lundi 15 août 2011
Le Charançon Libéré
posté à 23h22, par
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Il fait figure d’homme providentiel, voire de rempart face à la « barbarie ». En clair : les émeutiers n’ont qu’à bien se tenir. L’ancien chef de la police de New-York, Bill Bratton, consultant sécuritaire de luxe tout juste débauché par David Cameron, est le chouchou des médias et du pouvoir anglais. Peu s’intéressent, par contre, aux motivations financières et idéologiques de ce businessman policier.
« Super cop », « le superflic américain », « l’Américain au secours de Scotland Yard », « l’homme qui va protéger la Grande Bretagne » : depuis l’annonce du recrutement de Bill (ou William, c’est selon) Bratton par le Premier ministre David Cameron, les médias (français comme britanniques) n’en peuvent plus. Tous font assaut de superlatifs laudateurs, bavant à qui mieux-mieux pour évoquer le renfort de ce consultant sécuritaire de luxe qui va enfin ramener l’ordre dans les rues britanniques. Rien de très neuf sous le soleil, en fait : Bill Bratton était déjà chouchou des médias à l’époque de ce qui reste sa grande œuvre. Soit la « pacification » de New-York, conduite de 1993 à 1996 en collaboration avec le maire de la ville, Rudolph Giuliani.
Décembre 1993 : le républicain Giuliani nomme Bratton à la tête de la police de New-York. Bill peut en effet se targuer de résultat supposément enviables obtenus dans sa précédente mission, restaurer « l’ordre et la sécurité » dans le métro de New-York - il fut chef du New-York City Transit Police Department de 1990 à 93. Cerise sur le gâteau, les deux hommes partagent une même conception de la sécurité : « J’ai choisi Bill Bratton parce qu’il était d’accord avec la théorie de la vitre cassée. »1 Soit un fumeux concept datant de 1982 et que ses auteurs ultra-conservateurs, Wilson et Kelling, résumaient ainsi : « Nous avons utilisé l’image de la vitre cassée pour expliquer comment les quartiers pouvaient être investis par le désordre et même par le crime si personne n’intervient pour les préserver. [...] Les petits désordres conduisent aux plus grands, et les plus grands peut-être même aux crimes. »
Traduction ? Frapper les petits, les pauvres, les délinquants à la petite semaine. Les poursuivre, les soumettre, les condamner avec la plus extrême gravité. Et prétendre que les résultats ainsi obtenus servent le plus grand nombre. Dans le métro de New-York, son précédent poste, Bill Bratton avait ainsi lancé une incroyable chasse aux fraudeurs, plaçant des policiers en civil derrière les tourniquets avec pour mission d’aligner tous ceux qui ne s’acquitteraient pas du billet. Montant de l’amende (revue largement à la hausse) : 100 dollars. Idée forte : tous ceux qui ne la régleraient pas se retrouveraient derrière les barreaux. Remplir les prisons pour « pacifier » le métro : il fallait y songer...
À la tête de la police new-yorkaise, Bratton applique la même méthode. En décembre 1993, il pavoise : « Nous combattrons pour chaque immeuble dans cette ville. Nous combattrons pour chaque rue. Nous combattrons pour chaque arrondissement. Et nous vaincrons. » Des accents guerriers pour camoufler une réalité bien peu glorieuse : pour première cible, Bratton choisit les squeegees, ces laveurs de pare-brise à la sauvette qui tentent de se faire un peu d’argent dans les rues de la ville. « Le sentiment général était que personne ne pouvait faire quelque chose contre eux, expliqua-t-il quelques années plus tard. C’était une vitre cassée qui n’était pas réparée, et plus on voyait d’agressions de la part de ces laveurs de pare-brise à la sauvette, plus on avait le sentiment que la ville était abandonnée. » Pour solution miracle, Bratton passe un accord avec le procureur de la ville : tous les squeegees qui ne payeront pas l’amende infligée par des policiers spécialement mobilisés dans cette guerre glorieuse iront croupir en prison. Et Kelling de se féliciter a posteriori : « Avec un châtiment rapide et certain, le squeegeeing disparut en quelques semaines. » Tu m’étonnes...
Après les squeegees, Bratton cible les vendeurs de hot-dogs, les taxis clandestins, les mendiants et SDF, puis les petits dealers, les fêtards, les prostituées, les gens qui pissent dans la rue et ceux qui ne camouflent pas leur bière en public, les graffeurs, les voleurs à la manque... bref, tout ce qui dépasse. Les tribunaux tournent à plein et les taules débordent, à tel point qu’il faut d’urgence augmenter la capacité de la prison de Rickers Island par l’importation, depuis les Malouines, de bateaux dortoirs militaires anglais. Plus rien ne bouge...
Cette incroyable répression, Bill Bratton la conceptualise vaguement : il s’agit de punir toute atteinte à la « quality of Life » des « honnêtes gens » - les électeurs de Giuliani. Et de bannir tout scrupule au motif que « la délinquance est un choix personnel ». Une guerre impitoyable au sous-prolétariat urbain qui se double, à usage interne, d’une omniprésente culture du résultat : les flics se trouvent mis sous pression permanente, leurs officiers rendent des comptes toutes les deux semaines. Parallèlement, en cinq ans, la ville augmente son budget de police de 40 % et embauche 12 000 nouveaux policiers.
Et ? C’est tout. Voici la mensongère recette2 qui a consacré Bill Bratton star universel des médias, pour les quinze ans suivants. Et qui lui a permis de réaliser une petite fortune de par le monde, prétendu spécialiste convoqué partout et payé rubis sur l’ongle. Avec la Grande Bretagne, donc, pour dernier avatar.
Sauveur providentiel ?
À en lire les médias et à en croire le Premier ministre David Cameron, l’embauche de Bill Bratton comme consultant auprès de Scotland Yard résulte des quelques jours de (dites) émeutes urbaines3. En filigrane, ce message : l’heure est si grave, les rues si dévastées, que seul un homme à poigne, expérimenté et universellement reconnu dans sa spécialité, pourra remettre le pays au pas. Bill Bratton serait le sauveur, homme providentiel imposé par les circonstances. Entre autres, Le Nouvel Obs écrit ainsi :
Dans une interview accordée au « Sunday Telegraph », David Cameron estime que les émeutes qui ont embrasé plusieurs villes du pays entre le 6 et le 9 août, les plus violentes depuis des décennies, ont marqué un tournant. « Nous n’avons pas assez parlé le langage de la tolérance zéro. Mais le message est en train de passer », explique-t-il.
Suivant ces principes, le gouvernement a décidé de faire appel à Bill Bratton, un ancien policier américain, connu pour être spécialiste de la lutte contre les gangs, considérant qu’ils ont joué un rôle majeur dans les émeutes.
C’est là faire bien peu de cas de la chronologie des faits. En réalité, bien avant que les jeunes gens de Hackney ne songent à attaquer leur premier Foot Locker, Bill Bratton était pressenti pour prendre la tête de la Met, la police londonienne. David Cameron lui avait proposé le poste (vacant à la suite du scandale des écoutes téléphoniques du News of the World) en juillet dernier et l’intéressé avait donné son accord. Mais la promotion a finalement achoppé quand la ministre de l’Intérieur, Theresa May, a avancé que la nationalité américaine de Bratton l’empêchait d’occuper la fonction.The Telegraph en fait état en un article publié le 5 août, à la veille du premier jour des émeutes : « David Cameron wanted a former American “supercop” to become Metropolitan Police Commissioner but was overruled by Theresa May, the Home Secretary », résume le journal dans le chapeau de l’article, avant de détailler plus longuement :
M. Bratton a déclaré dans la nuit d’hier qu’il aurait « considéré comme un honneur » de postuler à ce poste.
Sa nomination aurait suivi la démission de Paul Stephenson, à la tête de Scotland Yard, plongé le mois dernier dans le scandale des écoutes téléphoniques.[...]
M. Bratton, qui a œuvré contre le crime et les guerres de gang durant ses deux précédents mandats dans d’autres villes, a indiqué qu’il était intéressé par le poste.
Mais Mme May a rechigné à cette idée, qui aurait mis à mal cette tradition séculaire d’une police gérée par des citoyens anglais.4
Voilà pour la prétendue mission salvatrice d’un Bill Bratton seul à même de ramener le calme... Les émeutes ont - en fait - permis à David Cameron d’imposer dans le jeu sécuritaire anglais celui qu’il avait choisi depuis un moment. La chose peut sembler anecdotique, elle est au contraire très révélatrice : pour le Premier ministre ultra-conservateur, les jours de révolte ne sont pas un « drame », mais une vraie opportunité. Celle de frapper fort, dur et encore plus fort.
Une mission bénévole ?
Le porte-parole de David Cameron a fait état vendredi du rôle désormais dévolu à Bill Pratton, relate l’AFP : « Le Premier ministre a parlé avec Bill Bratton aujourd’hui pour le remercier d’avoir accepté de se rendre à une série de réunions en Grande-Bretagne cet automne afin d’y faire part de son expérience en matière de traitement des gangs quand il était chef de la police de Boston, de New York et de Los Angeles. ». Et le même d’ajouter ensuite : « Bill Bratton, qui a de longue date des relations avec la police britannique, fournira ses avis à titre personnel et bénévolement. » Bénévolement ? C’est une blague ?
Bill Bratton n’a rien - mais alors : rien - d’un bénévole : il ne rase pas gratis. Depuis son passage à la tête de la police de New-York, l’homme n’a cessé de monnayer son expérience auprès des polices de la planète, et spécialement d’Amérique Latine. Dès 1996, à peine sa « mission » new-yorkaise terminée, Bill a monté sa propre entreprise de conseil en sécurité, The Bratton Group LLC. Puis il s’est rapproché de Kroll and Associates, l’un des leaders mondiaux du genre, spécialiste du renseignement et de la sécurité. Pas vraiment une petite boîte : auparavant propriété du groupe de services de gestion du risque américain Marsh & McLennan, Kroll a été racheté en 2010 par le groupe de sécurité Altegrity pour la modique somme de 1,13 milliard de dollars. Rien que ça...
D’abord simple consultant pour Kroll5, Bill bratton en est devenu chairman - aka président - en 2010. Sa « petite » entreprise perso, The Bratton Group LLC, s’est officiellement unie à Kroll, entente célébrée ainsi par celui qui allait devenir le président d’Altegrity : « Je suis très heureux de notre nouvelle relation avec Bill Bratton et The Bratton Group. Celle-ci favorisera considérablement notre franchise en pleine croissance en matière d’expertise internationale en sécurité publique. La direction et les capacités de gestion novatrices de M. Bratton font de lui un leader de renommée mondiale du secteur de la sécurité publique et du maintien de l’ordre. Son expérience inégalée apportera à Kroll un avantage concurrentiel unique qui l’aidera à proposer les meilleurs services de ce genre dans le monde entier. » Que ces choses sont joliment dites... Plus directement, elles pourraient se résumer ainsi : davantage de maintien de l’ordre, davantage de thunes.
Marchés sécuritaires : l’exemple sud-américain
Bref, Bill Bratton n’est pas un philanthrope, mais un homme d’affaire ayant su comme personne faire fructifier le capital médiatique engrangé à l’occasion de son passage à la tête de la police de New-York. Dans La Décadence sécuritaire (La Fabrique), Gilles Sainati et Ulrich Schalchli évoquent son parcours en ces termes :
À la fin de l’ère Clinton, et plus encore sous Bush junior, la propagande néoconservatrice communique au monde entier les bienfaits de ce nouvel american way of life. Rudolph Giuliani et William Bratton se transforment en superflics planétaires et proposent leurs solutions et leurs services aux pays émergents et européens. Ainsi, en Amérique Latine, moyennant finances (80 000 dollars, par exemple, à Mexico), ils interviennent ensemble pour prêcher leur catéchisme contre la délinquance. À l’escroquerie intellectuelle dangereuse s’ajoute un fond de commerce rentable.
Un fond de commerce sur lequel s’est penché le journaliste mexicain Edgar González Ruiz, en un article publié en 2004 : « William Bratton, VRP de la tolérance zéro ». Il y a détaille longuement les enviables affaires réalisées par le businessman sécuritaire à l’orée des années 2000, l’homme vendant « ses conseils à plusieurs maires de villes latino-américaines, afin de les convaincre d’adopter la « tolérance zéro », conception états-unienne d’une politique de la ville exclusivement tournée vers la répression » : « Les municipalités concernées s’achètent un arsenal idéologique pour légitimer leur traitement pénal de la misère », résume le journaliste.
Edgar González Ruiz cite pour clientes de Bratton les villes de Mexico, Lima et Caracas. Et rapporte le commentaire attristé du maire de cette dernière, Alfredo Peña, expliquant que l’activité de conseil du « superflic » avait dû été prise en charge par les grandes entreprises de la ville faute d’un budget municipal suffisant : « Caracas est l’unique ville au monde qui ne débourse pas un centime de son budget pour rémunérer les loyaux services de Bratton, alors que c’est le cas dans les villes d’Europe et d’Amérique Latine qui l’ont embauché. Les honoraires de Bratton s’élèvent à 180 000 dollars, somme à laquelle il faut ajouter le montant que coûtent les équipements de la police... » Du bénévolat, encore.
Un terreau idéologique
L’ascension expresse et « glorieuse » de Bill Bratton ne s’appuie pas que sur son sens des affaires : l’homme a surtout servi, pour les milieux ultra-conservateurs et pour l’industrie sécuritaire, de parfait homme-sandwich - joli mythe à refiler aux médias - et d’efficace propagandiste. Derrière lui, un réseau et des intérêts croissants, véritable offensive idéologique menée depuis le milieu des années 1980. Gilles Sainati et Ulrich Schalchli en font mention dans La Décadence sécuritaire :
« À New-York, nous savons où est l’ennemi », déclarait William Bratton [...] en 1996. L’ennemi : le pauvre, le SDF, l’immigré sans toit, le jeune en rupture familiale. Alors que l’embellie économique se faisait sentir et que, durant les années 1990, de nombreuses grandes villes comme Boston, Houston, San Diego, Dallas menaient une politique inverse (réduction des effectifs policiers, dialogue avec les citoyens, etc.) et enregistraient une baisse de la délinquance, William Bratton décréta que sa politique de fermeté était la seule solution à la délinquance urbaine. Il fut relayé et soutenu par tous les think tanks néoconservateurs américains (le Manhatan Institute, centre névralgique de la guerre intellectuelle à l’État social, l’American Enterprise Institute, le Cato Institute et bien d’autres).
Mais c’est Loïc Wacquant qui, dans un article publié en 1999 dans Le Monde Diplomatique, « Ce vent punitif qui vient d’Amérique », détaille le mieux les mécanismes alors à l’œuvre. Il revient notamment sur la genèse du discours de Bratton et Giuliani, et le rôle clé joué par le Manhatan Institute, créé par le le multimillionaire britannique Anthony Fischer :
En 1984, l’organisme fondé par Anthony Fischer (le mentor de Mme Thatcher) et William Casey (qui sera directeur de la CIA pendant la présidence de M. Reagan) pour appliquer les principes de l’économie de marché aux problèmes sociaux met sur orbite Losing Ground, l’ouvrage de Charles Murray qui servira de bible à la croisade de M. Reagan contre l’État-providence. Selon ce livre, l’excessive générosité des politiques d’aide aux démunis serait responsable de la montée de la pauvreté aux Etats-Unis [...].
Au début des années 90, le Manhattan Institute organise une conférence puis publie un numéro spécial de sa revue City sur la « qualité de vie ». [...] Parmi les participants à ce « débat », le procureur-vedette de New York, M. Rudolph Giuliani [...] qui va puiser là les thèmes de sa campagne victorieuse de 1993.[...]
C’est encore et toujours le Manhattan Institute qui, dans la foulée, vulgarise la théorie dite « du carreau cassé », formulée en 1982 par James Q. Wilson et George Kelling dans un article publié par le magazine Atlantic Monthly : adaptation du dicton populaire « qui vole un œuf vole un bœuf », cette prétendue « théorie » soutient que c’est en luttant pied à pied contre les petits désordres quotidiens que l’on fait reculer les grandes pathologies criminelles. Jamais validé empiriquement, ce postulat sert d’alibi à la réorganisation du travail policier impulsée par M. William Bratton, le responsable de la sécurité du métro de New York promu chef de la police municipale. Objectif de cette réorganisation : apaiser la peur des classes moyennes et supérieures - celles qui votent - par le harcèlement permanent des pauvres dans les espaces publics (rues, parcs, gares, bus et métro, etc.).
Un lent, puissant et patient travail d’influence idéologique qui a peu à peu porté ses fruits, d’abord aux États-Unis et en Grande Bretagne, puis en Europe et dans le reste du monde. Le plus frappant est de voir combien les récentes déclarations d’un David Cameron prétendument traumatisé par les émeutes s’inscrivent parfaitement dans les éléments de langage posés il y a dix à vingt ans par ces réseaux ultra-conservateurs. « Nous n’avons pas assez employé le langage de la tolérance zéro jusqu’à maintenant, mais c’est en train de changer très rapidement », a expliqué le Premier ministre avant de feindre de s’interroger le lendemain : « Avons-nous la détermination nécessaire pour nous attaquer à l’effondrement moral à petit feu« de la société »que l’on observe (...) depuis quelques générations ? » Et d’en remettre une couche : « Pendant des années, notre système a encouragé les pires comportements dans la population, a encouragé la paresse (...) et découragé le travail. »
On est là pile-poil dans les thématiques soulevées par Charles Murray dans Losing Ground, ainsi résumées par Loïc Wacquant : « [La générosité des politiques d’aides aux démunis] récompense l’inactivité et induit la dégénérescence morale des classes populaires, notamment ces unions « illégitimes » qui seraient la cause ultime de tous les maux des sociétés modernes, dont les « violences urbaines ». » Il s’agit donc de « réaffirmer l’emprise morale de la société sur ses « mauvais » pauvres et de dresser le (sous-)prolétariat à la discipline du nouveau marché du travail ».
Le « dressage » est en cours depuis longtemps, mais il vient de s’intensifier après les émeutes6. Outre la terrifiante sévérité des tribunaux britanniques, tournant à flux tendus et envoyant les supposés « émeutiers » à tour de bras dans les geôles du royaume, outre les promesses de faire de la vie des supposés délinquants « un enfer », il faut ici mentionner ce souhait du gouvernement britannique que les parents d’adolescents reconnus coupables d’avoir participé aux émeutes voient leurs allocations sociales coupées, et soient expulsés de leur logement social s’ils en habitent un. La guerre (aux pauvres) sera totale. Elle l’est déjà. Et qu’elle soit menée par un David Cameron qui, alors qu’il était tout jeune conseiller ministériel, a rédigé certains des discours de Margaret Thatcher est tout sauf anodin.
Le grand ménage
C’est donc ainsi qu’il faut comprendre la façon dont le pouvoir britannique et les réseaux ultra-conservateurs voient les émeutes de ces derniers jours : non comme une catastrophe nationale ou un drame, malgré les accents éplorés adoptés, mais comme une chance, une opportunité. De faire de l’argent - pour Bill Bratton et ses semblables. De mettre les classes populaires au pas - croupières supplémentaires taillées dans le peu qu’il reste de l’État providence, et ceci au nom de la sécurité. De gentrifier encore davantage les principaux centres urbains britanniques, sur le modèle du New-York des années 1990. Et - enfin - de « faire le ménage » à un an des Jeux Olympiques de Londres : quand les autorités, par la bouche de la ministre de l’Intérieur Theresa May, disent leur volonté de « [regarder] ce qui est nécessaire de faire » pour assurer des Jeux sans heurts, il faut y lire l’annonce de jours difficile pour tous ceux ne correspondant pas à l’image que Londres veut renvoyer. Plus haut, plus loin, plus fort ? Plus fort, juste.
En attendant, Bill Bratton n’est pas le seul à se positionner sur le segment sécuritaire anglais, même s’il a à l’évidence pris une avance considérable sur ses concurrents. Le flagrant échec britannique à contenir les émeutiers a ainsi été vue par l’industrie française de la répression comme une opportunité de vendre des techniques, des savoirs-faire et des équipements. Le Monde notait par exemple il y a quelques jours : « Reconnue, depuis les événements de mai 1968, pour son savoir-faire en matière de maintien de l’ordre en milieu urbain, la France a transmis aux Britanniques, par l’intermédiaire du cabinet du ministre de l’intérieur, Claude Guéant, une offre d’expertise pour aider à contenir les émeutiers. » Pendant les émeutes, les affaires continuent.
Et même : surtout pendant les émeutes. C’est ce que rappelait le chercheur Mathieu Rigouste il y a un an, en un entretien publié ici. Il y revenait sur la façon dont avait été « gérée » la révolte de Villiers-le-Bel, expliquant : « Villiers-le-Bel est une vitrine des méthodes françaises de maintien de l’ordre. Au sens économique du terme « vitrine » : ces techniques-là, on les vend, il existe une véritable industrie de la répression, qui implique énormément d’argent. Le fait de faire du zéro mort, de pacifier, de faire coopérer différents dispositifs policiers, de techniciser la coopération entre la police et les médias, et entre le judiciaire et la sphère politique… tout cela est mis en avant comme un savoir-faire national, un patrimoine technologique. »
La concurrence est rude. Et au sein de « ce conglomérat complexe de producteurs de contrôle et de marchand de menaces » qui constitue le capitalisme sécuritaire7, Bill Bratton a salement la cote. À côté, le très hexagonal Alain Bauer, acteur du business de la peur, faisait même bien pâle figure ces derniers jours. Pendant que le premier attirait à lui toutes les lumières médiatiques, le second parvenait tout juste à décrocher une interview dans Le Figaro pour donner à lire sa vision des émeutes anglaises. Ben alors, Alain : on comate ?
1 Rudolph Giuliani dans Time Magazine, le 15 janvier 1996.
2 Pour une très efficace mise à bas des prétentions sécuritaires de Bill Bratton et de ceux qui le soutiennent, se reporter à cet article de Loïc Wacquant paru dans Le Monde Diplomatique en 2002 : « Sur quelques contes sécuritaires venus d’Amérique ».
3 Il faudrait sans doute s’interroger sur la façon de nommer ces quelques jours d’agitation et d’affrontement. Par commodité, cet article reprend la terminologie employée par les médias. Émeutes, donc.
4 Mr Bratton last night said he would have « considered it an honour » to have been given the opportunity to apply for the post.
The move followed the resignation of Sir Paul Stephenson, the head of Scotland Yard, last month amid the phone hacking scandal.
...
Mr Bratton, who was praised for cutting crime and gang warfare during his time in both cities, signalled he would be interested when he was approached.
But Mrs May was uncomfortable with the idea, which would have ripped up the centuries-old tradition of British citizens serving in the police.
5 Le terme exact est : « Senior Consultant to Kroll Public Services Safety Group and Crisis and Consulting Management Group ».
6 Pour un parfait résumé de cette vengeance de classe, lire ce texte de Frédéric Campagna, traduit par l’ami Serge sur Les Contrées magnifiques.
7 Étudié par Mathieu Rigouste dans son dernier livre, Les marchands de peur, éditions Libertalia.