ARTICLE11
 
 

lundi 2 janvier 2012

Vers le papier ?

posté à 17h40, par Luca Rossomando / Traduction Damien Almar
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La « fragile proposition » du Napoli Monitor

Un ancien atelier clandestin des quartiers espagnols de Naples : c’est dans ce sous-sol qu’est élaboré le « Napoli Monitor », journal dissident au graphisme réjouissant, paraissant tous les mois. Voici cinq années qu’un groupe hétérogène, en mouvement, cherche à se distinguer du journalisme dominant, ankylosé. Récit de Luca Rossomando, l’un des protagonistes.

Le mensuel indépendant « Napoli Monitor » est un journal exigeant et politique qui trace finement les traits d’une agglomération napolitaine fascinante autant qu’effrayante. Une fois par an, la rédaction sort un « annuel » de chroniques et d’enquêtes sociales approfondies – du journalisme de terrain, sans concessions. Luca Rossomando a accepté de nous en dire plus sur le fonctionnement du journal via ce texte, déjà publié dans le numéro 5 de la version papier d’Article11. Les deux illustrations placées en fin d’article, « Teschio » et « Cerchio », sont l’œuvre de Cyop & Kaf, graphistes et graffeurs napolitains qui les ont réalisées pour A11.

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Nous avons commencé à trois, il y a cinq ans. Au fil du temps, notre équipe s’est agrandie, bariolée et transformée - avec une dizaine de personnes pour assurer la continuité, dont une moitié de dessinateurs. En cinq ans, en expérimentant, nous avons beaucoup appris ; sur la méthode, sur le fonctionnement du système, sur la dépendance très étroite entre moyens et résultats, sur les liens quasi-inextricables entre les conditions de production – le temps, la diffusion du titre et l’argent à disposition – et la réalisation du journal. Je pense surtout aux enquêtes. La chronique et le reportage peuvent se faire honnêtement avec des moyens insuffisants, alors que l’enquête approfondie, dite « d’investigation », requiert, au-delà du temps et de l’argent, une forme de « respectabilité » - notamment dans le rapport avec les sources – qu’un petit titre ne possède pas toujours.

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Nous avons rarement publié de vraies enquêtes. Plutôt des reportages, des histoires de vie, des témoignages : des choses vues et écoutées,des incursions, des cartes, des recensions, des interviews... Nous travaillons gratuitement et ne pouvons payer personne. Pendant un temps, nous avons cru pouvoir y remédier en impliquant des journalistes amis travaillant dans des rédactions ; nous pensions qu’ils pouvaient nous faire bénéficier de l’autorité de leurs titres et de leur temps rémunéré non utilisé. Mais nous avons dû constater ce que nous suspections déjà : les journalistes croient fermement que le système pour lequel ils travaillent est l’unique moyen de faire du journalisme. Même s’ils passent leur temps libre à le critiquer. Et même si le rédacteur en chef rejette leurs propositions les unes après les autres, ou leur retire sans raison une enquête de plusieurs mois pour les envoyer « couvrir » le bal des débutantes. Ils vous donneront parfois un information documentée ou une bonne indication, mais auront toujours, inévitablement, cet air de ne pas vous croire, le regard de qui observe une force inutile, de bonnes intentions gaspillées.

Nous avons alors cherché une forme de sécurité. Si nous n’arrivions pas à dévoiler les arrières-scènes assombries, nous pouvions au moins offrir au lecteur la vivacité d’un compte-rendu, la finesse d’un détail, l’ironie du regard. Il nous fallait des gens fiables, avec qui planifier un reportage et attendre sans anxiété le texte prêt pour la mise en page. Nous avons donc proposé de participer à quelques jeunes narrateurs – scénaristes, romanciers, essayistes –, plutôt amis et enclins à contribuer à un projet sérieux, indépendant et axé sur la gratuité. Au départ, le plan a semblé fonctionner : le résultat était satisfaisant. Mais la magie ne durait jamais longtemps. Après une ou deux apparitions, le nom du précieux collaborateur n’apparaissait plus que dans l’ours. Les amis nous passant leurs articles étaient en effet en train de jouer une partie plus importante : ils poursuivaient leur longue marche vers le monde des professionnels de l’écriture. Ce type d’escalade, qui se pratique toujours en solitaire, implique un certain nombre de priorités. Par exemple : chercher à collaborer avec des journaux et des revues au tirage élevé, ou extirper aux éditeurs quelques avances pour réaliser des livres de médiocre facture, aux arguments en vogue, très éloignés des questions concernant les lieux et les personnes qui nous entourent. Ces préoccupations rendent impossible, à la longue, toute collaboration régulière avec un journal clairement insolvable, peu diffusé sur le territoire national et qui remplace le nom des auteurs d’articles par de simples initiales.

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Nous avons aussi pensé faire du journal une « salle d’entraînement », en l’ouvrant aux jeunes. Après tout, nous avions créé un espace pour des gens qui n’en avaient pas vraiment besoin : jeunes à peine entrés à l’université, jeunes venus des écoles de journalisme ou des cours d’écriture, ou encore ceux, nombreux, qui remplissent leur gamelle de perspectives insuffisantes dans quelques administrations publiques. Si nous ne pouvions leur assurer un avenir, il était au moins possible de leur offrir une stimulation et quelques occasions de se mettre à l’essai. Pas de quoi obtenir un article fulgurant du premier coup, mais nous pensions pouvoir compter sur le dévouement, l’enthousiasme et l’humilité de personnes curieuses d’explorer le monde environnant, et capables de le faire sans les travers asphyxiés des métiers de la « communication ». Nous nous sommes dédiés au rôle de formateurs avec abnégation, laissant à ces jeunes rédacteurs la bride sur le cou tout en peinant à comprendre combien de liberté ils désiraient. Certains outils ne s’improvisent toutefois pas : les interviews ont souvent besoin d’être réfléchies à plusieurs, et les contacts avec les sources d’être préparés en amont. Au final, leurs articles n’étaient pas mauvais, mais nous faisions presque tout le travail préparatoire nous-mêmes. L’implication sur le long terme devenait compliquée. La chose ne semblait de toute façon pas les passionner plus que ça. Quelques-uns, incertains quant à leur vocation, s’intéressaient rapidement à autre chose ; d’autres étaient pressés d’arriver à l’essentiel et préféraient la routine rassurante d’un « vrai » journal. Certains encore renonçaient avant d’avoir commencé : compiler des dépêches de presse devait leur sembler plus attrayant. Nous avons ainsi fini par nous convaincre d’oublier les rédacteurs brillants, au profit de collaborateurs fiables, éprouvés et d’une inflexible volonté – prêts à participer sans attendre une quelconque récompense matérielle, hormis les lentes avancées de la cause.

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Le statut de journaliste n’étant concédé par aucun ordre professionnel ou commission d’examen, mais seulement par la confiance dans ses propres capacités (que d’aucuns appellent professionnalisme), nous nous sommes donc tournés vers les militants. Des gens aguerris par de longues saisons de pratiques politiques au ras du sol, assez lucides pour comprendre la sclérose des vieux mouvements sociaux, mais refusant de tourner le dos à leurs idéaux. Qui se dédient au travail d’information à travers divers supports et qui se nomment médiactivistes. Qui se précipitent sur chaque foyer d’agitation et de révolte, microphone ou caméra en main, pour se documenter et attiser les braises. Et qui produisent des comptes-rendus ayant la saveur de l’immédiateté et de l’information de première main, à défaut d’une certaine profondeur. Nous leur avons demandé une série de contributions sur les événements qu’ils suivaient. Mais à cause de la frénésie militante qui les animait, ils avaient rarement le temps de produire des enquêtes en restant longtemps sur un même sujet et un même territoire. Quand ils le faisaient, ils s’engageaient à démontrer une thèse établie a priori, et négligeaient la forme en oubliant qu’elle peut parfois coïncider avec le fond.

Je m’arrête là... Cet article met en scène des événements réellement arrivés, mais dans un ordre et une linéarité qui n’ont jamais existé. Toutes ces choses se sont produites simultanément et sont toujours en cours. Par contre, depuis quelques temps, leur alternance ne provoque plus chez nous de sensation de perte. Nous sommes arrivés à un point d’équilibre, à la conscience que la réussite de ce projet ne dépend pas tant du caractère des personnes qui y participent, mais de leur confiance dans le journal. En cela, nous n’avons pas cessé (et nous ne cesserons pas) de chercher des collaborateurs : jeunes faisant leurs premières armes, écrivains de talent, militants tenaces et journalistes égarés. Au fond, nous-mêmes avons été (et sommes encore) un peu toutes ces choses à la fois. Il est peut-être périlleux de mélanger signatures d’anciens combattants et de jeunes charlatans, mais nous avons de nombreuses choses à apprendre, et aussi quelques-unes à enseigner. Nous restons paresseux et peu constants : depuis trois ans, c’est toujours la même personne qui met en page le journal et toujours le même qui corrige les fautes. Nous qui rêvons de faire un journal à l’anglaise, froid et objectif, tombons quand même dans les clins d’œil sarcastiques et tendancieux. Mais nous ne renoncerons jamais à publier des articles ennuyeux, pas plus que nous nous soucions d’imposer une « ligne ».

Tous ceux qui ont écrit ou dessiné ces cinq dernières années, qui sont « passés » par le journal ou sont restés, ont témoigné de leur confiance envers notre fragile proposition.

Luca Rossomando
(Traduit de l’italien par Damien Almar)

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Illustrations de Cyop & Kaf

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Articles du Napoli Monitor traduits sur Article11 :

Kafka à Naples : l’effrayant quotidien de la prison de Poggioreale
« Le blues de Castel Volturno » / part. I
« Le blues de Castel Volturno » / part. II
De la prison, de l’asile et de la psychiatrie en Italie

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Rubrique « Vers le papier » / dans les épisodes précédents :

Entretiens avec la « concurrence »
Premier épisode : Le Tigre, à lire ici.
Deuxième épisode : Revue Z, à lire ici.
Troisième épisode : Le Postillon, à lire ici.
Quatrième épisode : CQFD, à lire ici.
Cinquième épisode : Le Jouet Enragé, à lire ici.
Sixième épisode : La Brique, à lire ici.

Steven Jezo-Vannier – Les années 1970, âge d’or de la presse parallèle ?

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Numéro 007 : Meurs un autre jour
Article11.info : et la lumière fut.
Numéro 6 : Dans la jungle, terrible jungle
Numéro 5 : La revanche du malabar fluo
Numéro 4 : l’agent Orange en force !
Numéro 3 : l’Empire A.11 contre-attaque
Numéro 2 : back dans les bacs
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