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dimanche 13 mai 2012

Entretiens

posté à 13h13, par Lémi
3 commentaires

Gilbert Shelton : « J’en avais marre des comics mettant en scène un super-héros parfait et invincible »

Quiconque a déjà flirté avec la fumette connait cette sensation : tu débranches le téléphone, te vautres dans le canapé et passes ta journée à relire les aventures des Freak Brothers en gloussant d’aise. Royal. Plus de 40 ans après leurs premières aventures, les trois envappés restent fringants comme au premier jour. Tout comme leur créateur. Rencontre avec le discret Gilbert Shelton.

Il n’est pas très vantard, Gilbert Shelton. Avenant et souriant, oui, mais pas vraiment du genre à se mettre en avant. Quand je l’ai rencontré il y a environ un mois dans le petit atelier qui lui sert de base parisienne, je ne suis pas parvenu à réellement percer la « cuirasse » en profondeur. Non pas qu’il se soit montré antipathique, bien au contraire. Simplement : Gilbert Shelton n’est pas de ceux qui déblatèrent pendant des heures sur leurs œuvres et leurs résonances sociales. Il est trop modeste pour ça. Bref, celui qui aux yeux de beaucoup passe encore aujourd’hui pour un pape de la contre-culture ricaine n’aime pas trop s’attarder sur le rôle de « porte-drapeau » culturel que certains lui confèrent. Et c’est tout à son honneur.

En me rendant au rendez-vous, excité comme un pou sous amphét’ (Gilbert Shelton ! The Fabulous Furry Freak Brothers ! Fat Freddy !), je tournais et retournais dans ma tête des questions en pagaille : Par quel processus les « Freak Brothers » étaient-ils devenus les parfaits symboles de la contre-culture hippie ricaine1 ? Quel message politique souhaitait-il distiller lorsque, à la fin des années 1960, il commença à dessiner les aventures des Pieds Nickelés américains, soit Phineas, Fat Freddy et Freewheelin’ Franklin ? Que lui avait apporté Robert Crumb, son compère de longue date, dans son approche de la bande dessinée underground ? Et comment fonctionnait Rip Off Press, cette belle tentative de reprise en main de l’édition de bande dessinée par une bande de déjantés enracinés à San Francisco ? Et et et...

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Mais comme la conversation tournait davantage à la discussion qu’à l’interview, j’ai cessé de consulter mon calepin bourré d’annotations et l’ai écouté raconter son histoire de manière plus ou moins chronologique, dans un nuage de fumée suspecte. Voici comment Gilbert Shelton raconte son épopée dans le Neuvième art.

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« Petit, j’étais fasciné par les bandes dessinées humoristiques ou d’aventure publiées dans les journaux, comme les Peanuts ou Dick Tracy. Ce dernier me plaisait beaucoup, notamment parce qu’il y avait une dimension humoristique involontaire dans ses aventures : les personnages et le scénario étaient tellement bizarres que ça en devenait drôle. Plus tard, j’ai d’ailleurs parodié Dick Tracy dans une des aventures des Freak Brothers : je transformais ce détective invincible en un flic aveugle et soûl.
J’ai été aussi très marqué par la musique noire dans ma jeunesse. À mes yeux, c’était une forme de rébellion. Mes parents n’aimaient pas cette musique, me disaient expressément de ne pas en écouter. Alors je cachais mon petit poste dans mon lit pour écouter les radios noires : Chuck Berry, Ray Charles, Fats Domino, Coltrane, les Drifters...

Oui, mes parents n’étaient pas très ouverts. Comme beaucoup de personnes au Texas. Je suis né à Dallas et j’ai grandi à Houston, des villes très conservatrices. Jusqu’à l’âge de 15 ans, environ, j’étais bloqué dans ce monde. Ensuite, je suis parti à l’université d’Austin – la capitale du Texas –, et là ça n’avait plus rien à voir, parce que c’est une ville beaucoup plus progressiste. Mes horizons se sont ouverts et j’ai rencontré beaucoup de monde, dont Janis Joplin, qui était étudiante en art dramatique.

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Célèbre pochette de « Cheap Thrills », deuxième et dernier album de Big Brother & the Holding Company, dans lequel chantait Janis Joplin. Les dessins sont signés Robert Crumb, grand ami de Gilbert Shelton.

Mes premières BD datent de la fin des années 1950. J’avais moins de 20 ans à l’époque. Je participais notamment au Texas Ranger, la revue mensuelle humoristique de l’université du Texas à Austin. À partir de là, j’ai toujours vécu uniquement de la bande dessinée. Il y a bien eu deux semaines durant lesquelles j’ai été chargé des maquettes pour un éditeur ; mais j’étais trop lent, ils m’ont viré... Comme je ne gagnais pas beaucoup d’argent, en tout cas au début, des amis me logeaient, m’aidaient. J’étais abonné aux canapés.

Une fois par mois, les dirigeants du Texas Ranger nous donnaient mille exemplaires qu’on allait vendre dans la rue. Et avec le produit des ventes, soit 250 dollars, on organisait des grandes fêtes, avec des douzaines de bouteilles de whisky, des barils de bières. De grands événements... Même si Le Ranger était lié au département de journalisme de l’université, on nous laissait pas mal de liberté pour l’époque.
Dans les années 1950, il y a eu une vague de censure, notamment provoquée par le livre The Seduction of the innocent2, qui attaquait les comics commerciaux – ceux qui racontaient des histoires de science fiction, d’horreur, de meurtres – en les accusant de pervertir la jeunesse. Le gouvernement a alors décidé que les comics étaient dangereux, subversifs. Mais cela ne concernait pas vraiment les petits journaux et les fanzines auxquels je participais : on était trop marginaux pour attirer l’attention.
À cause de cette censure, de nombreux journaux et maisons d’éditions ont été forcés d’arrêter. Le seul qui a tenu le coup, c’est le magazine MAD, fondé par Harvey Kurtzman en 1952. Les trente premiers numéros étaient hilarants, avec des parodies de bandes dessinées, de films. Mad me semblait révolutionnaire, parce que Kurtzman était un génie de la satire, de l’humour. C’était vraiment différent de ce qui se faisait ailleurs, avec une totale absence de respect pour l’autorité. Bref, ce magazine a eu une grande influence sur mon travail, comme sur celui de Robert Crumb et des autres dessinateurs underground de l’époque. Quand Kurtzman a été viré, il a monté un autre journal, HELP, qui a édité certaines de mes planches. C’est aussi dans HELP que Robert Crumb a commencé à être publié. On était payé 35 dollars par page, ce qui était pas mal du tout pour l’époque.

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C’est dans les années 1950 que la marijuana a commencé à se diffuser dans certains milieux. J’ai tout de suite accroché. Pourtant, la première fois que j’ai tiré sur un joint, on était tellement paranoïaques qu’on est allé chercher une serviette dans la salle de bain pour la placer sous la porte, de peur que la fumée n’alerte les policiers – dont le poste était situé à cinq kilomètres de distance [Rires]. C’était difficile d’en dénicher à cette époque, alors on allait au Mexique pour en trouver.
Quand je suis arrivé à San Francisco à la fin des années 1960, ça n’avait plus rien à voir. La police ne pouvait pas t’arrêter pour ça, étant donné que tout le monde fumait en public. Et ils avaient compris que les fumeurs de marijuana ne provoquaient pas de troubles à l’ordre public, contrairement aux Freak Brothers...

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Un de mes premiers personnages récurrents s’appelait Wonder Wart-Hog, soit « super-phacochère ». C’était une parodie de Superman, de Batman, de tous ces super-héros beaux et courageux. Il est apparu pour la première fois en 1962 dans une revue indépendante d’Austin, Bacchanale. J’en avais marre des comics mettant en scène un super-héros parfait et invincible. Ceci dit, je n’ai pas été le premier à prendre le contre-pied des super-héros. Il y a eu Kurtzman avant moi. Et Al Capp avait fait une parodie de Dick Tracy très drôle qui s’appelait Fearless Fosdick. Quand le « héros » se prenait des balles dans la poitrine, se retrouvait littéralement troué de partout, il s’exclamait « C’est pas grave !  »

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J’ai eu l’idée des Freak Brothers en 1967. Au départ, j’avais envie de faire un mixte entre les Marx Brothers et les Trois Stooges. Les Stooges étaient très stupides, tandis que les Marx Brothers étaient plus sophistiqués et bizarres. J’essayais de prendre ce qui me plaisait dans ces personnages et de les adapter à ma génération. Les Freak Brothers sont aussi nés de ce que j’observais autour de moi. J’écoutais les conversations des gens, j’étais à la recherche de bonnes histoires... Et je tissais en partant d’éléments réels. Ou bien j’inventais, ça dépend.

Je dirais qu’il n’y a pas de message politique explicite dans les Freak Brothers. Phileas est bien un gauchiste, mais Fat Freddy est plutôt un buveur de bière. Pour Freewhelin Franklin, on ne sait pas trop, c’est un indépendant. Ceci dit, c’est sûr qu’il y a des éléments politiques dans leur univers : la défonce, les flics emmerdés, etc. Je prenais ça dans l’air du temps.
C’était une époque magnifique, surtout lorsque l’on vivait à San Fransisco, dans le quartier d’Haight Hashbury. En 1966 et 1967, tout le monde était défoncé au LSD et à la marijuana ; il y avait des concerts dans le parc chaque week-end, c’était une fête perpétuelle. Mais dès 68, ça a commencé a décliné. À l’été 68, il y a eu une grande cérémonie pour célébrer la mort de Haight-Ashbury. Le climat avait changé à une vitesse impressionnante.

Il y avait deux types de groupes de jeunes à l’époque à San Francisco. Les gens politisés et les hippies, qui n’était pas très impliqués. Les Freak Brothers étaient un mélange des deux, pas vraiment détachés, mais pas non plus à la pointe de la contestation.
Notre approche politique était plutôt sommaire : on imaginait une grande révolution non violente, un dénouement heureux. Mais c’est le camp opposé qui a gagné, les réactionnaires. Et on est rapidement revenus en arrière. Aujourd’hui, on vit une époque un peu similaire aux années 1950, une période chiante et sans espoirs.

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Planche de Crumb

Quand je suis arrivé à San Francisco, il y avait une véritable explosion de créativité. J’étais censé être en visite pour deux semaines, et j’y suis resté une quinzaine d’années. Tous les dessinateurs de bande dessinée étaient là, dont Robert Crumb. Je l’avais déjà rencontré à New York auparavant et je l’ai retrouvé à San Francisco. Il m’a beaucoup inspiré au début. J’ai même essayé de copier son style, mais c’était trop difficile. Je ne peux pas dessiner comme lui : lui a un dessin obsessionnel, il dessine même quant il est à table. Moi je suis trop paresseux, je manque de pratique.

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Avec lui et d’autres, on a crée Rip Off Press en 1969. On a commencé avec 500 dollars, qui nous ont permis d’acheter une petite presse. Au départ, on imprimait des affiches pour les concerts à San Francisco. Sauf que la qualité d’impression n’était pas terrible. Par contre, elle était suffisante pour imprimer des Comics. On s’est donc tournés vers la bande dessinée. Le premier volume qu’on a imprimé était de Robert Crumb. Par la suite, on a eu un très grand succès avec le premier numéro des Freak Brothers, avec plus d’un million d’exemplaires vendus. Suite à ce succès, on a acheté une grosse presse, une rotative, avec laquelle on pouvait imprimer jusqu’à 100 000 copies par jour. On devait faire livrer les rouleaux de papier par train. Finalement, on a dû s’en séparer, les coûts de fonctionnement étaient trop importants.

On m’a souvent demandé si j’étais le 4e Freak Brother. J’aurais bien aimé, mais c’était impossible. Parce que j’ai été obligé de devenir plus responsable. Je ne pouvais pas adopter un tel mode de vie, surtout quand on a lancé Rip Off Press, un boulot énorme qui demandait une approche sérieuse, même si on fonctionnait en mode communautaire.

On n’était pas sérieux tout le temps non plus, de loin... Par exemple, on avait un grand entrepôt dans lequel on organisait de gigantesques fêtes, avec des centaines d’invités. Un jour, les flics ont débarqué à cause du bruit et ils ont trouvé une grande boîte de marijuana sous le comptoir. Ils ont arrêté le directeur de la structure. Mais après une nuit d’interrogatoire, ils l’ont relâché, sans amende, sans rien. Ils s’en foutaient de l’herbe.

Avec Robert Crumb et S Clay Wilson, on a aussi découvert qu’on pouvait imprimer quasiment n’importe quoi sans risquer d’être attaqués en justice. Personnellement, je n’ai jamais eu de problème, même si j’aimais bien être provocateur : je me souviens d’une double page dans Playboy qui était vraiment rentre-dedans. Mais je suis passé entre les gouttes. Il y a eu quelques cas de poursuites, mais jamais très graves. Par exemple, le poète Lawrence Ferlinghetti avait une librairie qui s’appelait City Lights Books et il a été arrêté pour la vente de Zap Comix, de Crumb. Après avoir payé une amende de 400 dollars, il a continué à vendre Zap comix. Et il n’a plus jamais eu de problèmes.

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Je me suis installé en France au début des années 1980. Notamment parce que la bande dessinée était considérée aux États-Unis comme réservée aux enfants. Il n’y avait pas d’éditions cartonnées, rien de prestigieux. En France, c’était différent. J’ai été publié dans Actuel3 à partir de 1977, après que Jean-François Bizot soit venu visiter Rip Off Press. Par la suite, plusieurs éditeurs français ont traduit et publié mes œuvres. Aujourd’hui, c’est Tête rock qui a repris le flambeau, j’en suis très content.

Si je continue à fumer ? Oui, mais plus comme avant. Je ne peux plus. Un jour, j’ai été sélectionné pour être juge dans un concours de marijuana à Amsterdam. Ils nous avaient donné trente échantillons d’herbe très forte à tester en cinq jours. Impossible : après le premier joint, je ne pouvais déjà plus distinguer l’un de l’autre. J’ai fini par donner la même note à tous.
La drogue ne m’a jamais aidé pour l’inspiration. Je l’utilise plutôt pour me concentrer sur mon travail. Quand il faut passer des heures devant la planche à dessin, ça me calme, je me concentre sur les traits. »

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Pour ceux qui auraient oublié ou ne connaîtraient pas le travail de Monsieur Shelton, les éditions Tête Rock ont réédité l’ensemble des « Fabuleuses Aventures des Freak Brothers » en VF, ainsi que plusieurs albums du « Chat de Fat Freddy » et de son dernier projet, « Not Quite Dead » (réalisé en duo avec le dessinateur Pic).

Pour les Parisiens, passez à la magnifique librairie Thé Troc pour vous les procurer ; 52 rue Jean-Pierre Timbaud, dans le 11e. L’ami Férid, éditeur de Tête Rock et libraire de choc de Thé Troc, saura vous convaincre de repartir avec la collection complète, à relire une fois par an (au minimum). Hop !



1 Voire française : il livra de nombreuses planches au Actuel de la grande époque.

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COMMENTAIRES

 


  • Juste un grand merci pour cet article : il est bien (et rare) de voir Shelton remettre en perspective cet aspect de la culture underground, au moment où elle ne l’est plus et que Crumb fait des expos à Paris. Sur la politisation de ce mouvement ne pas oublier « Spain » Rodriguez et son agent de la 4e internationale Trashman qui ressemblait un peu à Fidel Castro(?). Une petite pensée aussi pour S.Clay Wilson, le plus radical de tous peut être et dont on dit qu’il est très malade en ce moment.
    Cela reste très dynamique maintenant, mais un peu bordélique : tant mieux.



  • mercredi 16 mai 2012 à 23h03, par ceriselibertaire

    Une journée sans tune est plus supportable qu’une journée sans dope. Infaillible philosophie.



  • Je suis passé a Thé Troc quand j’étais sur Paname(en 98),je finissait tardivement mon adolescence ^^ ,
    c’est la caverne d’Ali baba pour les fans,
    j’avais trouver une casquette,
    y’avais pas mal de truc et j’avais surtout adoré l’affiche qu’il as fait pour la coup du monde (de 98 je crois) ou on les vois sur les stade a fumer un chicha ou un truc dans ce genre la.

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