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vendredi 1er octobre 2010

Le Cri du Gonze

posté à 22h52, par Lémi
10 commentaires

Du punk en RDA : pogoter la Stasi
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Les Sex Pistols, les Clash, les Ramones... Toujours les mêmes groupes, les mêmes histoires, le même contexte ; l’impression de tourner en rond. Too Much Future (Allia), consacré à l’essor du punk en Allemagne de l’Est, permet de sortir de cette vision monolithique d’un mouvement centré à l’Ouest. D’autant qu’en RDA, être punk n’était pas franchement une sinécure...

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«  Les punks de l’est ne défiaient pas seulement la tradition. Ils s’opposaient à une construction idéologique restée à jamais désincarnée, car la vie entière lui donnait tort.  » (Henryk Gericke)
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«  J’ai toujours admiré le batteur de Schleim Kleim. Il voulait démolir le tas de merde de la RDA avec ses coups de baguette magique.  » (Cornelia Schleime)

Too much future1 ? Mhh, bizarre comme titre. Au premier abord, en tout cas. On a tellement l’habitude d’associer le mouvement punk au «  no future », à cette idée de génération néant (« Blank Generation ») ruant dans les brancards d’un futur évaporé que renverser l’approche est malaisé. « Trop de futur » ? Pour des punks ? Ça fait désordre. Sauf que... ces punks-là ne vivaient pas dans le même monde que ceux qui pogotaient au 100 Club (Londres), au CBGB (New York) ou au Gibus (Paris) à la fin des années 1970. Far from. S’ils arboraient peu ou prou le même uniforme, écoutaient et jouaient une musique proche et n’aimaient rien tant que choquer le passant BCBG, ils occupaient le camp d’en face. De l’autre côté du mur, en République Démocratique d’Allemagne. Les aspirants crêteux n’y rencontraient pas le même type de problèmes sociaux que leurs congénères de l’Ouest, mais on avait soigneusement pris soin de leur préparer un futur impératif. Un avenir cadenassé. Et bordel, même pour tout le Marx du monde, ils n’en voulaient pas.

À la fin des années 1970, le quotidien du jeune ossie nourri au grain des doctrines socialistes congelées n’a rien de joyeux. Encore moins de rock’n’roll. Le présent est pourri et gris, et le futur, tout-tracé, s’annonce encore pire. Chloroforme culturel. Henryk Gericke, l’un des instigateurs de Too Much Future (livre collectif) : « En RDA, les étapes de votre chemin de croix correspondaient aux stades de développement de votre ’personnalité socialiste’.  » En bref, le mode d’emploi était donné, il n’y avait plus qu’à suivre la voie – école ultra-formatée, associations de jeunesse, armée, bureaucratie, retraite, mort – en baissant la tête. Brejnev powa. Pas très sexy. Loin, très loin, des conneries nostalgico/Amélie-poulainiennes à la Good Bye Lénin !

Alors, forcément, le jour où les premières images de punks anglais sont diffusées dans les journaux de RDA (à titre de propagande anti-capitaliste), une partie de la jeunesse de Berlin Est, Dresde ou Leipzig y voit illico une porte de sortie, un échappatoire. Exit cette personnalité socialiste si vide et mécanique, fissa. Henryk Gericke : « En 1978, à la lecture d’un bref article dans un magazine quelconque de propagande, mon cœur se remit à battre. Dans le jargon habituel, prosélyte et paranoïaque, on expliquait qu’à Londres des jeunes gens mal influencés se paraient des symboles des pires régimes de l’Histoire, s’entretuaient sur scène, jetaient les cadavres dans les égouts et se nommaient ’punks’. […] Une photo de deux punks londoniens sur Kings Road […] illustrait l’article. Je n’avais jamais vu plus belles personnes que ces fantastiques créatures. […] Ce fut le coup de foudre.  »

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Gericke n’est pas le seul à ressentir l’attrait irrésistible des créatures à crête sévissant dans l’Ouest, et les punks se multiplient en territoire ossie3. Des groupes se montent, des cassettes s’échangent sous le manteau, des marginaux se rencontrent, des cuites monstrueuses se prennent4 et une contre-culture se construit peu à peu, à pas de loups. Huns post-soviétiques. Gericke : « L’atterrissage d’extraterrestres5 – au fond, c’est seulement ce à quoi on peut comparer l’effet qu’eurent les premiers punks sur la nomenklatura et la population est-allemande dans les années 79-82. Et ce ne serait même pas exagéré. Avec leur look criard au milieu des couleurs anémiques de l’Est, leurs manières désinvoltes et agressives et leur musique chargée d’énergie (qui balayait les ballades rock est-allemande diffusées par les autorités), ces gamins de 16 à 18 ans provoquaient un système qui voulait contrôler tout et tout le monde et qui se retrouva au final complètement dépassé.  »
Mais si le système tarde à prendre la mesure du phénomène, tant celui-ci est inattendu (d’où sortent ces mioches arrogants ? Pourquoi ne baissent-ils pas la crête ?), il finit par réagir, en force. Michael Boehlke : « Les punks menaçaient le système et sa sécurité. Le régime le comprit un peu tard (les opérations à grande échelle du MFS6 ne commencèrent qu’en 1982) mais vit dès lors en chaque punk un ennemi de ’l’État’. Les punks étaient filés, observés, écoutés, interrogés, condamnés. Il y avait régulièrement des contrôles d’identité et des arrestations. Pendant les gardes à vue, les prévenus étaient bien souvent forcés de coopérer avec la Stasi, qui avait de subtils moyens de pression.  »

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Bref, si on rajoute au tableau le rôle des inoffizielle Mitarbeiter (collaborateurs informels, environ 175 000 en RDA), infiltrés jusqu’à la garde dans les milieux en question, être punk était tout sauf une promenade de plaisir : « Un punk risquait gros en RDA. Il ne jouait pas seulement son présent mais aussi – à 16 ans par exemple – son avenir tout entier, si standardisé soit-il. Être punk à l’Est signifiait compromettre sa famille, sa scolarité, son apprentissage, et je ne parle même pas des études supérieures. Et dans la « patrie des ouvriers et des paysans », être sans profession ne signifiait pas, comme à l’Ouest, une vie à peu près tolérée en marge de la société, mais la persécution en tant qu’ « élément asocial » et bien souvent la prison.  »

Si Too Much Future est un livre passionnant (quoique inégal7), c’est parce qu’il interroge un aspect plutôt inconnu de la contre-culture de l’époque, celui qui concerne des groupes et des participants vivant sous un régime liberticide. Qu’importe si aucun des groupes concernés n’est passé à la postérité, s’il est quasiment impossible de mettre la main sur des vidéos ou des disques desdits groupes – Planlos, Zwitschermaschine (« la machine à gazouiller »), L’Attentat, 5 Wochen in Ballon. L’essentiel est ailleurs. Alors que les punks anglais, ricains ou français faisaient face à une société de consommation honnie et décrépite, les punks de l’Est affrontaient une machine étatique totalitaire froide et sans pitié. Autre monde, autres enjeux.

Musicalement, tous ces groupes ne firent et ne feront pas date. Si on compare le legs musical de la RDA à celui de la RFA de la même époque8 - qui a vu exploser des groupes aussi fondamentaux et magnifiques que DAF9 ou Eistürzende Neubauten - , il n’y a pas grand chose à garder. Moyens techniques dérisoires, retard culturel imposé, bâtons dans les roues et possibilités d’enregistrement quasi inexistantes, autant d’éléments qui ont lourdement pesé dans la balance musicale. Reste la beauté de la démarche. Le Do It Yourself envers et contre tout. Le courage de hurler. La Stasi bafouée. Et l’explosion implacable, même en Stasi-land, de ce langage universel honni par la majorité, ce cri brut et vicieux qui prend aux tripes et propulse dans les airs une jeunesse en révolte. Ce même langage binaire que décrit un certain Alex Kühne, quand il raconte le concert qu’il organisa dans son petit village paumé du Brandebourg : « Quelques punks de Cottbuss ont entamé un pogo brutal, arrachant dans le feu de l’action les dernières décorations du carnaval accrochées au plafond. […] Génial, c’était exactement comme ça que je le voyais. J’ai foncé dans la mêlée et j’ai pris un coup en pleine gueule. C’était bon. »



1 Éditions Allia ; en librairie le 7 octobre.

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2 Band Ohne Namen - Le groupe sans nom... - à Berlin en 1983.

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Musique : Die Skeptiker « Anders » (1988).

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6 Soit le Ministerium für Staatssicherheit, c’est-à-dire la Stasi.

7 L’ouvrage étant composé d’une douzaine de textes, certains sont plus indigestes.

8 Allia a d’ailleurs la bonne idée de sortir un monumental livre d’entretien avec les principaux acteurs de la scène punk-post punk ouest-allemande de l’époque, Dilapide ta jeunesse. Sortie le 7 octobre itou.

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COMMENTAIRES

 


  • vendredi 1er octobre 2010 à 23h17, par ZeroS

    Pour l’avoir eu entre les mains, c’est un putain de bel objet...

    • dimanche 3 octobre 2010 à 13h05, par Lémi

      Tiens, oui, j’aurais du le mentionner. C’est vrai qu’il claque (illus., mise en page...), comme tous les bouquins de ce type chez Allia.



  • samedi 2 octobre 2010 à 07h48, par namless

    Ach ! Merci pour cet article qui tombe à point nommé dans la torpeur « sous blister » actuelle.
    On aurait bien besoin d’une révolution punk pour remettre les pendules à leur place et foutre un coup de pied au cul à tous nos squatteurs d’antennes. Ça ronronne grave en ce moment.

    • samedi 2 octobre 2010 à 08h09, par un-e anonyme

      en plus c’est écoutable cette musique de nonoches.

      c’est con, la constitution de la RFA, elle avait prévu leur avenir aussi.

      eh punk, tu sens la crève en toi, là ?

      • samedi 2 octobre 2010 à 11h21, par namless

        Elle l’avait prévue ... en improvisant !
        Pour ma crève, je la soigne à la bière fraîche, merci... _ :-D

        • dimanche 3 octobre 2010 à 13h09, par Lémi

          @ Namless

          Ouaip, un grand bol d’énergie crue et de Do It Yourself braillard ne nous ferait pas de mal. Mais, comment dire, j’y crois pas trop...
          pour le coup de la crève soignée à la bière, je ne peux qu’opiner du chef : bonne médecine.

          @ anonyme

           ???





  • dimanche 3 octobre 2010 à 12h22, par cheveux gras et acouphènes

    ils parlent de Malaria ! ?

    • dimanche 3 octobre 2010 à 13h18, par Lémi

      Dans le deuxième, « dilapide ta jeunesse » (celui dont je parle en note de bas de page, centré sur Ouest), ouaip, Gudrun Gut personnage central et récurrent. Perso, si Hadopi me chope pas avant, je me fais une cure cet aprèm, slave aux cheveux gras.

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