ARTICLE11
 
 

mercredi 9 octobre 2013

Invités

posté à 17h49, par Jean-Luc Porquet
7 commentaires

Le Cri de la tomate - N°3

La tomate a disparu. Elle était là, sous nos yeux, dans nos paniers, pimpante et goûtue. Et puis plus rien, envolée. À sa place, de tristes ersatz, fades et bidouillés. Qu’est-il arrivé ?

Cette chronique est parue dans le numéro 13 de la version papier. Le premier opus de cette série tomatière est à lire ICI, le deuxième ICI.
Par ailleurs, l’ami Jean-Luc évoque dans cette chronique la mort du journal, laquelle ne s’est finalement pas produite (voir cet article pour plus de détails). Et Jean-Luc poursuivra donc son travail autour de la tomate : la chronique numéro 4 paraîtra dans le numéro 14, disponible à la fin du mois.

***

1. Amis de la tomate, il est bien dommage qu’Article11 prenne ses cliques et ses claques, car j’envisageais qu’ensemble nous allions au bout du bout de la tomate, et que ça nous prendrait au moins les dix prochaines années. C’est raté.

2. Après avoir évoqué le sketch immortel de Fernand Raynaud sur la tomate (voir le numéro précédent), je vous aurais cité Guy Debord. Lui aussi a parlé de la tomate ! Dans sa Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle (janvier 1979), on trouve ces lignes1 : « Ceci est-il du pain, du vin, une tomate, un œuf, une maison, une ville ? Certainement pas, puisqu’un enchaînement de transformations internes, à court terme économiquement utile à ceux qui détiennent les moyens de production, en a gardé le nom et une bonne part de l’apparence, mais en en retirant le goût et le contenu. On assure pourtant que les divers biens consommables répondent indiscutablement à ces appellations traditionnelles, et on en donne pour preuve le fait qu’il n’existe plus rien d’autre, et qu’il n’y a donc plus de comparaison possible. Comme on a fait en sorte que très peu de gens sachent où trouver les authentiques là où ils existent encore, le faux peut relever légalement le nom du vrai qui s’est éteint. Et le même principe qui régit la nourriture ou l’habitat du peuple s’étend partout, jusqu’aux livres ou aux dernières apparences de débat démocratique que l’on veut bien lui montrer. » Nous aurions pu longtemps gamberger à partir de ce constat, et répéter que, miraculeusement, les tomates que continuent d’élever chez eux les jardiniers à la petite semaine rendent toujours « la comparaison possible », et que pour cette raison, entre autres, ils nous sont précieux, et qu’il faut prendre soin d’eux et de leur liberté de planter ce qu’ils veulent comme ils le veulent, d’échanger leurs semences sans que les groupes agro-industriels ne viennent y fourrer leur gros nez. On aurait longuement parlé du jugement qui a condamné l’association Kokopelli pour avoir osé vendre des semences non inscrites au catalogue. Et de la volonté de l’industrie de contrôler de A à Z ce qui, avant d’être un marché, est une pratique, un échange de savoir-faire, une occupation d’amateurs, au meilleur sens du mot.

3. J’aurais pris pour exemple l’affaire Cœur de bœuf. Sans doute l’avez-vous remarqué, on en voit depuis le mois de mars se pavaner sur les étals des marchés et des hypermarchés, généralement sous un joli panneau « saveurs anciennes », et avec un prix plus élevé que la tomate standard. Sans doute avez-vous aussi remarqué qu’avec leur aspect répugnant, leurs faux plis, leurs têtes de reliftées, on dirait des jouets en plastique immangeables ; et d’ailleurs, elles sont immangeables, ils sont très forts, ces agro-industriels… Après avoir constaté que leurs pétro-tomates calibrées et fadasses dégoûtaient le populo, ils se sont interrogés sur l’engouement pour les « légumes oubliés ». Ont analysé la vague de nostalgie qui a remis au goût du jour des goûts d’hier, ceux du topinambour, et du potimarron, et de tas d’autres légumes dont les tomates dites « anciennes ». Ils ont bien vu que les Noires de Crimée, les Green Zebra et autres Rose de Berne font les délices de nombre d’amateurs, et se vendent très cher sur les marchés bio. Après les études marketing et techno-scientifiques ad hoc, ils ont jeté leur dévolu sur la tomate Cœur de bœuf, d’excellente réputation, grosse, juteuse et goûteuse, et dont le nom est hautement attractif. Mais comme il s’agit d’une variété rustique, donc bourrée de défauts à leurs yeux (pas assez rentable, ni calibrée, ni résistante aux maladies, etc), ils ont mis au point une nouvelle variété en piochant dans le « pool génétique » de plusieurs tomates. Le résultat de leurs manips n’a pas grand-chose à voir avec la vraie Cœur de bœuf, mais ils ont gardé ce nom, pourquoi se gêner ? Il s’agit donc d’une authentique fausse tomate, d’un avatar de légume oublié, d’un pur simulacre...

4. J’aurais ensuite cherché à vous épater comme je l’ai été en explorant l’univers de la pétro-tomate, par exemple quand je suis tombé, dans Tomate, qualité et préférences, un ouvrage récemment publié par le très sérieux CTIFL (centre technique interprofessionnel des fruits et légumes), sur un graphique résumant une expérience menée en 1995. À cette époque venait juste d’être inventée la Daniela, une espèce long life à qui on a refilé un gène qui la rend dure comme du silex2. Cette tomate d’avenir, qui préfigurait toutes celles qui encombrent aujourd’hui les étals, les chercheurs du CTIFL avaient voulu en mesurer la résistance aux chocs, qui est l’un de ses principaux atouts. Dans notre monde modernisé, une tomate n’est en effet prise au sérieux que si elle peut encaisser sans mollir les multiples chocs qu’elle subit au long de sa vie industrielle, lorsque des machines la trient mécaniquement, la rangent en cageots, lesquels sont trimballés en chambre froide, puis en camion, puis sur les étals, etc. Les chercheurs ont donc cherché à mesurer « l’influence de la hauteur de chute sur la survie des tomates ». Ils ont pris des tomates, les ont fait tomber de pas très haut, vingt centimètres, puis un peu plus haut, quarante, puis quatre-vingt, et enfin d’un mètre de hauteur. Au cours des jours suivants, ils n’ont pas quitté ces tomates accidentées des yeux. Un, deux, trois, six jours. Enfin, ils ont pu dresser leur tableau. Le voici dans sa splendeur originelle :

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Les chercheurs sont donc formels : quand on fait tomber des Daniela de 20 centimètres de haut, 98 % d’entre elles resteront commercialisables six jours plus tard (dans leur jargon : à J6). Et quand on les fait tomber d’un mètre, 80 % sont encore vendables six jours plus tard. Conclusion : la Daniela est remarquable. C’est une vraie tomate anti-chocs. Une tomate de merde, mais anti-chocs.

5. Un beau jour, au château de la Bourdaisière, près de Tours, lors du très chic festival de la tomate qu’y organise chaque année le comte de Broglie, j’ai vu débouler sous le soleil un type tout en sueur et en cuir noir, casque de moto à la main. Il arrivait tout droit de l’Aube. Dans le civil, il était agent de sécurité. Il était surtout fou de tomates. Il s’est mis à m’en parler d’abondance, puis m’a donné sa carte : « M. Robert Cruel, collectionneur de tomates ». C’est ça, le monde de la tomate : on y rencontre des phénomènes, des poètes, des rêveurs, des guerriers. Je serais allé voir ce Robert Cruel au nom de flibustier. On aurait parlé des heures de la tomate. Je vous aurais raconté. On aurait passé du bon temps... Allez, salut, à la r’voyure !



1 Merci au lecteur d’Article11 qui m’a signalé ce passage.

2 Voir la première chronique « Cri de la tomate ».


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 9 octobre 2013 à 23h04, par tomahs

    merci monsieur porquet, les pieds dans le plats et le poing dans la gueule,

    C’est ça qu’il faut, rien de moins.



  • jeudi 10 octobre 2013 à 09h28, par B

    non non, Sévice social n’a pas disparu...



  • jeudi 10 octobre 2013 à 11h24, par ali427

    Bonjour,

    Ce petit texte en hommage à votre rubrique et à l’équipe d’Article 11 !
    Longue vie à votre journal

    Patrice Follenfant

    http://petitsdeparts.hautetfort.com...



  • jeudi 10 octobre 2013 à 12h01, par cultive ton jardin

    Du coup, si je comprends bien, on peut même pas se servir des Daniela pour le lancer de tomates sur escrocs ? Ou alors, on prend le risque (assumé, pourquoi pas ?) de leur faire mal.

    • jeudi 10 octobre 2013 à 18h48, par pièce détachée

      @ cultive ton jardin :

      Les moyens débiles de la recherche scientifique indépendante, appliquant à des sujets malléables le jet d’une variété minable, osent les résultats suivants (au besoin, faire traduire par Google) :

      « As can be seen from TABLE ONE [...], three (3) distinct areas gave definite, unambiguous and constant responses : the nucleus anterior reticuloris thalami pars lateralis (NARTpl), or nucleus of Pesch (Pesch, 1876 ; Poissy, 1880 ; Jeanpace & Desmeyeurs, 1932), the anterior portion of the tractus leguminosus (apTL), lying 3.5 mm above the obex and 4 mm right of the tentorium and the dorsal part of the so-called “musical sulcus” (scMS) of the left hemisphere (Donen & Kelly, 1956). [...] Cross-examination of responses driven by other projectiles and Ketchup stimulation [...] argue unquestionably in favor of a tomatotopic organization of the YR [yelling response] along, between and across the NARTpl, apTL and scMS. [...] [T]he hypothesis of a clustering interdigitation of neuronal subnets is highly probable, although no experimental evidence can be given due to the relative difficulty of entering those damned structures without destroying a lot of things (Timeo[, W., Danaos, I. & Dona-Ferentes, H.E.W.] [...], 1971) ». — G. Perec, “Experimental demonstration of the tomatotopic organization in the Soprano (Cantatrix sopranica L.)”, in G. Perec, Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques, Paris, Seuil, 1991, p. 19-21.

      Sinon, ici dans le Morvan (youhous de joie & boustage de la niaque), on en a piqué d’extraordinaires, poussées spontanément dans le champ de maïs d’un agriculteur à pesticides — oui oui, on a honte — dont l’épouse a probablement jeté le décor-tomate du dernier réveillon dans le fumier qui fut ensuite épandu sur champ... Et chez moi, sur un mouchoir de poche d’arène granitique & crottin de chevaux qui soupirent la nuit, les cœur-de-bœuf ont la forme géante de ces deux œ qu’il nous faut pour les écrire : celles dont j’ai soustrait les sillons au plaisir des limaces finissent de mûrir près de la cuisinière à bois juste rallumée. Un dix octobre ! Gloire aux feignants !



  • lundi 4 novembre 2013 à 17h43, par André

    .
    « Derrière la disparition de la tomate, il y a le sionisme ». Propos de Dieudonné (si, si je vous assure).
    .



  • vendredi 24 janvier 2014 à 14h23, par poulain françoise

    je suis emballéé par votre article tellement rare dans ce monde d’hypocrites, je jardine et n’y pas facile de trouver
    de vrais plants de tomates !!!!

    merci a vous

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