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mercredi 15 septembre 2010

Invités

posté à 23h49, par Timothée Demeillers
5 commentaires

Dr. Banksy and Mr. Hyde
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Banksy est partout - légende en cours, starification imminente. Jeune graffeur provocant qui revitalisait Bristol et ses environs, l’artiste anglais est vite devenu une référence. Contesté autant qu’adulé. Malin, il a su jouer du mystère, entretenir l’ambiguïté sur son identité. Avec Exit through the Gift Shop, film étrange, il interroge son statut d’artiste en vogue (vendu ?) et gratte là où ça dérange.

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1961. Piero Manzoni réalise une des œuvres les plus sulfureuses du XXe siècle. Trente grammes de merde fraîche d’artiste, conservée au naturel, le tout en boîtes de conserve numérotées. Trente grammes de merde d’artiste au prix de trente grammes d’or pur, ses défécations indexées sur le prix du métal précieux. Pied de nez au milieu de l’art, qui le nourrit mais qu’il nourrit aussi. Provocation d’un artiste qui rend sa merde précieuse et avilit les entrepreneurs, critiques et autres mécènes nantis, qui sans rancune aucune s’arrachent l’objet à des prix faramineux et créent une icône d’une œuvre qui les moque. En arrière-fond, la critique d’un milieu et de ses contradictions, d’un microcosme qui érige de la merde en chef d’œuvre et qui vend de l’air passé par les poumons de l’artiste1. Parfait symbole de la valeur exponentielle, spéculative et irraisonnée, qui entoure la reconnaissance artistique, qui entoure un « rien », de l’air, du néant, de la merde.

Que vient faire Banksy là-dedans ? Qu’est-ce que l’artiste de rue anglais masqué, ornant les rues d’Albion (et pas que) de ses pochoirs pacifiques et anti-capitalistes a à voir avec cela ? Une démarche semblable ? Pas vraiment, le pochoiriste anglais semblant afficher clairement ses messages militants aux yeux de tout un chacun. Qu’il représente la jeune vietnamienne brûlée au napalm entourée de Ronald McDonald et Mickey, un banquier portant en écharpe un écriteau « 0% interest in people  », deux bobbies s’échangeant un fougueux baiser2 ou encore récemment en menottant un faux prisonnier de Guantanamo gonflable aux grilles de la principale attraction, en plein Disneyworld3 : son message est clair, ses cibles entendues. Le lien entre les deux artistes est ailleurs : dans un certain mouvement nihiliste, dans l’esprit de provocation qui les anime, dans l’amusement et la critique que les deux artistes affichent face à leurs bailleurs de fond.

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Les mystères et paradoxes qui entourent l’ « artiste » de rue participent de son mythe. Insaisissable il semble échapper aux différentes critiques et renouveler son art aussi vite qu’il change d’identité. Le graffiti un procédé vandale sur de laids murs bétonnés ? Peuh ! Qu’importe, Banksy l’emmène au musée et accroche ses tableaux aux côtés des plus grands chefs d’œuvres dans des lieux prestigieux, qui parfois, comme la Tate de Londres se les approprient4. Lorsqu’au grand dam des puristes du graffiti, il organise une grande exposition « en intérieur », c’est pour amener au vernissage un éléphant peinturluré aux couleurs du papier peint et s’amuser des réactions du public partagé entre la seule indignation pour la pauvre bête et l’indifférence devant la présence étrange de ce pachyderme parmi eux.

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Pourtant depuis quelques temps, ses œuvres semblaient lui échapper, la starification venir ternir son image de provocateur, de justicier masqué, de Socrate du graffiti. Tout d’abord, celui qui fait de l’éphémère se retrouve encadré, protégé par les municipalités qui rêvent d’un autre Banksy sur leurs murs. Plusieurs employés municipaux subissent la foudre des autorités publiques et des médias pour avoir consciencieusement nettoyé les rues de ces « graffitis vandales », ignorants du fait que cette « atteinte à la propriété privée » atteint désormais des chiffres aux nombreux zéros dans des ventes aux enchères. Ventes où les collectionneurs viennent ajouter un Banksy à leur Warhol et Monet. Ses billets de banque falsifiés « Banksy of England » avec le profil de Lady Diana au lieu de celui de sa majesté, lancés en plein carnaval à Londres ; ou encore les 500 albums de Paris Hilton détournés et remis en vente falsifiés (après traitement, on voit la nabab sortir de sa voiture de luxe en enjambant un groupe de sans abris, avec des titres tels que « Pourquoi suis-je célèbre ?  » ou encore « Se la raconter est 90 % du succès  »), deviennent des pièces de collection.

Sa personnalité obscure même est remise en question. Si Banksy s’attache depuis ses débuts à poursuivre dans cette logique d’anonymat et d’illégalité fidèle à la démarche du Street Art, le monde de l’art s’en sert aujourd’hui pour en faire un argument de vente présentant une « démarche originale et tellement atypique », tandis que ses détracteurs critiquent l’impossibilité à prétendre être anonyme lorsque son nom est mondialement connu et miaulé par Brad Pitt ou Christina Aguilera, entre autres. Le mystère crée de l’attrait et bon nombre de petits Sherlock Holmes en herbe tentent d’enquêter sur l’identité de l’artiste, son nom, ses origines et de démasquer le loup avec un simple cliché. Mais là encore Banksy a trouvé moyen de tromper son monde, avec un petit bijou, un joyau de drôlerie et de prestidigitation.

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Un film. Tout simplement. Exit through the Gift Shop (Bande Annonce Ici et )5. Efficace, drôle, dense, informatif, avec pléthore d’images inédites sur l’univers du street art, ses grands noms (Shepard Fairey, Invader ou encore Swoon) et surtout, pour beaucoup, Banksy, qui parle enfin devant les caméras. Qui dirige le film. Qui mène son audience en bateau une heure et demi durant. Le film se présente sous une forme hybride, mi documentaire sur le graff, mi film burlesque, avec des acteurs jouant leur propre rôle et aussi - semble-t-il - des amateurs dans leur propre rôle jouant à l’acteur. Surtout, il rajoute au mystère d’un auteur qui multiplie les indices contradictoires, laissant le spectateur attentif dans une totale confusion.

Rideau. Le film a pour héros un certain Thierry Guetta, père de famille français installé à Los Angeles. Déterminé et enthousiaste, mais surtout complètement fêlé, il est addict à sa caméra qui le suit partout. En vacances en France il retrouve son cousin, Space Invader (l’artiste de rue parisien), et commence un long plongeon dans le graff, dont il se fait le documentariste officiel, rapportant les échappées nocturnes des plus grands graffeurs au cœur de nos métropoles, tout en rêvant du Graal : suivre l’ultra mystérieux Banksy. Après sa rencontre avec le Street Artist anglais, le caméraman fou - dont le caractère mégalomane ne cesse ne s’accentuer au cours du film - se prend tellement au jeu qu’il décide de se lancer lui même dans l’art, avec le support de Banksy, sous le nom de Mr. Brainwash ou MBW. Le succès est immédiat pour le nouveau venu dans l’ « art de rue » : justement sans passer par la rue, il se retrouve à organiser des expositions américaines taille XXL, avec un bénéfice qui se compte en millions de dollars. À la fin du film, Banksy, dépité, s’interroge sur la valeur artistique des œuvres de l’empoisonnant français.

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Si le film laisse clairement penser à un documentaire, avec quantité d’images inédites, c’est la personnalité de Mr. Brainwash qui interpelle. Qui est-il ? Son exposition, filmée abondamment, a réellement eu lieu et exposait bien les œuvres d’un dénommé MBW. Le site est ici. Un certain Mr. Brainwash, street artist, a également dessiné la pochette du dernier best of de Madonna, tandis que l’artiste français dispose bien d’une page officielle (ici) ainsi que d’une wikipedia (ici) et est cité sur de nombreux sites et forums consacrés au graff. Sa présence aux côtés des « plus grands » lors des dix dernières années le place également en énigme. Car s’il est certain que ce Thierry Guetta - supposé MBW - semble bien un acteur (ou un proche de Banksy qui joue un rôle), qui est Mr. Brainwash ? A l’inverse, si cet embarrassant Français n’est pas MBW, comment expliquer la présence de cet énergumène au côté des plus grands depuis presque quinze ans ?

Une piste alors et quelques éléments de réponse : Banksy et Mr. Brainwash ne sont qu’un. Derrière ce Français ringard, l’artiste s’amuserait à tromper son monde. Tel le bicéphale à Goncourt Romain Gary/ Emile Ajar Banksy se dédoublerait, accouchant de deux artistes aux personnalités antagonistes, Docteur Jekill et Mister Hyde du graff, l’artiste sombre de la nuit et l’extravagant à paillettes sous les projecteurs. Outre l’élégante pirouette de l’artiste pris au piège, ce nouveau mystère identitaire lui permet un joli pied de nez - ou sacré coup de pied aux fesses - à ceux qui cherchaient à se l’approprier. Imbroglio final, assez jouissif : celui de ce milieu de l’art confus et perplexe, avec ses collectionneurs huppés ne sachant s’ils sont en train d’acquérir d’authentiques Banksy à prix d’or ou de complets faux industriels, merdes pas même en boîte, au prix artificiellement gonflé par leurs soins…



1 Référence à l’œuvre « Fiato d’Artista », ballons de baudruches gonflés de l’air de Manzoni.

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4 Mais qui souvent restent des semaines sans que personne ne reconnaissent l’imposture pourtant évidente.

5 N.d.r. : Sortie en France le 15 décembre. Oui, Tim vit en Australie et croit que c’est le cas de tout le monde...


COMMENTAIRES

 


  • jeudi 16 septembre 2010 à 11h55, par #FF0000

    Super article. Du coup j’ai envie d’aller voir le film.



  • jeudi 16 septembre 2010 à 12h11, par ZeroS

    Avec la schizophrénie d’un personnage, il faut noter la tension permanente qui règne au sein du milieu graffiti entre ceux qui (se) vendent et les sauvages, voire tout ce qui font les deux.

    Piero Manzoni n’offre qu’une resucée un peu osée des ready-made de Marcel Duchamp. Ce qui est assez triste c’est que presque un siècle après l’auto-réflexivité critique artiste n’a toujours pas fini de se regarder le nombril. C’est normal : ça rapporte plein de fric.



  • vendredi 17 septembre 2010 à 22h10, par Blop

    Ce film que l’on peut déjà voir sur megaupload en version originale est véritablement dérangeant, épatant. Le revoir après en connaître la fin c’est le redécouvrir sous un autre angle... Vraiment ce film est excellent... un film sur l’identité de l’artiste, sur la valeur d’une signature, ou pire d’une « marque de fabrique »... Vu avec des amis qui font eux-mêmes du graffiti au Mexique, amis d’ami de Banksy, je les ai vu se demander eux aussi si MBW n’était pas en réalité Banksy. Pointant une « oeuvre » de MBW, l’un d’entre eux :« ça c’est du banksy »... à mes yeux le plus important n’est pas de savoir si c’est de lui ou pas... c’est que tout le monde pourrait être MBW avec force thunes et campagne de pub... que mon crachat vaudrait de l’or s’il y avait un spit art que j’aurais moi-même crée
    Sur ce fond confu je vous laisse



  • vendredi 1er octobre 2010 à 10h41, par Chrixcel

    Mille bravos pour cet article, nous l’avons reléya sur Fatcap !

    ++ Chrixcel

    Voir en ligne : Fatcap



  • samedi 4 décembre 2010 à 17h29, par un-e anonyme

    Très bon article, après avoir vu le « film », « documentaire » ou « documenteur » qui sait ; je me dois de partager une grande partie des points abordés ici.

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