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samedi 2 août 2008

Entretiens

posté à 11h04, par Lémi
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François Guérif, regard noir sur époque noire
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Ça n’a pu vous échapper : l’époque est devenue aussi sale et poisseuse qu’un roman de James Ellroy. Plus sombre qu’un ouvrage de Jim Thompson. Et aussi dépourvue d’espoir qu’un livre de Bunker. Comme si l’on vivait en plein roman noir. Pour de vrai. Quand un pays se fait théâtre d’un genre littéraire à part, le mieux est de revenir aux sources. Et de donner la parole à l’un des plus grands spécialistes du genre : François Guérif.

Auteur d’une flopée de bouquins sur le cinéma policier, considéré par le grand Manchette comme une référence en matière d’édition noire, le grand patron de la collection Rivages Noir a beaucoup de choses à dire. De ses débuts d’éditeur à ses récentes vitupérations contre le traitement inique réservé à l’un de ses auteurs, Cesare Battisti, François Guérif s’est confié à Article11. Pour une interview noire. Forcément.


Quand vous avez lancé Rivages Noir en 1986, vous aviez une idée claire de ce que vous vouliez faire ?

Oui. Rivages, c’était la continuation de trois collection lancées avant. J’ai commencé en 78 avec Red Label, une collection où je voulais publier des inédits de grands auteurs comme Jim Thompson ou David Goodis et éviter la standardisation des livres. C’était alors la maladie du polar : sous prétexte qu’il s’agissait de collections populaires, on les réduisait à un même nombre de pages et on les formatait. La plupart du temps, les manuscrits originaux étaient coupés, y compris dans des collections prestigieuses comme la Série Noire.
Je voulais restituer les textes intégraux. Mais la maison d’édition de Red Label, Pac, a fait faillite. J’ai ensuite codirigé la première version de Fayard Noir. Enfin, j’ai dirigé pendant deux ans la collection Engrenage international au Fleuve noir avant que ça ne s’arrête. C’est là que Rivages m’a engagé. Tout de suite, ça a été différent : j’avais des gens qui me lisaient et se passionnaient.

Et vous vous êtes attaqué au problème de la traduction.

C’est essentiel quand on publie beaucoup d’auteurs étrangers. Il n’y a pas de mystère : même le meilleur écrivain du monde devient nul si on le sabote. James Ellroy, par exemple, a un style très fort ; si on l’aplanit, c’est choquant. Pareil avec Jim Thompson : quand la Série Noire a édité Le Démon dans la Peau avec une traduction ratée, le livre était tellement fort qu’il en restait quelque chose. Mais cette traduction était une parodie : dès qu’il y avait des difficultés dans le texte original, la traductrice s’était contentée de les couper. C’était effarant…

Vous avez commencé en publiant essentiellement des auteurs américains. Pourquoi ?

De la fin des années 70 jusqu’en 1995, le polar a eu des hauts et des bas, avec beaucoup de collections très éphémères. Quand j’ai lancé Rivages, nous avons publié Hugues Pagan, un auteur français qui ne s’est pas très bien vendu. Un ami journaliste m’a dit : « Pagan est déjà publié chez Albin Michel. Toi, tu es le seul à aller chercher des inédits de Jim Thompson ou de nouveaux auteurs anglo-saxons. Pourquoi veux-tu faire ce que les autres font ? » Je me suis dit qu’il avait raison.
Au départ, c’était donc une collection à forte connotation anglo-saxonne. Plus tard, quand les autres éditeurs ont commencé à délaisser les auteurs français, j’y suis revenu. Et j’ai aussi publié des auteurs d’autres horizons : Paco Ignacio Taibo, par exemple, ou des écrivains allemands, japonais, danois, suédois, italiens… Même si les locomotives sont restées des auteurs américains.

C’est avec James Ellroy que Rivages Noirs a trouvé son équilibre économique ?

Oui. Jusque là, ce n’était pas gagné, nous avions des difficultés financières. Ellroy, c’était une grosse prise de risque, personne ne voulait le publier tant les droits étaient chers pour un auteur inconnu. Pourtant, c’est le succès de Lune Sanglante qui nous a donné l’oxygène financier.

Dès la première lecture, vous avez compris que Lune Sanglante était un grand livre ?

J’avais le sentiment de n’avoir jamais rien lu de tel, j’étais scotché. J’ai dit : on y va ! Mais quand le livre est sorti, tout le monde s’en foutait, les gens n’étaient pas convaincus. Certains se demandaient même si Ellroy n’était pas d’extrême droite… C’est grâce à un papier de Jean-Patrick Manchette dans Libération que ça a marché. Les termes qu’il a employé à propos de l’écriture d’Ellroy étaient formidables : « Une extraordinaire puissance d’arrêt ». Là, c’était parti.

Vous évoquiez les interrogations sur la couleur politique d’Ellroy. Quand il a déclaré «  Je suis un homme de droite », ça a été mal perçu ?

C’est vrai qu’il a dit ça. Mais on lui a aussi prêté beaucoup de propos ahurissants. Robert Deleuze, dans son Dictionnaire sur les maîtres du roman policier, a mis dans sa bouche des déclarations homophobes ou racistes qu’il n’avait jamais tenues… Si Ellroy l’avait eu en face de lui, il l’aurait assommé…
Je comprends ce qui a choqué chez Ellroy : ses personnages sont parfois des ordures. Il n’y a pas – contrairement au néo-polar français où un héros valeureux fait face à des ordures – de héros admirable. Il emploie un langage particulier aussi. Il l’a dit dans l’émission Un siècle d’écrivain : « C’est parce que j’emploie ce langage profane qu’utilisent souvent les gens racistes que ça choque. Mais qu’on en déduise que je suis raciste et homophobe est stupide ».

Cette capacité d’auteurs américains, tels Jim Thompson, Ellroy ou Jerry Stahl, à mettre en scène des salauds finis, c’est ce qui fait leur force ?

Non, ce qui fait leur force, c’est l’écriture. « La révolution passe d’abord par la révolution de l’écriture », disait Manchette. Ce qui fait aussi leur force, c’est leur clairvoyance. Pour Ellroy, la véritable histoire de l’Amérique est celle du crime, des liens entre mafia, show-business et monde politique. Quant à Bunker, personne n’a jamais parlé de la prison comme lui. Au fond, tout tient à l’absence de fioritures, à la lucidité, au courage et surtout à l’écriture.

En France, on considère que le polar doit être de gauche. C’est le cas ?

Quand on parle de polar, on parle souvent de roman noir, un genre plutôt progressiste. C’est l’idée du roman policier qui montre le monde tel qu’il est et dénonce la collusion entre le pouvoir et le fric. Mais que le polar soit de gauche n’est pas si évident. Si Manchette a raison quand il disait que les plus grands auteurs du roman noir dénoncent et s’insurgent, on oublie aussi que d’autres sont de droite. Mickey Spillane, par exemple, était très très à droite… Et A.D.G. signait des chroniques à Minute… Il y en avait d’autres, dont certains se vendaient bien.
Mais c’est vrai que le problème chez les auteurs français – Manchette était le premier à le dire – est cette prédominance de l’auteur voulant se donner bonne conscience.

Dans la lignée de Mai 68 et du nouveau polar ?

Oui. Et je trouve ça un peu manichéen. Didier Daeninckx, par exemple, est un auteur très intéressant ; mais dans Métropolis, la seule fille à ne pas être pourrie est syndiquée et de gauche. Il y a ce besoin de s’identifier à quelqu’un, d’avoir un personnage positif.

En fait, les romans noirs les plus marquants sont des révélateurs sociaux ?

Absolument. C’est ce que dit Manchette : ils sont des révélateurs, pas autre chose.

Vous partagez cette vision ?

Ce que j’admire chez Manchette, c’est qu’il a réfléchi sur son outil de travail. Il est revenu aux sources et ne se souciait pas d’agir pas dans une collégialité de bon aloi. Manchette faisait passer son amour de la langue avant la bonne camaraderie. Ça manque aujourd’hui.
Il y avait aussi un travail de réflexion important chez lui. Il fut le premier à dire : «  Le roman noir est la grande littérature morale de notre époque. » Alors qu’il était reconnu par des gens comme Echenoz, il refusait de lâcher cet univers. Il était d’ailleurs très sarcastique vis-à-vis de ceux qui devenaient « blancs » pour se faire bien voir. Il a toujours défendu cette littérature, affirmant que c’est avec elle qu’on pouvait dire les choses les plus essentielles. Tout en étant conscient que ce n’était pas ça qui ferait la révolution…
En fait, Manchette soulevait des questions importantes. Je trouve admirable qu’il se soit arrêté de publier après La Position du tireur couché. Il a expliqué avoir fait le tour d’une série de romans et ne pas vouloir refaire la même chose. C’est là qu’il m’apparaît proche d’Ellroy, qui disait : « Avec mon talent, je pourrais faire des Lloyd Hopkins1toute ma vie. Mais quel intérêt ? J’ai dit ce que j’avais à dire. » Pour Le Dahlia noir, il a du supplier son éditeur américain de le laisser écrire un livre plus ambitieux. Et Le Dahlia noir a finalement fait exploser Ellroy.
Il faut savoir se remettre en jeu. Tout le contraire d’une Mary Higgins-Clark assise confortablement sur ses ventes. Depuis 40 ans, elle fait exactement la même chose. Et depuis 40 ans, les critiques disent exactement la même chose : « Elle est diabolique… » Franchement, vous en lisez trois, ça devient illisible…

Dans l’histoire du polar américain, la Grande Dépression reste un moment fondateur. Il y a un équivalent en France ?

J’en reviens à Manchette : « C’est non seulement la Grande Dépression, mais c’est aussi le moment où toutes les révolutions ont échoué. » On le sent chez Dashiell Hammett, il y a ce désespoir qui emporte tout. Hammett montre la laideur du monde : il n’y a de beauté que dans le cœur de ceux qui résistent.
Si aujourd’hui, il y a des choses intéressantes dans le roman noir français, c’est qu’on retrouve cette même impasse sociale. Tout a échoué, nous sommes dans une période de reflux des idéaux. Et là, le roman noir français est plus fort. Je pense à Dominique Manotti, à Hugues Pagan et son travail formidable sur la police, à Pascal Dessaint ou à Jean-Hugues Oppel. Et puis à Daeninckx, à Gérard Delteil, à Benacquista au départ… Ce sont des romanciers ancrés dans la réalité, qui s’attaquent au monde et suivent le chemin initié par Hammett.

On en vient à la situation politique actuelle : comment la voyez-vous ?

Négativement, bien sûr. J’avais fait un papier dans Témoignage Chrétien, pour leur numéro 51 bonnes raisons de ne pas voter pour Sarkozy. Le titre était « On vit une époque formidable »2. Vous avez des gens qui arrivent au tribunal la gueule en sang et qui sont accusés d’avoir molesté le gardien de la paix sans une coupure qui les amène au tribunal. On pourchasse les enfants dans les écoles, on met les étrangers en rétention… Il y a un climat insupportable : des flics à tous les coins de rue et le triomphe du fric roi. Comme si le pays avait profondément régressé… Ça me rappelle cette déclaration du dictateur Salazar : « Il y a des pauvres et des riches au Portugal. Et il faut que les pauvres comprennent qu’ils sont pauvres. » J’ai le sentiment d’entendre ça en ce moment. Et puis il y a cette arrogance insupportable des gens de droite.

Il n’y a plus d’espoirs, alors ?

J’étais optimiste avant. Là, je suis très inquiet parce que la relève du PS, à commencer par Ségolène Royal, n’est vraiment pas terrible. Ça explique le sursaut de popularité de Besancenot, qui a un discours complètement irrationnel.
C’est triste, les gens votent sans y croire. A l’époque, Mitterrand contre Giscard, ça avait un sens. Si dans quatre ans c’est encore Royal contre Sarkozy, on aura envie d’abandonner. D’ailleurs, on m’a raconté que le jour où le PS a officiellement désigné Royal pour la présidentielle, l’UMP a sablé le champagne…
Il se passe des choses gravissimes et personne ne réagit.

Vous pensez à Cesare Battisti, un des vos auteurs ?

J’ai connu Cesare quand j’ai publié ses livres : Dernière Cartouche, Avenida Revolucion et Terres Brûlées. Je le connaissais à l’époque de son arrestation, puis de sa libération. Je savais qu’il avait l’intention de se tirer, ce qu’on peut comprendre.
J’ai ensuite publié Ma Cavale, où Battisti décrit ça. Le manuscrit m’est arrivé par des voies tortueuses. Il y avait une note qui l’accompagnait, disant : « Je te fais confiance, comme d’habitude : tu lis le livre, si tu ne le trouves pas bien, ne le publie pas ; si tu le trouves bien, fais ton métier. »

Vous étiez sous surveillance ?

Oui, on était sur écoute. Je me rappelle avoir eu Claude Chabrol au téléphone et le lui avoir dit. Il a répondu, « Je sais bien qu’ils nous entendent. Et j’en profite pour leur dire que ce sont des cons. Des salauds et des cons. Quand je tournais Nana, c’était pareil, ils croyaient que je cachais des mecs des Brigades Rouges et ils sont venu m’emmerder. »
Pour en revenir au sujet, quand Mitterrand a donné sa parole, il l’a fait en tant que président de la République française. Que l’ahuri qui réforme le Code pénal, Perben, dise, «  Ok, on vous a laissé vous installer et croire que vous étiez à l’abri. C’est terminé maintenant », c’est scandaleux. Comme d’arrêter Marina Petrella quand elle vient chercher ses papiers…

Ça fait penser aux pièges tendus aux sans papiers dans les préfectures…

Exactement. J’ai eu des emmerdes avec un écrivain que je publie, Hafed Benotman3. Lui n’a pas ses papiers et ne peut pas travailler. Il est menacé d’expulsion alors qu’il est né en France. Quand on lui a proposé du boulot – Doillon voulait l’engager comme assistant -, il n’a pas eu le droit… En fait, on refuse de lui donner ses papiers en lui disant de travailler, d’arrêter d’être un parasite. Mais il n’a pas le droit de travailler sans papiers. C’est juste monstrueux.

Propos recueillis par Lémi.

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1 Personnage principal d’une trilogie d’Ellroy : Lune sanglante / A Cause de la Nuit / La Colline aux Suicidés. Lecture recommandée...

2 Soit : "Nous vivons une époque fabuleuse où :  × des policiers en pleine forme physique traînent devant les tribunaux des gens cabossés qu’ils accusent d’agression envers eux,  × des enfants sont attendus par la police à la sortie des écoles,  × le pilier d’un gouvernement en faillite se prétend le candidat de « la rupture » avec ledit gouvernement,  × un homme qui passe son temps à brandir des menaces dit vouloir nous guérir de la peur,  × des gens qui demandent l’asile politique sont renvoyés dans leur pays, où ils trouvent la mort,  × un homme qui prêche l’exclusion parle de venir au secours des « handicapés de la vie » etc., etc. Bref, une époque où un pyromane se fait passer pour un pompier. Cet homme-là est bien l’héritier d’un système dans lequel un Président voleur se posait en victime. De façon tout aussi « abracadabrantesque », cet homme qui stigmatise les autres se prétend victime d’une diabolisation. C’est parce qu’il dit tout et son contraire, qu’il sème la confusion et la division sous la bannière « ensemble » que je ne voterai pas Nicolas Sarkozy."

3 Un bon article sur sa situation sur Rue89.


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