbre : « Ce qui est dur en fin de compte, c’est d’avoir un métier dans les mains. Moi, je vois, je suis ajusteur, j’ai fait trois ans d’ajustage, pendant trois ans j’ai été premier à l’école… Et puis, qu’est-ce que j’en ai fait ? Au bout de cinq ans, je peux plus me servir de mes mains, j’ai mal aux mains. J’ai un doigt, le gros, j’ai du mal à le bouger, j’ai du mal à toucher Dominique le soir. Ça me fait mal aux mains. La gamine, quand je la change, je peux pas lui dégrafer ses boutons. Tu sais, t’as envie de pleurer dans ces coups-là. Ils ont bouffé tes mains. » Plus de trente ans plus tard, il le raconte encore. Et quand il parle, on se surprend à les regarder, ces mains. Fatiguées, usées, blessées. La voix reste fière.

C’était il y a deux mois - plus ou moins. La très sympathique librairie parisienne L’Atelier1 organisait une présentation de Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, livre né de la rencontre du sociologue Michel Pialoux2 et de Christian Corouge, témoignage passionnant, récemment édité par les éditions Agone3. Pour l’occasion, les deux auteurs étaient présents, et le débat animé par Tangui Perron, historien du cinéma militant et ouvrier. En voici le compte-rendu, malheureusement limité à la première moitié des échanges4.

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Tangui Perron : « Commençons par te présenter, Christian. Tu es né en 1951 à Cherbourg, dans un milieu ouvrier. Une fois un CAP d’ajusteur en poche, tu es venu, comme beaucoup de jeunes ouvriers provinciaux, travailler à Sochaux. En 1968, à 18 ans, tu as donc rejoint Peugeot-Sochaux, dans ce qui était alors la plus grande usine de France - elle a compté jusqu’à 40 000 ouvriers, faisant vivre un bassin de 200 000 personnes. Tu as travaillé très longtemps à la chaîne, et tu es devenu délégué syndical CGT en 1973. Tu as aussi fait partie de l’aventure des Groupes Medvedkine entre 1970 et 19735, avant de rencontrer Michel Pialoux au tout début des années 1980. Un livre est né de cette rencontre, Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, en grande part issu d’entretiens conduits de 1983 à 1986.

En 1990, tu as cessé d’être OS (ouvrier spécialisé) et tu es passé OP (ouvrier professionnel). Tu as alors travaillé de nuit, à la vérification, avant d’intégrer le département « essais automobiles » en 2008 et de prendre ta retraite en 2011. Au final, il s’agit d’un long parcours ouvrier, avec une présence en chaîne extrêmement importante.

Le mieux, pour commencer cette discussion, est peut-être de revenir à tes débuts. Tu as 18 ans, donc, et tu rejoins Sochaux... »

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Christian Corouge : « À l’époque, les grands groupes automobiles - et pas qu’eux d’ailleurs - envoyaient des représentants dans les collèges d’enseignements techniques pour embaucher de jeunes travailleurs. Celui de Peugeot décrivait ainsi Sochaux : « À 16 kilomètres de la Suisse, 120 de l’Allemagne et 250 de l’Italie... » Quand tu entends ça à 18 ans, tu prends ton sac et tu fonces... C’est ce que j’ai fait. J’ai donc débarqué dans cette immense usine de 40 000 personnes.

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Les usines Peugeot de Sochaux.

Les jeunes gens comme moi, embauchés avant le service militaire, faisaient deux ans de chaîne en tant qu’OS, période où on jugeait leur comportement ; ils partaient ensuite à l’armée, et on les faisait normalement passer ouvrier professionnel à leur retour du service. Mais s’ils avaient « un mauvais comportement », c’est-à-dire s’ils faisaient grève, prenaient une carte syndicale ou s’opposaient un peu au système, ils restaient OS. Ce fut mon cas : après mon service militaire, je suis revenu comme OS.

Nous étions alors 10 000 à avoir moins de 25 ans sur les chaînes de montage de Peugeot-Sochaux. D’où des rapports de force particuliers, avec de fortes amitiés nouées entre jeunes ouvriers et un combat syndical spécifique. S’y ajoutait l’arrivée massive de travailleurs immigrés - des milliers d’ouvriers marocains, yougoslaves, turcs, etc. Tito, par exemple, nous envoyait les repris de justice yougoslaves ; il vidait une partie de ses prisons sur les chaînes chez Peugeot... Résultat : beaucoup de faits divers, des bagarres aux couteaux, des parties de pokers, etc... À 20 ans, on vit cela comme un enrichissement, une vraie découverte des autres.

Par contre, côté boulot... Pour le travail en chaîne, il faut être physiquement solide - pas forcément costaud, mais nerveux, mince et capable de supporter de longues contraintes. Surtout que les journées étaient très longues, de quatre heures moins le quart du matin à une heure et quart de l’après-midi, ou bien d’une heure et quart de l’après-midi à onze heures moins le quart.

Arriver à peine majeur dans une boîte et toucher un salaire, c’est tout un truc. Chez Peugeot, celui-ci dépassait d’à peu près un tiers le SMIC – trente ans ou quarante ans plus tard, il s’est aligné dessus, on voit bien l’abaissement des salaires. J’avais 18 ans et je n’avais jusqu’alors jamais eu l’occasion d’acheter des livres, d’aller au cinéma ou au théâtre. Et le bouillonnement de 1968 est arrivé, avec plein de trucs culturels émergeant partout en France. J’ai plongé dedans. C’est là que j’ai fait la connaissance de ces groupes de cinéastes venant filmer l’usine, et j’ai participé à la réalisation de trois films. Je crois que c’est important d’en parler, parce que la rencontre des Groupes Medvedkine a beaucoup marqué ma vie militante. Ils m’ont fait comprendre que ce n’est pas parce qu’on travaille en chaîne que le discours ou le vocabulaire utilisés, la façon de se positionner ou de se mouvoir ne sont pas intéressants. Chez les ouvriers souvent, plus on descend dans la hiérarchie professionnelle, plus il y a une espèce de honte sociale, d’humiliation. L’écran oblige justement à devenir autre, différent ; c’est ce qui m’est arrivé.

Par tradition familiale, j’avais une conception du militantisme un peu bolchevique, très PC - j’y suis encore fortement attaché aujourd’hui. Mais en même temps, j’ai évolué. Le groupe ouvrier de Peugeot-Sochaux, avec 4 à 5 000 adhérents, était alors presque uniquement animé par les ouvriers professionnels (OP) et les techniciens. Avec ce paradoxe : la majorité des syndiqués étaient des ouvriers spécialisés (OS), mais ils ne participaient jamais aux réunions syndicales - ce n’est pas forcément évident de prendre la parole dans une réunion. Tout ce qui pouvait être élaboré de manière syndicale l’était donc par des OP et par des techniciens, et ne correspondait pas forcément à ce que nous vivions sur les chaînes de montage. C’est ainsi que dans le département carrosserie, qui comptait alors 12 000 travailleurs, nous avons commencé à réfléchir sur la façon de d’amener la parole des OS dans la structure syndicale. D’abord minime, cette parole est lentement devenue majoritaire. Ce fut un combat de dix ans.

Le premier conflit m’ayant marqué est celui des pistoleurs, en 1969. Tout le monde imagine aujourd’hui les usines automobiles avec des robots partout. Mais à l’époque, les voitures étaient peintes à la main, dans des cabines de peinture : 150 pistoleurs s’en chargeaient. Et ils le faisaient avec juste un petit masque sur le nez, rien d’autre. Quand le mec de droite pistolait la voiture d’un côté, celui de gauche ramassait toute la peinture de l’autre. Les gars commençaient à être malades au bout de dix ou quinze ans ; ils étaient alors transférés sur des chaînes de montage et perdaient tous leurs avantages de prime de peinture. Scandaleux. Ils se sont donc mis en grève pour exiger que ces avantages leur soient maintenus. Et ces 150 grévistes OS ont réussi à bloquer l’usine pendant 20 jours ; nous sommes restés trois semaines à la maison, touchant deux francs de salaire pour toute cette période. La direction – et le CNPF avec lui – en a tiré des leçons : elle a modifié l’implantation des chaînes de montage et a embauché des « supers dépanneurs », gens appelés à reprendre les postes des grévistes en cas de conflit social. Les nervis ou barbouzes, casseurs de gueule de grévistes, ont aussi fait leur apparition. »

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Image extraite du film Avec le sang des autres.

Tangui Perron : « Christian Corouge, c’est d’abord une voix. Dans Avec le sang des autres, film tourné par le Groupe Medvekine de Sochaux, tu étais la voix-off qui témoigne du travail de la chaîne. Tu explique aujourd’hui que tu avais alors l’envie de t’exprimer mais que tu ne parvenais pas vraiment à écrire : le cinéaste Bruno Muel t’as conseillé de t’enregistrer. Dans la cassette que tu as réalisé et que Bruno Muel a utilisé en voix-off d’Avec le sang des autres6, tu évoquais longuement tes mains, que bousille le travail en chaîne. C’était la première fois que la voix-off d’un film était tenue par un ouvrier, et non par un réalisateur, un speakeur ou un intellectuel. C’était aussi la première fois qu’un intime ouvrier était posé publiquement dans un film social, engagé, avec un ouvrier disant « je ».

Tu y parlais de la destruction humaine par le travail, mais aussi de tes problèmes de couple, et même de la difficulté à caresser ton épouse avec tes mains abîmées. Cette voix-off a été remarquée. Libération, alors encore un peu maoïsant, a même publié ce texte, qui a marqué beaucoup de militants et de sociologues.7 »

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Christian Corouge : « Il y avait d’un côté Libé, qui défendait ce texte, et de l’autre le PC, qui publiait des témoignages de gens de l’usine trouvant « anormal » de «  parler de ces choses intimes quand on est un ouvrier ». Tout le débat est là. À quel moment les gens en chaîne peuvent vraiment parler de leurs conditions de travail ? Les dire implique de parler de ce qui nous anime. Sinon, le discours reste superficiel ; on peut par exemple demander la diminution des cadences, c’est ce que font très bien Martine Aubry ou François Hollande sans comprendre que ça ne veut rien dire. Une illustration : en 1982, on est passé à la semaine de 39 heures, mais on produisait toujours autant de bagnoles. On a gagné une heure, c’est vrai, mais le nombre de voitures à produire est resté le même.

On peut donc s’interroger sur la réduction des horaires de travail. Est-ce qu’il ne faudrait pas mieux travailler 40 heures un peu plus doucement que 39 heures plus vite ? On touche là à la fatigue et à l’intime de l’individu : comment vit-on une chaîne de montage, dans quel état en sort-on, physiquement et psychologiquement ? Il n’y avait alors personne pour dire combien on s’usait les cerveaux à voir toujours des bagnoles défiler devant soi… Quand on est en chaîne, on ne voit jamais le début du boulot ni sa fin. Le ruban tourne en permanence, avec en plus un tas de mecs à la con, des mouchards, pour perturber le truc. Au bout de 20 ans de chaîne, je crois qu’on devient soi-même con. Et si on n’a pas à côté une activité intellectuelle, militante ou artistique, la folie guette. Parce qu’on est enfermé dans son propre univers : on ne pense plus qu’à ça, le boulot, le boulot, le boulot, comme s’il n’y avait plus rien d’autre au monde.
Le texte sur les mains renvoyait à ces questions. Je travaillais alors en garniture, pour les sièges de voiture. Et pour agrafer le tissu, il fallait prendre le coussin, le poser sur un genou, soulever le genou pour tendre tous les tissus et en même temps agrafer ; ça veut dire que je me retrouvais sur un pied pendant cinq-six secondes, le temps d’agrafer le coussin, tout en me déplaçant. Ça, tu peux le faire à 20 ans et jusqu’à 25, mais après c’est foutu. Pour compliquer encore les choses, la pince servant à agrafer le tissu n’était pas « faite à la main » ; c’était la main qui devait se faire à la pince... Pour réduire les douleurs, on inventait tous des trucs ; un vieux copain passait le matin ses mains à la vapeur pour arriver à décoller un peu ses phalanges ; d’autres mettaient de la gaine électrique autour des manches de la pince pour se faire un peu moins mal. En fin de compte, les douleurs subsistaient.

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Il est difficile d’imaginer la monotonie de ce travail, quand il faut placer cent agrafes sur un siège en trois ou quatre minutes ; ça va très vite et tu ne peux pas te permettre de ralentir, parce que derrière il y a un copain qui attend la voiture, le siège de la bagnole, et qui va continuer les opérations. La contrainte est très physique, militaire ; comme un parcours du combattant, ça passe ou ça casse.

Je pense toujours qu’il devrait être possible d’inventer un autre système pour fabriquer des bagnoles. Qu’il est anormal que les voitures n’aient qu’une durée de vie limitée quand elles devraient tenir 30 ans - c’est possible techniquement. Qu’il est hallucinant que le système de production ne s’appuie que sur le travail en chaîne - chez nous, en Chine ou dans les pays de l’Est. Et qu’il est fou que le travail en chaîne ne soit pas reconnu comme une aliénation mentale par les médecins ou par les statisticiens du travail.

Depuis les années 1970 et avec l’arrivée de l’informatique, les conditions de travail se sont encore dégradées. Avant, il était possible de préserver un petit espace de liberté : quand un copain faisait une connerie sur une bagnole, on allait prévenir le chef d’équipe, qui devait normalement noter l’erreur sur son petit carnet : « Si tu emmerdes le gars, on te fait tous un défaut demain.  » Ou encore : «  Si tu le fais chier, on débraye tous demain.  » Finalement, le chef d’équipe disait : « Bon, je n’ai rien vu, ça va. »
Mais depuis l’introduction de l’informatique, chaque bagnole est suivie à la seconde près. Et il n’y a plus d’espaces de négociation avec l’encadrement. La direction reçoit directement les chiffres, sait exactement à quel moment le défaut est advenu, et c’est elle qui vient demander au chef d’équipe : «  Qu’est-ce que tu as fait pour sanctionner le mec ? » Et des sanctions, il y en a. Quand on est en intérim, c’est simple : trois avertissements, c’est la porte... Quand on est en CDI, on a plutôt droit aux « postes punitions ». En chaîne, on trouve de bons et de mauvais postes : il y a une grande différence de qualité de travail entre celui qui installe un phare de voiture, assez léger, et celui qui place un faisceau électrique au fond de l’auto. Le mec qui a commis plusieurs défauts ou celui qui montre les crocs, on le balance donc dans un poste encore plus dur. En une semaine ou quinze jours, il est calmé... »

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Tangui Perron : « Tu as évoqué tout à l’heure la jeunesse sur les chaînes de montage des années 1970 : c’est un point important. Vous aviez alors la jeunesse et le nombre pour vous, et vous mêliez à la culture ouvrière, prolétarienne, les mots d’ordre contestataires de 1968. Le monde patronal de l’automobile, qui avait vraiment peur de ce mélange, tentait de s’y opposer. Et beaucoup d’entre nous ignorent ou sous-estiment sans doute la violence de la répression dans les années 1970. Tu as mentionné les postes punitions, mais il faut aussi parler des différents moyens de faire craquer les gens. Jusqu’à une violence physique parfois terrible ; Avec le sang des autres montre notamment ces milices payées pour casser la gueule des militants. Est-ce que tu pourrais revenir sur ces méthodes, sur cette ambiance de répression ? »

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Christian Corouge : « À l’époque, nous élisions chaque année de dix à douze délégués syndicaux. Sur les douze élus du mois de mars, il n’en restait en moyenne, six mois plus tard, que cinq ; les autres prenaient leur compte. À cause de la violence, des tabassages. Et à cause du rapport au boulot : les délégués écopaient toujours des mauvais postes, des bas salaires, des sanctions. Distribution de tracts ? Un jour à pied. Un peu de retard au poste du matin ? Deux jours à pied. J’ai ainsi connu des semaines avec trois jours de mise à pied... Et en trente ans, j’ai peu ou prou écopé de 85 jours de mise à pied, c’est-à-dire de jours non payés – pas simple quand il faut faire vivre une famille. Les plus politisés arrivent à résister pendant un moment, mais les autres préfèrent prendre leur compte. Ou pire encore.

En 1978, un de mes copains, Philippe Marchaud, s’est retrouvé à la « frappe-caisse », un poste où les numéros de série des bagnoles sont inscrits à l’aide d’un marteau. C’est un poste punition : quand tu fais ça huit heures de temps, il y a toujours une erreur sur une bagnole ; elle est indiscutable, l’erreur, puisqu’un mauvais chiffre est gravé. D’où des mises à pied en permanence. C’est ce qu’a enduré Philippe Marchaud : un jour à pied, deux jours à pied, une semaine à pied, quinze jours à pied... Jusqu’au moment où il a préféré prendre une 22 et se tirer une balle dans la tête. À 25 ans ! Le lendemain de sa mort, je suis allé voir le chef du personnel pour lui demander l’autorisation de réaliser une collecte pour l’enterrement : Philippe venait d’Angoulême, on ne connaissait pas sa famille, il était tout seul dans la région, il fallait ramener le corps là-bas. Et le chef du personnel m’a répondu : « Le prochain sur la liste, c’est toi...  » C’est comme ça que ça se passait.

Il y avait aussi les milices patronales. Dans les années 1973-1978, elles étaient en bonne part constituées de ceux qu’on appelait « les Niçois » : Peugeot avait embauché des anciens commandos de la guerre d’Algérie pour suivre et intimider les militants. Pendant cinq à six ans, quand on descendait à Montbéliard, la ville la plus proche, on était suivis par deux de ces mecs en permanence. Ils notaient tout.

Le rapport de force a ensuite évolué. En 1977 d’abord, avec un conflit social en carrosserie. Et surtout en 1981. Quand la gauche est arrivée au pouvoir, elle a suscité beaucoup d’espoirs sur les chaînes de montage - on rêvait de transformer le travail, avec des semaines moins longues, avec la 5e semaine de congés, etc. Il y avait un vrai espoir même si on était quelques-uns à sentir que ça n’allait pas être si simple, parce qu’il n’y avait aucune volonté du PS ou de la CFDT de changer la réalité du travail en usine, aucun désir de remuer le fond, juste celui de faire tourner la machine économique. Finalement, à l’automne 1981, devant les promesses non tenues du gouvernement, tout le département carrosserie s’est mis en grève – soit trois à quatre mille personnes. Avec pour slogan : « Sans nous, pas de bagnoles ! »

En chaîne, il n’y a pas d’allure régulière. Parce qu’il y a toujours un con de client pour prendre des options – la clim, l’autoradio, les feux de recul, le machin pour laver les phares, etc. C’est ce qu’on appelle « les voitures chères », qui représentent du boulot en plus. Normalement, ça se passait comme ça sur la chaîne : une voiture chère, puis quatre voitures moins chères, une voiture chère, puis quatre voitures moins chères - pour permettre aux gars de remonter leur retard. Mais l’intérêt de la boîte a toujours été de vendre des voitures chères, qui représentent plus de bénéfices. Et donc, elle en envoyait quatre de suite, puis une voiture pas chère, et ainsi de suite. C’est-à-dire que tout le monde descendait la chaîne sans parvenir à remonter, que nous étions au maximum d’intensité dans le travail. Tous les conflits de chaîne partent de là, de cette incompréhension totale entre les professionnels et les techniciens d’un côté, nous de l’autre.

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En 1981, donc, nous avons déclenché une grève qui a duré trois semaines, avec une plateforme revendicative portant justement sur ces questions : voitures chères/pas chères, comment on discute de la production sur une chaîne de montage, comment on va peser les postes – c’est-à-dire à l’aune d’un homme de 40 ans, en pleine force de l’âge, qui pèse 75 kilos, mesure 1,80 mètre et est capable de faire à peu près 12 kilomètres en courant.... Sauf que sur une chaîne de montage, il y a ceux qui mesurent 1,55 mètre et ceux qui font deux mètres, ceux qui s’épaississent au fur et à mesure des mauvaises années de bouffe et finissent par atteindre 100 kilos...
Prenons l’exemple de la 204, que Peugeot sortait dans les années 1970 : c’était une voiture basse et la direction avait embauché une quarantaine de femmes mesurant à peu près 1,50 mètre pour coller les joints de porte. On les appelait « les naines ». Le problème, c’est que la taille des voitures change suivant les modèles et les années ; les voitures n’ont depuis cessé de grandir et ces femmes ont terminé leur vie professionnelle en travaillant sur la pointe des pieds... C’est ça, la chaîne : plutôt que d’essayer d’adapter un poste de travail, de creuser un peu pour que l’ouvrier se trouve à la bonne hauteur, on préfère embaucher des « naines ». Et l’encadrement se fiche bien que ces femmes passent ensuite 35 ans à souffrir...

Dans les années 1980, Peugeot jouait aussi sur l’individualisation des salaires : en chaîne, vous pouvez tenir un poste et toucher 1 000 euros, et votre copain à côté fait exactement le même boulot mais en gagnera 1 150. Ça dépend de sa disponibilité, du fait qu’il mette ou non le costume de l’usine, du fait qu’il a amené ou non un lapin au chef... C’est aussi de ça dont il est question – et c’est toujours le cas à l’heure actuelle. Il y a une boîte de Montbéliard qui oblige désormais les intérimaires à porter un habit différent des employés ; on va leur mettre un habit fluo pour bien les reconnaître... »

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Tangui Perron : « Il faut souligner que tu as décidé de rester OS tout le temps. Comme tu étais militant, la promotion professionnelle t’était de toute façon bloquée. Mais la plupart des gars, vu la souffrance, la dureté et la pénibilité du boulot, se barrent quand ils se retrouvent ainsi bloqués, ou alors ils deviennent permanent syndical. Au risque de moins bien représenter les copains, parce qu’ils ne vivent plus la réalité quotidienne du travail en chaîne. Mais toi, tu as fait le choix de rester quinze ans sur une chaîne pour être le porte-parole des OS, au sein de ton syndicat. Parce qu’on a bien compris que la lutte des classes ne s’arrête pas à l’extérieur du syndicat, mais qu’elle se mène aussi à l’intérieur, que la parole est souvent confisquée ou en tout cas malmenée par les professionnels - ils ont fait des études, maîtrisent la novlangue de congrès, ont plus de facilités à s’exprimer ou à écrire.

Bref, je pense qu’il y a chez toi une position sacrificielle. Qui te permet de tenir et de ne pas faire comme certains - passer permanent (ce que, personnellement, je ne rejette pas a priori). En 1981, la CGT t’a même mandaté pour négocier les accords Auroux8 sans que ta position ne change. Ça a toujours été : «  Je reste OS, entouré de mes copains, je reste à la chaîne.  » »

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Christian Courouge : « En fait, ça ne se passe pas comme ça. Juste : j’avais ma vie en chaîne avec les copains. Et j’ai rencontré trop de permanents cons pour risquer de le devenir moi-même. Je n’ai pas poussé la logique plus loin. Et je ne crois pas que ce soit une posture sacrificielle. Mais je me suis quand même posé la question de rester à partir de 1983, quand nos espoirs dans la gauche se sont évanouis. En 1985, j’avais même décidé d’arrêter, parce que ça devenait trop difficile et que ma vie familiale en pâtissait énormément.

Mais il y a autre chose. Cette question que je me posais : « Est-ce que je suis vraiment né pour ça, pour travailler en chaîne ?  » C’est là que le travail conduit avec Michel Pialoux m’a permis d’appréhender différemment les choses. Notre rencontre nous a profité à tous deux : lui a pu voir autrement l’usine, recueillir les témoignages de copains ; moi, j’ai trouvé quelqu’un qui savait écouter et qui m’a aidé à formaliser ma parole. Depuis 1978-79, je sentais en moi l’envie d’écrire, mais je n’avais jamais réussi à mettre un mot derrière l’autre. Même prendre la parole devant les ouvriers me semblait impossible - la première fois, c’était en 1981 : il m’a fallu un long cheminement, de 1969 à 1981, pour arriver à seulement monter sur une estrade. Je n’étais pas le seul ; jusqu’aux années 1980, les prises de parole en temps de grève, ou en dehors de la grève, étaient réservées aux ouvriers professionnels. Nous, les OS, ne savions pas comment faire, comment argumenter.

J’ai vécu ça avec la négociation menée dans le cadre des lois Auroux. Quand tu arrives rue de la Grande Armée, là où il y a le siège de Peugeot, et que 50 personnes sont installées autour d’une table, quand tu t’es levé à quatre heures du matin pour prendre le train, que tu arrives à 13 h là-bas sans avoir bouffé, que tu les regardes et qu’ils paraissent tous à l’aise, avec leurs mallettes et leurs documents, tandis que tu es arrivé les mains vides... là, tu te sens mal. Et tu te demandes de quoi tu vas parler. C’est difficile. C’est là qu’on touche le problème culturel : est-ce que les gens vont pouvoir s’exprimer avec leurs mots ? »

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Tangui Perron : « Pour reprendre une expression qui est dans le livre : tu as quand même « le cul entre deux chaises ». Tu vois le travail OS de l’intérieur, tu défends les OS au sein de ton syndicat, et tu es en même temps publié dans Actes de la recherche en sciences sociales9, la revue créée par Bourdieu. Tu as en toi ce désir d’écriture, cette culture qui te permet de ne pas craquer, mais tu craques quand même parfois. Il y a vraiment cet entre-deux, où la culture est à la fois une planche de salut et un miroir renvoyant une souffrance réelle. Ce désir de créer, il est plusieurs fois avorté. Et on sent que tu as vécu de grandes périodes de malheur et de détresse. »

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Christian Corouge : « Il n’y a rien de plus triste que de se dire «  Faut que je retourne au boulot  ». C’est la tristesse de ne pas être capable de faire quelque chose d’autre. De se dire qu’on pourrait peut-être y arriver, mais.... Comment survivre quand le travail devient inintéressant au possible mais que tu n’as plus d’échappatoire, parce que tu n’arrive pas à écrire, à témoigner comme tu le voudrais ?

Tout à l’heure, Tangui, tu as touché juste en évoquant la façon dont on nous a fait disparaître. Quand je suis rentré à l’usine, j’étais un prolo comme les autres, avec une vraie fierté de l’être. Cette fierté, on la ressentait souvent. Par exemple, lors de la commémoration du 11 juin 1968.
Pour situer : quand on évoque 1968, on parle toujours des CRS et des étudiants ; mais le 11 juin 1968 à Sochaux, il y a eu en un seul après-midi deux morts par balle10, tués par les gardes-mobiles, et 150 blessés. C’est une réalité : quand on tape sur les ouvriers, on tape beaucoup plus fort et on tire. En 1969, en souvenir de cette journée, il y a eu un grand débrayage : il faut imaginer 15 000 personnes passant entre les chaînes de montage, tout le monde qui se barre, c’était énorme. Toute cette violence accumulée, cette rancune, il fallait qu’elle sorte, qu’elle s’exprime.

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Le 11 juin 1968, la police investit l’usine Peugeot de Sochaux (image provenant d’un documentaire réalisé par les groupes Medvekine).

Mais dans les années 1980, nos codes et nos valeurs ont été totalement bouleversés. D’un seul coup, on ne nous appelait plus « ouvriers », mais « opérateurs » ; on changeait notre habit bleu horizon contre des costumes gris. Et les médias ne cessaient de chanter, de 1985 jusqu’aux années 1990, l’arrivée de la robotique dans les entreprises ; à la télé, c’est un vrai défilé de robots, les ouvriers avaient disparu, on n’existait plus, on ne voyait plus que des robots assemblant les bagnoles... À la même époque, la direction a aussi décidé de modifier nos ateliers : elle a notamment supprimé les grandes armoires d’1,80 mètre, qui permettaient de se planquer un peu, pour installer des petits pupitres à la place. Et elle a fermé les grands réfectoires où les chefs d’équipe ne venaient jamais manger parce qu’ils se faisaient insulter ; désormais, les ouvriers devaient prendre leur repas dans des salles d’équipe, par petits groupes, avec le bureau du chef à côté, et de grandes vitres par lesquelles ce dernier pouvait continuer de les surveiller.

Dans le même temps, l’usine a vu ses effectifs fondre, dans un silence médiatique complet. De 40 000 travailleurs, elle est passée à 25 000, 15 000, puis 10 000. Aujourd’hui, elle compte 12 000 travailleurs – avec un afflux massif d’intérimaires sur les chaînes de montage. À partir de 1981, les agences d’intérim ont fleuri partout, au détriment des OS. On le sentait, alors : nous étions en voie de disparition. »



1 2bis, rue du Jourdain, dans le XXe.

2 Notamment auteur, avec Stéphane Beaud, de Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montébliard. On devrait en reparler sous peu.

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4 La rencontre a duré plus de deux heures, trop longue pour être totalement restranscrite.

5 De 1967 à 1974, les groupe Medvekine ont rassemblé quelques dizaines d’ouvriers de Besançon et Sochaux et une poignée de réalisateurs (Chris Marker, Jean-Luc Godard et Bruno Muel, entre autres). Une quinzaine de films en sont issus, tous marqués par l’ambition que les réalités ouvrières - à commencer par celle du travail à la chaîne - soient contées, en images et sons, par ceux qui les vivent.

Une belle présentation des groupes Medvedkine est à lire ICI.

6 Le film est notamment visible ICI.

7 Voici ce texte :

C’est pas simple à décrire une chaîne. C’est pas simple d’arriver à cinq heures moins le quart et puis de… de te dire que là, vite que je fume une cigarette, je mets mon tablier, je prends mes outils, je me dis une dernière cigarette avant la sonnette. Et c’est triste, c’est triste. Tu ne penses plus au travail que tu fais. Tu y penses, mais c’est machinalement. C’est tout par réflexes. Tu sais qu’il faut mettre une agrafe à gauche, une agrafe à droite. Tu engueules ton agrafeuse quand elle va mal, tu t’engueules toi-même. T’arrive à t’engueuler toi-même quand tu te blesses, alors que c’est pas de ta faute.

Ce qui est dur en fin de compte, c’est d’avoir un métier dans les mains. Moi, je vois, je suis ajusteur, j’ai fait trois ans d’ajustage, pendant trois ans j’ai été premier à l’école… Et puis, qu’est-ce que j’en ai fait ? Au bout de cinq ans, je peux plus me servir de mes mains, j’ai mal aux mains. J’ai un doigt, le gros, j’ai du mal à le bouger, j’ai du mal à toucher Dominique le soir. Ça me fait mal aux mains. La gamine, quand je la change, je peux pas lui dégrafer ses boutons. Tu sais, t’as envie de pleurer dans ces coups-là. Ils ont bouffé tes mains. J’ai envie de faire un tas de choses et puis, je me vois maintenant avec un marteau, je sais à peine m’en servir. C’est tout ça, tu comprends. T’as du mal à écrire, j’ai du mal à écrire, j’ai de plus en plus de mal à m’exprimer. Ça aussi, c’est la chaîne…

C’est dur de… Quand t’as pas parlé pendant 9 heures, t’as tellement de choses à dire, que t’arrives plus à les dire, que les mots arrivent tous ensemble dans la bouche et puis tu bégayes, tu t’énerves, tu t’énerves, tout…

C’est de la faute des montages qui sont mal faits. Mais c’est comme ça. Le chef vient, il t’engueule parce que le boulot est mal fait… Tout le monde en à rien à foutre, j’en suis certain. Tout le monde, tout le monde s’en fout…

Et ce qui t’énerve encore plus c’est ceux qui parlent de la chaîne et puis qui ne comprendront jamais que tout ce qu’on peut dire, que toutes les améliorations qu’on peut lui apporter c’est une chose, mais que le travail, il reste…

C’est dur la chaîne. Moi maintenant, je peux plus y aller. J’ai la trouille d’y aller. C’est pas le manque de volonté, c’est la peur d’y aller. La peur qui te mutile encore davantage… La peur que je puisse plus parler un jour, que je devienne muet…

Et puis quels débouchés on a ? Je suis rentré à 18 ans chez Peugeot en sortant de l’école… Je te dis, j’ai tellement mal aux mains, mes mains me dégoûtent tellement. Pourtant, je les aime tellement mes mains. Je sens que je pourrais faire des trucs avec. Mais j’ai du mal à plier les doigts. Ma peau s’en va. Je veux pas me l’arracher, c’est Peugeot qui me l’arrachera. Je lutterai pour éviter que Peugeot me l’arrache. C’est pour ça que je veux pas qu’on les touche mes mains. C’est tout ce qu’on a. Peugeot essaie de nous les bouffer, de nous les user. Et bien on lutte pour les avoir. C’est de la survie qu’on fait.

8 Les lois Auroux de 1982 ont institué le droit d’expression des salariés sur leurs conditions de travail, les Commissions Hygiène et Sécurité au Travail (CHSCT), l’autorisation de mise en retraite des salariés en cas de danger grave et immédiat ainsi que l’attribution d’une dotation minimale brute de 0.2 % au comité d’entreprise.

9 Christian Corouge et Michel Pialoux, « Chroniques Peugeot », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1984 et 1985.

10 Ils s’appelaient Pierre Beylot et Henri Blanchet. Ils avaient 24 et 49 ans.

Par ailleurs, un film des groupe Medvekine, Sochaux, 11 juin 1968, revient sur le déroulement de cette journée. Il est notamment visionnable ICI.


COMMENTAIRES

 


  • lundi 9 janvier 2012 à 17h21, par un-e anonyme

    je m’étonne car à aucun moment, il n’est question des retraites.
    Comment en parlaient-ils de leur retraite dans ces années là ?
    je veux dire juste avant la retraite à 60 ans.
    ou alors est-ce qu’ils n’en parlaient pas ?

    • lundi 9 janvier 2012 à 19h05, par Tangui Perron

      Bonjour,

      Christian Corouge parle longuement du scandale des retraites à la fin de son livre et il a évoqué cette « arnaque » (c’est son terme) à la librairie « La Traverse » à La Courneuve, le lendemain de la rencontre à l’Atelier.

      Fraternellement

      Tangui



  • lundi 9 janvier 2012 à 18h37, par Remugle

    Grupo Medvedkine de Sochaux - Sochaux, 11 juin 1968 (1970)

    ici



  • mardi 10 janvier 2012 à 11h09, par Enucléé

    Eh béh... Super entretien (et je suis sûr que bien d’autres choses ont été dites, si oui vous envisagez de publier le reste ?).

    Je n’ai pas d’autres choix que de reprendre un abonnement même si mes yeux me supplient de n’en rien faire (n’y voyez aucune caution concernant la mise en page d’A11, mon masochisme ne va pas jusque là, j’ai ma dignité, moi, Monsieur).



  • mardi 10 janvier 2012 à 11h26, par Alèssi

    Passionnant, notamment sur la question du langage dont les ouvriers spécialisés sont dépossédés -à l’inverse, la plus grande facilité des ouvriers professionnels à s’exprimer semble liée à un mimétisme vis-à-vis des codes du langage dominant, c’est encore plus évident chez les permanents syndicaux qui suivent des stages de formation.

    Autrement dit, les OS sont par rapport au langage dominant comme des sauvages, pas encore civilisés, pas encore formatés, ce qui leur donne une puissance extraordinaire quand ils arrivent à prendre la parole : la fameuse tirade de Christian Corouge sur les mains est effectivement très connue et mérite de l’être, parce qu’il est exceptionnel qu’un OS parle ainsi de sa souffrance, mais quelle terrible charge dans cette tirade, tout est dit avec des mots simples qui frappent juste là où ça fait mal ! Et là, on lui reproche précisément de parler de choses trop intimes, qui ne cadrent guère avec le langage de la représentation syndicale ou avec celui des managers.

    Cette parole de l’OS, en montrant simplement comment le travail en usine mutile les gens physiquement et mentalement, est extrêmement dérangeante, et ce qui fait sa puissance : la mutilation révèle le tort absolu qui est fait à l’exploité, alors que tout le discours syndical vise à faire de l’exploitation un tort relatif, donc négociable. Aussi une telle parole ne peut revêtir qu’un caractère d’exception. Pas étonnant qu’un gars qui parle ainsi publiquement ait été sanctionné en restant OS presque toute sa vie professionnelle !

    En lisant les propos de Christian Corouge, je ne pouvais m’empêcher de penser à Tommaso De Ciaula, ouvrier dans une usine métallurgique de Bari qui se raconte directement dans « Tuta blu » (traduit en français aux éditions Climats).

    Je voudrais aussi mentionner un livre écrit à la première personne par un ex-OS de Peugeot, James Schenkel, « Bureaucrates et manipulateurs, du balai ! », refusé à l’édition y compris par des éditeurs comme Spartacus et finalement édité grâce à l’appui d’un collectif informel au milieu des années 1980. Schenkel était entré à « la Peuge » en 1959 et fut licencié en 1979. Son livre est davantage porté sur le récit de son engagement, sur l’évocation des luttes auxquelles il a participé (notamment le récit des terribles journées de juin 1968 et des magouilles et calomnies que la bureaucratie syndicale utilisa contre ces jeunes grévistes dont elle ne contrôlait pas la révolte) durant ces deux décennies. Je ne sais s’il est encore possible de le trouver aujourd’hui. En tout cas, il est beaucoup plus critique sur le rôle et le focntionnement des appareils syndicaux (Schenkel avait lui-même été délégué syndical CGT avant de déchirer sa carte en juin 1968). Par contre, il semble moins fouillé, moins documenté sur le plan de la description concrète de l’usine.

    Il y aurait encore tellement à dire autour de cet entretien... Merci à Article 11, encore une fois.

    • mardi 10 janvier 2012 à 13h07, par un-e anonyme

      si c’est pour parler de bureaucratie syndicale, alors faudrait quand même rappeler qu’avant 68, le syndicat n’avait même pas sa place au sein de l’entreprise, sur le lieu de travail.

      CGT :
      1914, 300 000 adhérents
      actuellement de l’ordre de 64 000 adhérents.

      IG Metall : 2,4 millions
      c’est de la bureaucratie syndicale, ça ?

      • mardi 10 janvier 2012 à 13h31, par un-e anonyme

        rect : 640 000

      • mercredi 11 janvier 2012 à 16h13, par Alèssi

        Chez Peugeot, les syndicats étaient déjà bien en place avant 1968 : ce n’était pas Simca avec son « syndicat-maison ». Ils y jouaient le rôle qui est le leur depuis qu’ils ont été définitivement institutionnalisés après-guerre, à savoir d’être un organe de cogestion de la main d’oeuvre à travers des négociations contractuelles. Ce qui impliquait aussi, de temps à autre, des situations conflictuelles, mais qui ne devaient jamais déborder de ce cadre légal. Quand des mouvements comme la grande grève générale sauvage de 1968 ont menacé de faire voler en éclat un tel cadre, les syndicats se sont empressé de faire retourner le prolo au boulot, par tous les moyens... Concernant Peugeot, c’est exactement ce que m’avait raconté James Schenkel, qui avait payé pour savoir...

        Que par ailleurs certains patrons « à l’ancienne » n’aient pas voulu comprendre l’avantage qu’il y avait à une telle cogestion de la main d’oeuvre et aient mis les syndicats triquards dans leur entreprise n’y change rien. L’institutionnalisation des syndicats est un fait, typique des « Trente Honteuses ».

        Que les appareils syndicaux (qui sont quand même des structures verticales et centralisées) aient ensuite pour objectif premier leur propre conservation, l’attitude de la CGT en octobre 2010 en a apporté une preuve supplémentaire. Et concernant la bureaucratie syndicale, un certain délégué CGT de Continental avait dit voici quatre ans des choses bien plus dures encore...

        La CGT de 1968, tout cmme celle de 2010, n’a plus grand chose à voir avec celle d’avant 1914... Je connais même des gens qui se sont fait agresser par le service d’ordre cégétiste pour avoir diffusé, lors du 1er mai 1976, la Charte d’Amiens de 1906 (qui envisageait ni plus ni moins que l’abolition du salariat comme perspective finale).Funny, isn’t it ?

        • mercredi 11 janvier 2012 à 18h15, par un-e anonyme

          OK
          le problème, c’est que moi, je connais un militant de la CGT qui s’est fait buté, tu ois...
          et alors le gars, m’est avis qu’il avait une petite idée de ce qu’il fallait changer niveau fiscal, tu ois
          pas le mec qu’on baratine avec le quotient familial tout ça...
          et alors, y’a personne qui enquête parce que hein, forcément, ça arrange tout le monde.
          alors fais trotter ça aussi dans ta petite tête.

          • mercredi 11 janvier 2012 à 19h58, par un-e anonyme

            Faut que tu relise l’article Aléssi, faut que tu le kiffes au lieu de rester confiné à tes retrospectives historiques.
            ce que tu dis par exemple sur octobre 2010 est tout à fait juste mais déjà « has been ».
            Si tu t’arrêtes là, on ne fait plus rien, tu te rends complice.

            tu as la même attitude que les collègues de Christian Corouge quand ils l’ont laissé moisir parce que ça les arrangeaient de rester avec des oeillères.

            • jeudi 12 janvier 2012 à 10h48, par Alèssi

              Nous n’avons pas la même conception du temps... Pour moi, octobre 2010, c’était hier. Le fonctionnement des syndicats n’a pas changé, depuis ce dernier grand mouvement qui a été littéralement étouffé dans l’oeuf.

              Je ne vois pas en quoi le fait de critiquer les institutions syndicales implique de « ne rien faire », de « se rendre complice ». Il me semble au contraire qu’une telle critique est plus que jamais indispensable si l’on souhaite encourager l’autonomie des luttes. Car au bout du compte, quel bilan peut-on faire de tous ces mouvements régulièrement court-circuités par les appareils syndicaux ? Court-circuités par exemple en substituant à la dynamique des luttes, qui de plus en plus tend au blocage des flux, une journée de grève symbolique avec manif-promenade de Nation à Bastille. Tout cet enthousiasme, en 1995, en 2006 et encore en 2010 à chaque fois refroidi par les consignes venues d’en haut... pour en arriver à quoi ? à se lamenter sur la « dépolitisation » de la jeunesse ?!

              Loin de moi l’idée de laisser moisir qui que ce soit. Ce sont plutôt les cadres institutionnels dans lesquels se trouve enfermée la protestation sociale qui sentent le moisi !

              • jeudi 12 janvier 2012 à 12h18, par un-e anonyme

                OK
                en octobre 2010 aussi bien la gauche que l’extrême gauche ont fait la démonstration de leur incapacité.

                mais y’a pire encore : les centristes.
                ça, si tu veux aborder le truc sous l’angle institutionnel, alors attaque-toi aux centristes.

                • jeudi 12 janvier 2012 à 18h09, par un-e anonyme

                  Pincettes Alèssi, pincettes :

                  tu arrêtes de raconter des conneries sur la CGT, stp

                  1) ne pas mettre tout le monde dans le même sac
                  2) parler de trahison en 2003 , en 2010 et faire remonter à 1983, les socialos qui ont tiré les gens vers le bas.
                  3) admettre notre part de responsabilité ( on laisse faire )
                  4) faire comprendre que on est pas des potiches ; que si effectivement on leur reproche de ne pas insuffler assez, au moins qu’ils ne fassent pas obstruction.

                  mais à parler comme tu parles, je pense que ça finit que tu reconstitues un autre cercle fermé, et que tu fais pas mieux.

                  • jeudi 12 janvier 2012 à 21h09, par Alèssi

                    Je ne mets pas tout le monde dans le même sac, je m’en prends aux seuls bureaucrates. Je sais très bien qu’à la base de la CGT il y a des gens valables, et j’en cite d’ailleurs un, le délégué des Contis qui s’en prenait aux dirigeants cégétistes.

                    Ensuite, je ne parle pas seulement de trahison durant la dernière décennie, j’ai parlé de trahison déjà en 1968 (et on pourrait aller jusqu’au Front Pop, si on voulait creuser l’argument).

                    Notre part de responsabilité ? Certes. Enfin, il n’est pas toujours évident d’ouvrir d’autres voies : j’ai quand même vu à Marseille lors du mouvement des chômeurs en 1998 et dans les années suivantes comment certains dirigeants cégétistes se comportaient, par exemple en envoyant le s.o de leur syndicat casser la gueule aux militants de AC13, accusés de « diviser le mouvement ». Ces derniers essayaient précisément de sortir du système syndical où un permanent décide pour tous sans débat ni controverse.

                    Le cercle fermé ? ma foi, je ne me prive pourtant pas de discuter avec toi alors que nous n’avons pas la même approche, non ?!



  • jeudi 12 janvier 2012 à 09h09, par Reveric

    Et aà la question « Est-ce que je suis vraiment né pour ça, pour travailler en chaîne ? » il répond quoi finalement C. Perouge ?

    • vendredi 13 janvier 2012 à 10h31, par un-e anonyme

      Il est inutile de chercher la petite bête à Alessi en invoquant tel ou tel événement local. Il a évidemment raison : les syndicats institutionnels sont de simples organes du capitalisme en ce qu’ils marchandent (fort mal)le prix de la force de travail. Ils sont partie prenante d’un système Capital-Travail qui forme tout simplement... le capitalisme.

      Et gare à ceux qui ont la mémoire longue et se souviennent qu’à sa fondation, en 1895, la CGT entendait lutter pour l’abolition du patronat et du salariat. Qu’elle recommandait la lutte permanente contre la bourgeoisie et son Etat en vue de l’émancipation de la classe ouvrière. Lorsque ces malappris ont le mauvais goût de le rappeler aux bureaucrates, le Service d’Ordre n’est pas loin avec ses matraques télescopiques.

      Les syndicats sont chargés du maintien de l’ordre salarial.

      Mais cela n’empêche évidemment pas, comme l’a justement souligné Alessi, qu’à la base il y ait nombre de militants et de sections combattives, radicales. Quand on dénonce « les syndicats », il faut toujours entendre d’une part la fonction de maintien de l’ordre et d’autre part sa mise en oeuvre par la hiérarchie bureaucratique.

      • vendredi 13 janvier 2012 à 14h06, par un-e anonyme

        alors, pose bien le problème jusqu’au bout :

        il pourrait y avoir des négociations sans faire grève ;
        mais ces connards signent tout
        et après, c’est le mur des lamentations parce que tout le monde rame.



  • mercredi 11 septembre 2013 à 11h46, par Catherine

    Pour reprendre une expression qui est dans le livre : tu as quand même « le cul entre deux chaises ». Tu vois le travail OS de l’intérieur, tu défends les OS au sein de ton syndicat, et tu es en même temps publié dans Actes de la recherche en sciences sociales9, la revue créée par Bourdieu. Tu as en toi ce désir d’écriture, cette culture qui te permet de ne pas craquer, mais tu craques quand même parfois. Il y a vraiment cet entre-deux, où la culture est à la fois une planche de salut et un miroir renvoyant une souffrance réelle. Ce désir de créer, il est plusieurs fois avorté. Et on sent que tu as vécu de grandes périodes de malheur et de détresse. »

    Voilà. C’est le point crucial.. Et on retrouve cela dans les métiers de bureau d’ une pénibilité différente mais seulement différente à l’oeil, et physiquement, et psychologiquement.

    Merci pour cet article que je découvre aujourd’hui.

    Catherine



  • jeudi 8 mai 2014 à 02h37, par greg

    Un témoignage vivant - voix gouailleuse, expressions imagées et rythme des mots. Parfois, on sourit.

    Parier sur la coupe du monde 2014 : Parisfoot : Pronostic mondial 2014

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