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samedi 13 juillet 2013

Textes et traductions

posté à 15h43, par Comité de rédaction de la revue « El khelwé » (Alger)
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Premier rapport métagraphique sur la destruction d’Alger

Des auteurs de ce « premier rapport métagraphique sur la destruction d’Alger », on ne sait pas grand-chose, hormis qu’ils vivent à Alger et y éditent depuis deux ans une revue sauvage d’inspiration lettriste et situationniste intitulée El Khelwé. Mais quand ils nous ont fait parvenir ce texte étrange, chargé de rage et de poudre, on a pas hésité longtemps à le publier.

Incipit A11 : Ce texte nous a été adressé suite à la publication d’un article de Nedjib Sidi Moussa, Les spectres algériens de Guy Debord. Non comme une réponse, mais une continuation. Ses auteurs expliquaient ainsi dans leur mail : « Nous avons été extrêmement réconfortés de lire cet article sur votre site. Il faut savoir que les espaces médiatiques libérés n’existent plus en Algérie. Pour des libertaires comme nous, ce sont des années de plomb. ON a entre 20 et 25 ans et avons une culture qui inclut largement Debord « et ses arabes ». Mohamed Dahou n’est pas un inconnu pour nous. ON sait aussi jouer avec les mots. » Ils ajoutaient : « Voici un texte qui ne va pas vous laisser indifférent. » Ils avaient raison.

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Premier rapport métagraphique sur la destruction d’Alger

Temps arpenté : Quelque part entre le 10 juin 2010 et le 1er juillet 2013
Mot d’ordre : Pourquoi a-t-ON rasé Alger ? En effet… c’était toujours la même merde derrière la dernière couche de peinture.

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« NUL NE MEURT de faim, ni de soif, ni de vie. On ne meurt que de renoncement.

La société moderne est une société de flics. Nous sommes révolutionnaires parce que la police est la force suprême de cette société. Nous ne sommes pas pour une autre société parce que la police est la forme suprême de toute société. Nous ne sommes pas nihilistes parce que nous n’accordons aucun pouvoir au rien.

Nous sommes lettristes en attendant parce que, faute de mieux. Nous avons pris conscience du caractère éminemment régressif de tout travail salarié. La non-résolution de problèmes complexes détermine une période d’attente dans laquelle tout acte pragmatique constitue une lâcheté car la vie doit être asymptotique et bénévolente.

Nous sommes au demeurant des génies, sachez-le une fois pour toutes. »

Alger, avril 1953, HADJ MOHAMED DAHOU, CHEIK BEN DHINE, AIT DIAFER

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Enfin ! Des gens malhonnêtes se décident à écrire quelques lignes en vue de constituer des archives de dérives psychogéographiques à Alger. Cinquante ans après « Guy Debord et ses arabes », cinquante ans après Mohamad Dahou, Cheikh Ben Dhine et Aït Diafer, cinquante ans après la confiscation du pouvoir au peuple algérien, après cinquante ans de pillage de l’Algérie, c’est dans la rive sud de la méditerranée que cela se passe. Que tout se passera. Parce que là haut, de l’autre côté c’est terminé. ON a plus rien à y foutre.

Pour ce premier rapport, et très certainement pour ceux qui viendront le compléter, « ON » a décidé de tuer le « JE ». Parce que y’en a marre de ce « JE » galvaudé et infréquentable. ON en a carrément marre de ce « moi-je » constipé dans ses nœuds auto-réfléchissant. « JE », c’est terminé ; cette engeance. « JE » rien du tout parce qu’on a trop abusé de lui, on lui a tout fait dire, et aujourd’hui la parole est à ceux qui « ON-t » encore des choses à dire et qui rarement ne parlent. Alors « JE » ferme ta gueule !!! Place au « ON ».
ON a décidé de faire de ce petit rapport-exergue, une « khalota » (dérives, construction d’ambiances, anticipations hétérotopiques, etc.).

À Alger, ON circule difficilement. À pied, en bus, en métro, en voiture… Mais cela ne change rien : ON fait toujours du surplace. Et comme ON habite dans le quartier colonial de Saint Eugène, à l’autre extrémité de la baie, ON se sent un peu coupé de tout. Heureusement d’ailleurs parce que le centre-ville grouille de « bruits et d’odeurs ». C’est le plus beau quartier d’Alger. On est encore en ville mais on reste encerclé par la mer et la forêt de « Kichou ». ON a un cercle d’amis fidèles avec qui ON s’amuse à la Kemia, la Mimi, la Chira, El Bnin1 - ya kahba2 ! À bon entendeur - sur des canapés défoncés, la nuit, dans le cimetière juif, en bas de « Madame l’Afrique ». ON regarde les bateaux au mouillage au large.

À part le travail (pardon : la besogne), la famille et les amis proches, ON ne socialise pas outre mesure. En revanche, ON pratique volontiers le nomadisme : errer dans son territoire, toujours le même, sans jamais le dépasser. ON vit toujours à 1 000 à l’heure, mais sur un autre mode. Les jeunes ici savent très bien nomadiser leur territoire. L’espace public et l’espace privé s’enchevêtrent : on hurle, on crache, on pisse, on fait à manger… dans la rue. Bref, on privatise l’espace public, ou peut-être n’y a-t-il tout simplement pas d’espace privé3.

Dès notre arrivée à Alger, ON est allé dire bonjour au journaliste Hatar HOUTDJA, avec qui ON a « cassé des barres » parce qu’une dépêche de l’APS (Algérie Presse Service) faisait état d’une sinistre première mondiale : une Algéroise a tenté de se suicider en avalant une dizaine de suppositoires, elle a du se tromper d’orifice. Hatar nomadise entre Télémly, où il habite l’attique d’un immeuble de dix étages, et Chamaneuf (Champ de manœuvre, aka place du 1er mai). Son balcon circulaire à 360° ne laisse mort aucun « point de vue ». C’est un type de balcon scaenophage (qui avale le décor). ON ne rate rien. Télémly est le second quartier le plus décalé après Saint-Eugène, toujours entre mer et zbel, à flan de montagne. Le Télémly… une rumeur urbaine tenace prétend que Lecorbusier et ses disciples ont pété des câbles en faisant passer une route sur un immeuble, où des tunnels s’encastrent dans les immeubles pour s’enfoncer en dessous et ressortir de l’autre côté de l’édifice.  

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NOS délires psychogéographiques et NOTRE rapport à la ville ont beaucoup changés depuis Damas, autre ville du même cru que l’ON connait bien. À Alger, ON ne rêve plus éveillé de terreur, de destruction, de génocide, d’explosion, d’actes monstrueux dans la ville. Tout simplement parce que pour beaucoup d’habitants, peut-être tous, Alger a été rasé il y a deux ans. ON avait pourtant cru avoir accepté la présence d’édifices ciselés et la surconcentration humaine. Mais non. ON n’acceptait pas l’architecture fasciste. NOS premiers flashs d’éradication de la vie en ville remontent à Damas. ON se disait souvent que NOS vies ne servaient à rien en ville, comme celles d’autres centaines de millier d’oisifs qui ne servent à rien mais qui continuent à végéter à côté d’autres qui, eux, prétendent servir à quelque chose. Il y a deux ans encore, à Alger, avant sa destruction, lorsqu’ON se baladait le soir, dans un élan incontrôlé, ON imaginait des tours s’effondrer, des obus exploser et des membres déchiquetés. Depuis ON pense qu’Alger n’est plus arrimée au sol. Il est possible que cette ville ne soit plus que figurée mentalement, comme projetée par ses habitants en lieu et place du béton, des pierres et du verre qui font la ville. Il est fort probable qu’Alger ait été détruite il y a deux ans parce que ses habitants l’ont pensé trop fort. À l’époque, ON imaginait simplement avoir entre les mains un détonateur qui fasse voler tout le monde en éclats… un petit bouton rouge, quelque part, que quand t’as tourné la clé tout le monde il est cadavre... Ces terreurs ne viennent plus subsumer le réel algérois. C’est évident puisqu’ON vous dit que la ville n’existe plus. ON a réussi à la détruire pour que plus jamais nous ne soyons son esclave. Face à la terreur dans la ville, ON aurait pu choisir une solution plus démocratique, plus sauce-dem, moins radicale. ON aurait pu rêver à un gros ravalement de façade, à des colmatages de brèche au lieu de tout foutre en l’air. Mais non, Alger devait crever. On aurait encore pu choisir une solution plus téméraire, plus dans le futur. Voilà ce qu’ON aurait pu faire : ravaler mentalement et individuellement les façades délabrées et majestueuses d’Alger. Reconstruire à sa guise la Casbah du XVIe siècle en ruine… mais seulement dans sa tête, d’un coup de regard. Ça ne coute rien à l’urbanisme, ni au contribuable. C’est pas cher, mon frère. Mais la psychogéographie de cette ville-homme-ou-femme-nu.e ne s’y prêtait pas. ON imagine toujours la ville renaître, et plus blanche. Les habitants de cette ville sont définitivement disposés à des actes dépassant la décence, la morale et la soumission à qui que ce soit, à quoi que ce soit. Lorsqu’ON est fatigué, irascible et déprimé, les terreurs citadines réapparaissent… et ON subit l’injonction folle de raser Alger par tous les moyens.

Posons une autre question : il y a deux ans, avant qu’Alger ne disparaisse, pourquoi n’était-elle déjà plus aussi blanche que quand les blancs ont dû dégager ou se mettre fissa dans un cercueil ? Question à laquelle nous avons trouvé réponse en dérivant dans les bidonvilles, au lieu dit « Ranch », au dessus de « Sintogi »4. Non mais c’est vrai. ON se posait la question déjà il y a deux ans quand ON traversait la jetée de l’amirauté et qu’ON avait Alger-amphithéâtre devant-derrière soi. Lorsqu’ON remontait vers « Sintogi » jusqu’à « Madame l’Afrique », ON passait souvent à travers des quartiers populaires avec plein de barbus. ON n’aime pas les barbus, ils font anachroniques dans le désert d’Alger rasé, Alger niqué, Alger complètement pété au shit marocain d’à coté et à « Madame courage »5. ON y est. A la place des couleurs blanches d’Alger… toute une histoire de merde, de barbus et d’État. ON va vous la raconter. ON l’a lu dans le dernier numéro de El Khelwé6, distribué par Cow-Boy, un mec des bidonvilles du Ranch. Il chevauchait une moto Isuzu – habillé d’un qamis blanc, veste de costard sur les épaules, ceinture lui enserrant la taille, casque de GI sous lequel un keffieh rouge traînait dans le vent, lunettes de soudeur, de beaux yeux verts. Il s’arrêtait pour tendre aux passants quelques derniers numéros de El Khelwé. Tel un envoyé de Dieu transmettant son message, il repartait dans sa chevauchée motorisée :

p. 3 : « Cette histoire de merde à Alger a commencé dans les années 1990, quand l’armée et les barbus jouaient à un jeu à la mode que la presse a appelé qui-tue-qui. Allez viens ! Viens jouer à qui-tu-qui ! On est bien là ! Dieu a été très en colère de voir ses brebis égorger 400 chairs et os en une nuit vers 1997. C’est alors que pour les punir, au lieu de faire s’abattre sur elles une pluie de pierre comme quand il avait fait la nique au peuple de Loth parce qu’ils s’enculaient un peu trop par le cul et qu’ils délaissaient leurs femmes inassouvies, il a tout simplement dilaté son anus pour déféquer sur les connards de barbus/militaires/État qu’on voit partout à Alger. Chiasse bénite, ces cons ont ouvert la bouche pour savourer avec délectation les fruits purulents du divin. Dieu, le très haut, le très miséricordieux, sous un ciel avachis et purulent, dilata son anus une deuxième fois, divin écartement des sphincters, pour asperger ses brebis d’une liqueur marron... de la chiasse. Alger la blanche devint sombre, ou plutôt la blanche décrépie devint tapissée d’une couche noirâtre de merde. »

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Depuis, la ville n’est plus vraiment blanche et ça pue partout. C’est la raison la plus probable du naufrage d’Alger et nous tenons cette explication pour dogme.

Il y a deux ans encore, avant qu’Alger ne fût rasée, ON se baladait dans la Casbah pour prendre des photos et faire des plans d’installation après avoir fui Damas qui sombrait. Et ça a son importance. En temps normal, personne mais personne avec un gros appareil photo ne peut vraiment se balader dans la Casbah. Mais le Ramadan semblait avoir calmé les ardeurs des voleurs et il n’y avait presque pas d’agression. Un peu avant le ftour, moment où tous les gens qui se sont fait du mal toute la journée sous 40° C, qui n’ont rien bu, rien mangé, pas fumé, pas chiqué, pas baisé, eu mal à la tête… rongés par le manque de café, rentrent chez eux pour avaler de la nourriture. En quinze minutes, tout Alger se vide, plus une voiture. Les barrages militaires, de la gendarmerie et de la police sont levés. Pas un piéton, pas un bruit de moteur. Le calme, le vide. Alger est mort.e. ON a capté des ambiances (pris des photos de ce moment précis où, quinze minutes avant l’appel à la prière, tout le monde s’active pour rentrer vite chez soi. Puis ON a pris des clichés des mêmes lieux après. En développant les pellicules (noir et blanc, Nikon F2 année 1972)… Stupéfaction. ON a remarqué qu’Alger n’existait plus. C’est à ce moment qu’Alger a commencé à trembler et à s’effondrer. ON l’avait souhaité très très fort.

Ce n’est pas une grande perte, il faut s’en réjouir. À l’époque, ON se faisait chier ! ON ne pouvait rien faire ! ON ne pouvait même plus terroriser le genre même si ON s’efforçait tous les jours de mettre des shorts courts, de marcher de manière tendancieuse, de se baisser pour ramasser une cigarette tombée et laisser voir un string rose. À Alger, ON manquait de beauté. Même chez Zidi la bière restait amère.

Que faire d’Alger rasée ?

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Le maqam chahid, Alger

Rejoindre une hétérotopie : une TAZ7 souterraine. Il ne faut plus reconstruire sur ces ruines. Il ne reste plus qu’à creuser. Car un fou furieux pourrait encore imaginer trop fort la ruine d’Alger. On va créer une TAZ dans la ville d’Alger, sous le maqam chahid. Ça s’appellera La Synapse K-BAL ou whatever le nom qu’on lui donnera. ON y fera des soirées folles et décadentes mais contrôlées, belles et avant-gardistes, avec des gays, des trans, des putes, maquillées, des acteurs d’un soir, des Noirs - et même des Arabes - des illusionnistes, des joueurs, des paumés, des gens de partout, très différents, mais des radicaux quand même, des gens qui font des pieds de nez à la connasse de réalité qui est quand même dure à vivre, des drogués aussi. Oui, c’est bien les drogués, eux ne simulent pas quand ils jouent. Ce sera un endroit inattendu, éphémère et fulgurant. Une grande cave, un truc clandestin. Le jour, la Synapse K-BAL sera le lieu de nos basses manœuvres. On préparera nos actions politiques de cet endroit, un truc de gauchiste qui prépare le grand soir du « ON va tout brûler » comme à Hackney, comme en 2005 en banlieue parisienne, comme là où une ville doit être rasée ou a été rasée. Deux choses nous extasient : casser pendant une manifestation sauvage, comme la manif sauvage du 17 mars 2009 où ON a caillassé des voitures de flics et cassé des banques en essayant de marcher jusqu’à Montmartre pour célébrer la Commune. L’autre consiste à raser les villes qui n’en peuvent plus. C’est comme un chien qui vient de se faire écraser mais qui vit encore avec ses viscères à côté de lui. Un bon coup pour l’abattre et que sa souffrance cesse. Après Alger, d’autres villes suivront.

Ce projet, issu de ce premier rapport de dérive psyhogéagraphique est à réaliser dans les plus brefs délais. Tous les intéressés sauront se trouver. Mot de passe : « No romance around here ».

À Alger, le 1er juillet 2013,

Comité de rédaction de la revue « El khelwé », éditée à Alger.

Ps 1 : Les non-déviants, les copie-conformes qui reproduisent toujours les mêmes automatismes bien guidés par la religion, la famille, le groupe, la mentalité villageoise, le clan, avec les mêmes vices, la même médiocrité, les mêmes faux-semblants, la même banalité ne seront pas acceptés.

Ps 2 : Seuls les gens ayant du génie ou au minimum une intelligence brillante auront accès à la TAZ sous le maqam chahid.



1 ON aurait pu ajouter comme synonymes : Hachich, Zetla, Kif …

2 Putain de merde !

3 Dans les appartements exigus, c’est cinq fellagas par chambre.

4 Saint Eugène.

5 Article paru dans El watan en 2011 : « Connaissez-vous “Madame Courage” ? Ce sont des comprimés de barbituriques appelés dans le langage des jeunes Algérois “Madame Courage”. Ces pilules font perdre à ceux qui les consomment toute connaissance de la réalité. Ils sont l’une des causes qui poussent les jeunes délinquants à commettre des agressions et des meurtres. Selon un spécialiste en psychiatrie, ces psychotropes diminuent de 80 % les capacités de jugement, ce qui rend le passage à l’acte plus facile, car l’individu “drogué” n’apprécie pas ses agissements à leur juste valeur, sauf après la disparition des effets de la prise de toxiques. La consommation de telles substances est devenue, au fil du temps, monnaie courante dans les quartiers populaires. Hamid, un jeune de Bab El Oued UN DE NOS CAMARADES, ne s’en cache d’ailleurs pas : “Je prends de l’Artane pour avoir du courage et me sentir fort. En prenant ma dose de comprimés, je peux faire n’importe quoi, sans même m’en souvenir”, témoigne-t-il fièrement. »

Critique de l’article : Enfoiré de journaliste affilié à la police de la morale petite bourgeoise de la gauche démocra-conne algérienne dégénérée, qui n’a rien compris au Khelwé (concept comparable au Gousto, en soi la construction d’une ambiance tripophile). Ce journaliste, selon nos sources, a parti pris avec “Eka3boubene” (Concept forgé à Saint Eugène en juin 2011 après des manifestations étudiantes. Il signifie la répression et la domination par la morale sociale, l’État et le grand K(-apitalisme)). Vive l’Artane et le Hachich.

6 Revue apparue il y a deux ans pour remettre au goût du jour une critique globale de la société algérienne (d’inspiration lettriste et situationniste, faute de mieux). Cette revue est un outil de coordination primordial pour tous ceux qui se reconnaissent.

7 Temporary Autonomous Zone.


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