ARTICLE11
 
 

samedi 9 octobre 2010

Le Cri du Gonze

posté à 11h34, par Lémi
10 commentaires

A bad motherfucker called Stagger Lee
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Stagger Lee, petit mac black sans envergure de St-Louis, Missouri, n’avait pas grand chose pour devenir un mythe. D’ailleurs, on ne sait rien de lui. Hormis ceci : Mister Lee a tué un de ses potes en 1895, un soir de biture. Et a fini sa vie à l’ombre. Nothing else. C’est pourtant une figure récurrente du folklore musical anglo-saxon. La postérité a ses raisons que la raison ignore...

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Nick Cave, « Stagger Lee »1

Parfois, des faits-divers et leurs protagonistes passent le filtre de la mythologie, s’ancrent dans l’histoire, sans qu’on sache vraiment pourquoi. Ils se déroulent dans la quasi indifférence, quelques brèves dans les journaux, rien de vraiment inoubliable dans l’affaire, et puis bing, cent ans plus tard, ils sont encore là, vivotent parmi nous, spectres inconscients. Étrange. Ainsi de l’affaire Stagger Lee : pourquoi Lee, l’homme qui tua Billy le Lion pour une banale histoire de chapeau volé (ou de cartes, c’est selon), est-il passé à la postérité ? Pourquoi a-t-il survécu jusqu’à aujourd’hui, si prégnant et vivace que le grand Nick Cave a écrit sa plus belle chanson (ci-dessus) à son sujet ? Pourquoi le Black Panther Bobby Seale a-t-il appelé son fil Malik Nkrumah Staggerlee Seale ? Pourquoi Greil Marcus a-t-il écrit un putain de bouquin fascinant – Sly Stone : le Mythe de Staggerlee (Allia) – rapprochant Stagger Lee de Sly Stone et, partant, d’un demi-siècle de musique noire – excusez du peu ? Qu’a fait Stagger Lee la petite frappe pour mériter une telle postérité ? Rien. Il a juste tué Billy Le Lion. Même pas avec la manière.

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Alors quoi ? Pourquoi lui et pas un autre ? Impossible de trancher. Pour cela, il faudrait d’abord remonter aux circonstances exactes du meurtre, retracer l’événement sans oublier le moindre détail. Mais Stagger Lee est une page blanche (enfin, si on peut dire) ; il s’échappe, navigue en plein brouillard. Même son nom est sujet à caution : Staggerlee, Stacker Lee, Stagolee, Stack-a-Lee2... Bref, sacré bordel. Tout ce qu’on sait, c’est qu’en 1895, à St-Louis, Missourri, Stagger Lee le mac a proprement descendu son pote Billy, alors que tous deux étaient bourrés comme des coings. Affaire crapuleuse parmi d’autres, la routine. Stagger Lee fila en prison, où il mourut en 1912 de la tuberculose. Fin de l’histoire. Enfin, normalement.

Car contre toute attente, avec une ténacité de tique affamée, Stagger s’est frayé un chemin dans l’imaginaire de l’époque. Incruste culturelle. La première chanson le concernant a été enregistrée en 1910. Ensuite, il n’a plus quitté le devant de la scène, s’est invité, sans gêne, dans les répertoires de l’époque, puis de celles qui suivirent.
Une fois lancé, le mythe Stagger Lee est passé par deux phases. D’abord, le mac à la gâchette facile est devenu l’exemple-type du salaud, «  A bad motherfucker called Stagger Lee  » (Nick Cave dixit), truand dégueulasse qui tire sur son pote pour récupérer son chapeau. «  Oh, cruel Stagolee  », chante l’immense Mississippi John Hurt en 1928, ajoutant :

« Messieurs les jurés, que pensez-vous de ça ?
Stagolee a tiré sur Billy le Lion pour un chapeau à trois sous
Sale bonhomme et cruel Stagolee.
3 »

Et Mississippi n’est pas le seul à le penser. Personne pour pleurer sur Stagger Lee. Ni Woody Guthrie, ni Furry Lewis. Le pauvre gars dans l’histoire, celui qui tire les larmes et inspire la sympathie, c’est Billy le Lion, martyre de l’amitié sacrifié sur un coup de sang. Oh, cruel Stagolee.

Et puis, après cette première vague plutôt improbable pour un fait-divers aussi banal, une autre se profile à l’horizon, à partir de la fin des années 1950. C’est Lloyd Price, crooner souriant, qui lance la mode du Stagger Lee flamboyant, avec un hit absolu – trustant durablement le hit-parade – consacré au tueur expéditif. Certes, Lee est toujours décrit comme cruel et sans pitié (« Oh, s’il te plait, ne me tue pas / j’ai trois jeunes enfants / et une femme très malade4 », implore Billy, en pure perte), mais déjà il est mis en scène, presque auréolé. Il ne tue plus seulement pour une affaire de chapeau, mais aussi parce que Billy trichait aux cartes : «  Stagger Lee prévint Billy / je ne peux pas te laisser t’en tirer comme ça / tu m’a pris tout mon argent5. » Mine de rien, Stagger Lee chancelle vers la gloire, encore un effort et c’est un héros. D’ailleurs, ultime image de la chanson, cette vitre du bar défoncée par la balle qui tue Billy6, annonce la dernière mouture, celle d’un Stagger Lee bad boy, mi vandale punk, mi black panther vengeur.

Durant les sixties et les seventies, la figure de Stagger Lee s’ancre clairement dans une dimension positive, celle de l’homme noir qui lève la tête, n’accepte plus l’oppression - et tant pis si Billy le Lion était black itou... À mesure que le Mouvement pour les droits civiques laisse la place à une radicalité type Black Panther, la figure du meurtrier qui ne se laisse pas faire, de la grande gueule qui crie vengeance et l’obtient, apparait de moins en moins répréhensible. Comme l’explique Bobby Seale, éminente panthère noire, «  Stagger Lee, c’est Malcolm X avant qu’il ait une conscience politique.  » Le petit mac minable devient, par la force des temps et de la contingence historique, incarnation du rebelle politique en devenir. Jolie pirouette.

Dernière mouture, celle liée au ska et au punk, quand Stagger Lee n’est plus seulement victime qui se défend contre l’injustice, mais héros flamboyant type Bonnie & Clyde, quasi justicier solitaire sauce rude boy. Dans « Wrong’em Boyo » (sur London Calling), les Clash dépeignent ainsi un Stagger Lee magnifique, qui triomphe de la petitesse de son adversaire, minable entourloupeur :

« Billy Boy s’est fait descendre
Stagger Lee a posé sa loi
[...] Tu devrais savoir qu’il ne faut jamais
Arnaquer le grand Stagger.
7 »

De petite frappe huée à justicier acclamé... il y a des itinéraires mythologiques qui font rêver. Après tout, la morale est positive, porteuse d’espoir : même le salopard le plus dénué de morale, le sans-grade le plus vicelard, peut espérer être en haut de l’affiche dans cent ans, vénéré pour sa crapulerie. Vengeance posthume. Nick Cave : «  « Ouais, je suis Stager Lee / Et tu ferais mieux de tomber à genoux / Et de me sucer la queue / Si tu ne veux pas que je t’envoie au cimetière. » / Billy se laisse tomber et se met à sucer en bavant / Et Stag lui explose la cervelle. Oh Yeah.8 » La classe.



1 Morceau issu du magnifique Murder Ballads, pépite de chez pépite.

2 Pour ce billet, j’ai opté pour le nom choisi par Nick Cave, Stagger Lee.

3 Gentleman’s of the jury, what do you think of that ? / Stack O’ Lee killed Billy de Lyon about a five-dollar Stetson hat.

4 Stagger Lee, cried Billy / Oh, please don’t take my life / I’ve three little children / And a very sickly wife.

5 Stagger Lee told Billy / I can’t let you go with that / You have won all my money.

6 And it broke the bartender’s glass.

7 Billy Boy has been shot / And Stagger Lee’s come out on top / ... Don’t you know it is wrong / To cheat Stagger man.

8 « Yeah, I’m Stagger Lee / and you better get down on your knees / And suck my dick, because If you don’t you’re gonna be dead » / Said Stagger Lee / Billy dropped down and slobbered on his head / And Stag filled him full of lead / Oh yeah.


COMMENTAIRES

 


  • dimanche 10 octobre 2010 à 16h14, par Remugle

    Et bien sur la version de Bob Dylan, Stack A Lee, dans World gone wrong de 1993, on peut voir et écouter un bout de ça
    ICI...

    Merci Mister Lemi pour le « Bad MoFo »...



  • lundi 11 octobre 2010 à 21h02, par un-e anonyme

    Bon eh, Fats Domino alors ? Il est retourné chez sa mère (elle fait des gaufres) ??

    Lacunes, lacunes...

    • mardi 12 octobre 2010 à 00h31, par Lémi

      Nope, il est sur la colline (zaï zaï zaï), il ramasse des blueberrys.

      Ceci dit, j’ai beau chercher, impossible de mettre la main sur son interprétation de Stagger-Lee. Comment je comble mes lacunes dans ces conditions ?



  • lundi 11 octobre 2010 à 23h22, par ZeroS

    Ouvrir par Nick Cave, c’est avoir une certaine classe ou une classe certaine.

    • mardi 12 octobre 2010 à 00h34, par Lémi

      Note bien, cher ami, que je ne fais pas qu’ouvrir avec Nick Cave, je conclus aussi avec lui. Ce qu’on appelle brûler la chandelle australienne par les deux bouts.



  • mardi 12 octobre 2010 à 14h01, par Isatis

    On en apprend tous les jours ! Jamais eu l’idée d’aller chercher de quoi causait la chanson des Clash :-))
    Merci !

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