ARTICLE11
 
 

samedi 16 janvier 2010

La France-des-Cavernes

posté à 11h32, par Ubifaciunt
26 commentaires

Il était une Foi...
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Enfin le retour des chroniques d’un éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne ! Aujourd’hui, l’on se rend compte - tout anarchiste que l’on soit - que la sagesse de l’Homme dépend bien peu de la religion, même si elle en est parfois redevable. Et on constate qu’il est toujours sain de garder intact son devoir d’indignation et d’espérance. Et merde !

Plus de cinq ans qu’on le connaît, le môme. 21 ans aujourd’hui, à l’époque il faisait des conneries de son âge, du genre chapardage de bonbecs et scooter sans casque, sans doute aussi un peu de guet dans la rue pour ramener les 50 euros qui aideront la famille à payer le loyer. Destin banal.

Déjà, à l’époque, un de ces gars qui ne se la raconte pas, qui vit humblement le petit bout de destin qui a été placé sur sa route, curieux de l’autre et de ses différences.

Et puis un jour, sans trop qu’on sache pourquoi, il met quotidiennement la djellaba et essaie de se laisser pousser le duvet pour s’en faire une barbe. Les discussions deviennent plus poussées, la vie, la mort, tout ça, Dieu et le Mal, est-ce que les chrétiens, et si les juifs, comment peut-on vraiment être athée… Jamais, d’expérience professionnelle, un môme n’a poussé si loin l’art de la casuistique. Il arrête son Bac Pro électrotechnique pour se consacrer à la Science, celle qui engendre tout.

Et malgré sa rudesse et son intransigeance du début, quand il voulait faire dire au Texte le pêché et l’opprobre, il était là au moindre besoin, pour filer un coup de main sans jamais rien demander en retour. Un des rares qui comprit pourquoi j’étais contre la croyance et non contre les croyants.

Trois années à le connaître comme ça, toujours la joie de le voir, et puis un jour on apprend qu’il est parti en Algérie suivre une formation religieuse, et que ça va durer à peu près un an. Heureux pour lui, et ne pouvoir s’empêcher de craindre aussi un peu qu’il ne soit mal tombé, clichés à la con mais quand même, avec les barbus des montagnes, ça ferait bien chier qu’ils enjoignent un mec comme ça à se faire sauter.

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Fin septembre, je rentre de vacances, tour de quartier habituel, dans un hall qui abrite de la pluie de ce début d’automne, il se tient là, et l’on se rend compte à son regard, à sa posture, qu’un enfant nous avait quittés et que l’on retrouve un homme.

Je crois me souvenir d’une poignante embrassade.

Il raconte les semaines d’étude, s’excuse d’avoir désappris le français, parle de l’infini qui s’ouvre devant lui et du doctorat en théologie dans lequel il s’engage. Ses yeux brillent comme les vitraux de Chartres.

« T’as beaucoup appris alors ? »

Sourire radieux.

« Tu sais, Ubi, sur la voie de la sagesse, on n’a jamais fini d’apprendre. »

On se revoit une semaine plus tard. Passage en revue de tout ce qui a pu se passer sur le quartier en son absence, les incarcérations des uns, les rares boulots des autres, les nouvelles des éducateurs qu’il a quittés. Entre les démissions et les arrêts maladies, les stages et les incompétents, nous ne sommes plus guère que deux pour six postes. Il s’en attriste sincèrement, pense aux petits dans le besoin, remercie le ciel de n’avoir jamais eu besoin de notre aide. Une discussion d’une bonne demi-heure où l’on prend plaisir, comme entre vieux amis qui se retrouvent, à se rappeler du vieux temps et à en rire, sans pour autant le regretter, sachant que de l’eau a coulé sous le pont Mirabeau.

No news depuis deux mois. On ne s’en fait pas, il doit bosser, mettre un peu d’argent de côté afin d’aller pouvoir continuer sa formation, mais le billet d’avion est si cher pour Riyad, Arabie Saoudite.

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Aujourd’hui, on se croise par hasard dans un wagon du RER. Je descends à la prochaine. Les nouvelles des uns et des autres depuis deux mois. Le boulot d’animateur sportif qu’il a trouvé à la Mairie de Paris. La rame commence à ralentir.

« Ça tombe bien que je te vois parce que je voulais te demander quelque chose.

– …

Vous auriez pas des facilités pour une place en Foyer Jeunes Travailleurs ?

Ouch, tu sais, à moins que ce soit une urgence, les places d’hébergement, c’est vraiment la misère.

– …

Qu’est-ce qui se passe ?

Ben j’ai déposé une demande y a deux semaines, et toujours pas de réponse, et puis il fait un peu froid en ce moment… »

Les potes peuvent pas trop l’héberger ; il dort dans une cave deux nuits sur trois. Il voulait pas nous appeler parce qu’on lui avait dit la dernière fois qu’on était débordés : du coup, il voulait pas déranger en se disant qu’y avait sûrement d’autres gens bien plus dans le besoin que lui…

J’appelle mon directeur. Branle-bas de combat à l’assoc’. Pas possible. Pas lui. Malgré la montagne de taf et de situations daubées, en moins de deux heures, on lui dégote une piaule d’hôtel pour un mois, ma collègue finit le rapport social qui accompagne la demande de financement des 1 000 euros nécessaires, 250 restant à la charge du jeune.

Rendez-vous avec lui à 18 heures pour régler les derniers tracas administratifs avant de l’emmener dormir au chaud. Et il raconte, ce qu’il n’avait jamais dit en cinq ans. Le beau-père à la maison, avec lequel il ne s’entend pas. Le coup de fil de la mère alors qu’il étudiait en Algérie pour lui dire de revenir parce que ça allait bien comme ça les conneries de religion et qu’il fallait bien payer le loyer. Il revient et ça empire avec le beau-père. La mère le fout à la porte. Il dort dehors, donc.

Il la recroise dans la rue, il y a deux jours. Elle lui demande de ses nouvelles depuis le trottoir d’en face et traverse pour venir à sa rencontre. Il ne détourne pas les yeux ; il continue sa route. «  Qu’est-ce que j’allais lui dire : qu’elle me rappelle en plein enseignement pour me virer deux mois plus tard ? J’avais déjà plus de père, maintenant j’ai plus de parents du tout. »

Même pas un reproche. Un simple constat que, digne et humble, il décrit.

On finit les papiers.

Deux heures plus tard, à la porte de l’hôtel, il demande : « Est-ce que j’enlève ma djellaba, parce que je veux pas choquer les gens non plus… »


COMMENTAIRES

 


  • samedi 16 janvier 2010 à 17h37, par dan

    Bonjour,
    Commentaire banal mais sincère : j’aime beaucoup vos récits.

    merci

    • dimanche 17 janvier 2010 à 14h03, par Ubifaciunt

      Le merci de la réponse est tout aussi sincère que banal !

      • lundi 18 janvier 2010 à 15h23, par un-e anonyme

        Un bonjour de BiBi-lecteur qui fait partie de la même ... Confrérie que celle de Ubifaciunt. Allez, on ne va pas désespérer. Plutôt relever les manches, se battre et continuer aussi d’écrire.

        Voir en ligne : http://www.pensezbibi.com

        • lundi 18 janvier 2010 à 23h13, par Ubifaciunt

          Toutafé Bibi !

          T’es dans quelle branche de cette confrérie ?

          • mardi 19 janvier 2010 à 11h08, par un-e anonyme

            Après le handicap mental, l’AEMO, la Prev, c’est internat classique to-day
            Si la lecture t’interesse, y a ma catégorie BiBi-educ avec des mauvaises pensées de Travailleur Social
            Salutations confraternelles

            Voir en ligne : Mauvaises pensées d’un Travailleur social



  • samedi 16 janvier 2010 à 19h32, par LEÏLA

    J’ai lu toutes vos chroniques.

    Avec Tendresse et Rage.

    Merci d’exister.

    Leïla.

    • dimanche 17 janvier 2010 à 14h05, par Ubifaciunt

      Tendresse et Rage ça va vraiment très bien...

      Et merci aux gosses sans qui tout ça ne serait pas possible.



  • samedi 16 janvier 2010 à 20h05, par un-e anonyme

    Clair que la chronique « Sévice sociale », elle fait mal... Et si on a rien de plus à dire dans les commentaires, c’est que tout est dit dans le billet...

    • dimanche 17 janvier 2010 à 14h06, par Ubifaciunt

      Silence ému, là encore, merci, ça encourage à continuer...



  • dimanche 17 janvier 2010 à 12h05, par un-e anonyme

    Ils ,Elles sont des milliers dans ce cas ,dans ces cités de la misère. Cette racaille bonne à être dégagée au karsher. Ces indésirables avec des papiers français,bac +6 pour certaines et certains à qui les tarés du pouvoir n’octroient aucune possibilité d’existence en dehors du gheto.
    2 travailleurs sociaux présents sur 6 postes illustrent aussi l’état de déliquescence du social. Car bosser dans un quartier avec trop peu de moyens c’est se flinguer la santé. Pendant ce temps les tuniques bleues se baladent à quatre par bagnoles tout en gagnant plus qu’un éduc ou animateur socio cu....
    Les structures dites Club de prévention sont en voie de disparition car la répression a fait place à la prévention et pour cela les moyens ne manquent pas

    • dimanche 17 janvier 2010 à 14h09, par Ubifaciunt

      On embauche !!!

      Merci d’adresser vos candidatures au club de prévention le plus proche (et je ne déconne pas, c’est le seul avantage du social, c’est que t’es à peu près sûr d’avoir toujours de la misère avec laquelle bosser... Cela dit, oui, les subventions sont en chute hallucinante, peut-être l’objet d’un futur billet...)



  • dimanche 17 janvier 2010 à 20h06, par ARNAK

    C’est vrai, ta chronique est assez déchirante, et pas facile à commenter. Surtout pour le grand bavard que je suis... En général, la plupart de mes commentaires finissent en .txt dans un coin du bureau, pas le temps.

    Et pour tes sévices, j’ai parfois la gorge si serrée après leur lecture que la barre verticale clignote et ne semble pas vouloir avancer... Moi, ça m’évoque mon quotidien, mon quartier, les gens avec qui j’ai grandi. Enfin voilà, je voulais aller dans le sens d’ un anonyme, plus haut, et évoquer l’ histoire de quelques uns de mes commentaires avortés. Merci pour tout ça.

    • lundi 18 janvier 2010 à 12h40, par Ubifaciunt

      Hé bé !!! C’est que c’est pas facile à répondre non plus, à un si beau commentaire... Enchanté que ces quelques mots ne soient pas trop infidèles à certaines existences, ça montre qu’il doit bien y avoir un peu de vérité et de sincérité au fond...



  • lundi 18 janvier 2010 à 00h18, par Jérôme Leroy

    C’est bien rassurant, un texte comme celui-ci, par les temps qui courent. Il n’y aura peut-être pas l’incendie que tous cherche à allumer. Ce serait bien. Vraiment bien.
    Tibi

    Jérôme

    • lundi 18 janvier 2010 à 12h49, par Ubifaciunt

      Fais gaffe Jérôme, y a ton côté mystique qui ressort ! (smiley chrysostome)

      Pour l’incendie, os fameux zouzous c’est plus en réaction qu’en volonté pure, je crois...

      Ubi Ieronimo suo salutem.



  • lundi 18 janvier 2010 à 08h18, par Isatis

    Oui, c’est ça, on reste sans voix-sans doigts, transférés sur le lieu des sévices sociaux pendant la lecture, on a du mal à revenir à la page et dans son douillet univers pour faire un commentaire ; grâce aux interventions de dessus, je viens de comprendre pourquoi je n’arrivais pas à dire quelque chose alors que ces petites tranches de vie m’émotionnent.

    Alors on ferait comme ça, on dirait un « silence-on aime » définitif pour toutes les chroniques à venir ;-)

    • lundi 18 janvier 2010 à 12h51, par Ubifaciunt

      Merci mille fois encore, des grosses barres d’émotion à la lecture de chaque commentaire, vraiment. Merci



  • lundi 18 janvier 2010 à 13h32, par Matthieu

    Même si c’est déjà dit, en bien mieux en plus.
    Bravo.
    Et Merci.

    • lundi 18 janvier 2010 à 23h14, par Ubifaciunt

      Même si déjà dit aussi, merci aussi...

      • jeudi 21 janvier 2010 à 22h58, par Matthieu

        Après la lecture de tous les articles, je ne peux que redoubler (ou ronzupler) de félicitations, d’encouragements et de remerciements.



  • lundi 18 janvier 2010 à 14h17, par Eugène

    Pour revenir à la prévention je ne pense pas qu’il faille s’attendre à l’embauche de travailleurs sociaux ! La vision des maître en la matière c’est le contrôle. Et qui est ce qui contrôle ?
    T’appartiens à une espèce en voie de disparition. Personnellement j’ai disparu de l’espèce car le cadre ,le monde ,le moule me fout tellement la gerbe que ....Et puis trop de collabos dans les sévices sociaux ! Pas plus qu’ailleurs me diras tu puisqu’on est dans un monde de collabos . Je mets un lien absolument terrible dans lequel vous verrez comment les maîtres conçoivent la prévention . Le fric ne manque pas d’ailleurs . Ce texte à faire circuler nous vient d’une bande de résistants . Pour ma part il ne me fait pas peur . Par contre il m’ explique pourquoi j’ai peur !
    http://www.piecesetmaindoeuvre.com/...

    • lundi 18 janvier 2010 à 23h33, par Ubifaciunt

      Merci pour le lien effectivement assez effrayant...



  • jeudi 11 mars 2010 à 14h45, par HN

    Un nouveau lecteur assidu depuis peu de ce site, et qui vous remercie et vous dit chapeau pour vos récits, toujours très touchants.
    Alors, Merci.
    Cdlmt



  • mardi 15 juin 2010 à 09h54, par mona

    le dur combat du religieux, n’être que sagesse, et non autorité...
    allez expliquer la spiritualité dans un ghetto consommant voué à la course à l’écran plat... pas facile...

    • mardi 15 juin 2010 à 15h48, par un-e anonyme

      Tutafé, du coup, on compte sur les autochtones pour aider aussi un peu (smiley chrysostome)

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