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vendredi 21 novembre 2008

Littérature

posté à 11h29, par Lémi
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Mythes et légendes guevarristes : sortir le Che de son bourbier posthume
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La simple vue d’un t-shirt à son effigie me donnait des envies de meurtre. Et je n’étais pas loin d’apposer l’étiquette « vendu » sur son béret étoilé. Mais à trop haïr la légende du Che et sa récupération merchandisée, j’en avais oublié l’essentiel : le guérillero argentin a d’abord été un insurgé extraordinaire et un être complexe. Ce que rappelle Paco Ignacio Taibo II. Pas trop tôt.

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« Si bien que j’en étais venu, sur le long terme, à vouer une haine profonde à celui qui avait tout pour être mon héros. A force d’être tout le temps confronté à sa trogne mièvrement photogénique, de voir placardée partout cette photo d’Alberto Korda - la Joconde des aspirants rebelles -, je voyais le Che comme un traître post mortem, un type qui avait tellement œuvré à l’édification de sa propre légende qu’elle nous empoisonnait encore l’existence 40 ans plus tard. Reproche injuste, je le sais bien, mais que pouvais-je y faire ? Sa gueule christique de martyre, icône absolu des pseudo-révoltés bien pensants, avait fini par me débecter. »

Janus Lumignon, Kill Your Idols, Even the good ones.

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Le dilemme est cruel : continuer à se référer amoureusement au personnage et à tout ce qu’il a représenté ; et encourir ainsi les lazzis de ceux - nombreux - qui ne voient plus que la récupération derrière le nom ? Ou lâcher l’affaire, le rejeter dans les limbes d’un passé qui aurait définitivement mal tourné ; enterrer le Che en abdiquant ?
Car le mythe, ce charognard, a tout souillé. Il s’est posé sur le béret étoilé du commandant, a planté ses serres dans l´histoire des combats du lumineux argentin. Ce qu’il en reste est presque repoussant, un tas de rebuts détournés. On me dit Che Guevara, je pense aux t-shirts pseudo-rebelles, au marchandising tout azimut, aux connards bobos qui chantonnent « Hasta la Victoria Siempre » en dévalisant les magasins bio ou aux ados décérébrés qui collent sa photo comme parure ornementale de leur sac à dos, à côté du badge Placebo et de la feuille de cannabis coloriée au feutre. Berk… Ce n’est même pas que le message est détourné, c’est qu’il n’y a plus de message ; seule reste l’icône, le portrait vitrifié.

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La seule manière de réagir, finalement, de s’insurger contre le traitement posthume avilissant subi par le Che, c’est de casser l’icône. D’approfondir l’histoire, de revenir à la base, à la destinée du guérillero Ernesto Che Guevarra. C’est là que l’impressionnante (deux tomes bien fournis) biographie du Che, rédigée par Paco Ignacio Taibo II, l’ami du sous commandant Marcos1, est précieuse.

C’est que l’ouvrage substitue au vide du mythe la profusion d’informations, l’exhaustivité biographique2, sans lyrisme ni sentiments, sans interprétations abusives. Juste une déferlante documentée et précise d’informations en vue de retracer un parcours accidenté.
D’aucuns y verront une forme d’aridité, de sécheresse stylistique. Je crois plutôt que c’est la seule manière de ne pas trahir le personnage. Tant reprendre patiemment l’itinéraire d’une vie mouvementée, les péripéties d’engagements parfois contradictoires, revient à reconstruire du sens autour d’une figure vide d’avoir été si souvent invoquée en pure perte, voire à contre-emploi.

Sous la plume de Paco Ignacio Taibo II, le Che redevient humain3 débarrassé des oripeaux de son horripilante image d’Epinal de « combattant juste devant l’éternel » : il pue terriblement - les témoignages sont unanimes -, il a des crises d’asthme à répétition, il est souvent borné, stupide, ingrat et cruel.

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Les exemples abondent. En 1965, quand il s’enferre dans la guérilla congolaise, cause désespérée et épopée catastrophiquement absurde : Kabila ne veut pas de ce soutien embarassant et les combattants rebelles congolais, à la grande fureur du Che, se révèlent plus pilleurs que combattants. Ou quand il refuse, tout à son dévouement pour la cause paysanne, de prendre en compte l’importance de l’insurrection urbaine dans le processus révolutionnaire (à Cuba et en Bolivie). Ou encore quand il terrifie ses soldats, se perd dans un marxisme brouillon, tarde à se distancier du communisme à la soviétique, prend un pied immense à affronter le danger et à s’exposer à la mort… Loin, très loin de la mythologie officielle.

Finalement, cette vision d’ensemble, non tronquée par le rouleau compresseur de la légende posthume, permet d’admirer de nouveau la destinée de Che Guevarra. De rendre grâce à celui qui, par conviction égalitariste et par haine épidermique de l’oppression, ne cessa de tout abandonner derrière lui - famille, femmes, enfants, patrie… - pour aller croupir dans de multiples enfers vert-kakis, jungle inhospitalières où les privations étaient drastiques. De louer l’abnégation du Che, son dévouement sans faille à la « Révolution Mondiale ». De revenir à l’essentiel, cette incroyable odyssée d’un médecin argentin qui se lance depuis le Mexique et en compagnie de Fidel Castro, d’une dizaine de pelés et de quelques tondus, dans une révolution cubaine semblant perdue d’avance. Et de souligner que le héros cubain a toujours refusé un piédestal de combattant victorieux, préférant prendre le maquis congolais dans des conditions dantesques plutôt que s’encroûter dans le confort de la victoire castriste ; et le reprendre encore en Bolivie, jusqu’à trouver cette mort qu’il semblait souhaiter autant que la révolution4.

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D’abord à reculon, puis de plus en plus captivé, on suit le récit de Paco Ignacio Taibo II en soupirant d’aise : la tête à claques barbue redevient fréquentable, reprend figure humaine. Ce n’est pas rien. Les longueurs d’un récit parfois rébarbatif et les quelques errances stylistiques d’une traduction erratique n’y changent rien : il faut lire ce livre, pour casser la triste uniformité du mythe post-mortem. Au fil des chapitres, le guérillero mythique et lisse devient figure complexe et ambigüe. Alors, miracle, on peut de nouveau l’invoquer.



1 Avec lequel il a co-écrit quelques polars de très bonne facture, publiés chez Rivages Noir.

2 L’auteur s’appuie notamment sur de nombreux documents inédits, en particulier sur des carnets que Che Guevara tenait scrupuleusement à jour.

3 C’est un peu le même traitement que Norman Mailer appliqua à Marilyn Monroe, dans son recommandé Mémoires imaginaires de Marilyn Monroe, travail passionant de démythification par la fiction.

4 Capturé par l’armée bolivienne, il sera froidement exécuté le 09 octobre 1967.

5 Dernière photo connue du Che, peu avant son assassinat par l’armée bolivienne.


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