ARTICLE11
 
 

mercredi 12 février 2014

Entretiens

posté à 20h20, par Lémi et JBB
6 commentaires

Que Viva l’Isthme de Tehuantepec !

D’un côté, des consortiums industriels, appuyés par le pouvoir politique et les institutions financières. De l’autre, des communautés indigènes, résolues à résister à l’accaparement de leurs terres par de gigantesques projets éoliens. Dans l’isthme de Tehuantepec, au Sud du Mexique, la lutte fait rage. Et l’ami Alèssi Dell’Umbria entend bien la conter en images.

Depuis 2009, il en a fait sa terre d’adoption, y séjournant longuement et à plusieurs reprises. L’ami Alèssi Dell’Umbria - par ailleurs auteur de L’Histoire universelle de Marseille et de La Rage et la révolte1, ainsi que des Échos du Mexique indien et rebelle2 - s’est en effet pris d’amour pour l’Isthme de Tehuantepec, au Sud du Mexique. Et il a fait sienne la lutte des populations indigènes, qui résistent vaille que vaille aux nombreux projets lancés sur place par les multinationales de l’éolien.

C’est à la fin des années 1990 que ces dernières ont commencé à s’intéresser au potentiel éolien de cette large plaine parsemée de vastes lagunes. Pour elles : un eldorado. Et aujourd’hui, elles s’y poussent presque du col tant elles multiplient les projets. Près de 800 éoliennes sont déjà en activité, plus de 4 000 autres devraient suivre. Ce qui ferait de l’isthme le plus gros site éolien de tout le continent américain. Quant à ses habitants, dépossédés de leurs territoires et victimes de lourdes nuisances écologiques, ils pourront toujours aller voir ailleurs si le vent n’y est pas moins fort... « Tout se joue en secret entre des élus notoirement corrompus et les compagnies multinationales, écrit Alèssi. Des vigiles en uniforme interdisent désormais l’accès à des terres auparavant communes, des pistoleros menacent les opposants, des campagnes de calomnie médiatique et de répression policière se multiplient à leur encontre : l’énergie propre s’impose par des procédés plutôt sales... »

Sauf que les communautés indigènes ne se laissent pas faire. Et même, elles se rebellent franchement. Elles se sont notamment organisées au sein de l’Assemblée Populaire du Peuple Juchitèque (APPJ) et de l’Assemblée des Peuples Indigènes de l’Isthme en Défense de la Terre et du Territoire (APIIDTT). Collectivement, elles résistent aux tentatives d’intimidations et de corruption, affrontent les hommes de main des multinationales et les policiers mexicains. Jusqu’à les faire reculer, parfois.

C’est cette lutte, dont il est désormais partie prenante, qu’Alèssi Dell’Umbria a décidé de documenter. À l’écrit, d’abord, en informant sur les événements en cours3. Puis, du stylo, il est passé à la caméra : en compagnie de quelques compadres, il prépare ainsi un documentaire, intitulé (pour l’instant) Le Vent de la révolte. L’objectif ? Raconter en image « comment les indigènes résistent à ce qu’ils ressentent comme une autre invasion coloniale », comment ils mènent ce combat au nom d’une « vision du monde irréductible aux critères de rentabilité occidentale ».

Las, le sujet n’a rien de vendeur pour les médias dominants, peu soucieux d’indigènes en lutte à l’autre bout du monde et plutôt favorables au capitalisme vert. Et Alèssi et ses amis galèrent à boucler leur (petit) budget, à tel point qu’ils ont lancé une souscription en crowfunding et qu’ils ont rédigé un appel à soutien (reproduit au bas de cette page). Ils ont besoin de 4 000 euros pour lancer le montage du film - pour ceux qui peuvent mettre la main à la poche, c’est ICI que ça se passe4. Un appel à dons qu’il importe de relayer : le projet mérite grandement d’être soutenu. Alèssi en parle ci-dessous5.

PNG - 334.7 ko
***

D’où vient cette idée de réaliser un film sur la lutte en cours – tu es plutôt un homme de l’écrit, non ?

« Un homme de l’écrit ? Je suis avant tout un homme de la parole : je parle beaucoup plus que je n’écris. Je pourrais vivre sans écrire, pas sans parler. Et justement, les gens de l’Isthme sont aussi des gens de la parole. Par ailleurs, écrire reste le plus souvent un acte solitaire, même si le monde nous habite quand nous écrivons. Tandis que faire un film documentaire engage directement dans des relations avec les gens que l’on va filmer et implique en outre un travail d’équipe étroit, avec le cadreur, l’ingé-son, le monteur etc.

Ma première visite dans l’Isthme date de 2009. Après l’émerveillement que fut la découverte de Juchitan, c’est de l’effroi que j’ai ressenti lorsque l’autobus qui me menait vers le Sud traversa les immenses parcs éoliens de la Venta et Santo Domingo – à l’époque, il y en avait pourtant beaucoup moins qu’aujourd’hui. Je connaissais déjà dans l’Isthme un activiste indigène que nous avions reçu à Marseille quelques années plus tôt : avec les membres de sa communauté de Unión Hidalgo, ils avaient réussi à empêcher un projet de pisciculture industrielle ourdi par une multinationale japonaise alliée aux politicards locaux. Lui l’avait payé de sept mois de prison sur un prétexte bidon, puis d’une tentative d’assassinat.
Je suis retourné là-bas en janvier 2011. Cet activiste m’a emmené à Pueblo Viejo de San Dionisio. Vu l’atmosphère plombée qui régnait alors autour du projet éolien de la barre Santa Teresa, je n’aurais jamais pensé que je réussirais un jour à y graver quelques-une des plus belles séquences du film.

Sur ces entrefaites, et sans rapport direct, je suis tombé sur une interview de Francisco Toledo, un peintre juchitèque qui vit à Oaxaca. Celui-ci évoquait Que Viva Mexico !, le film d’Enseinstein, dont une séquence a été réalisée dans l’Isthme. Il expliquait que le cinéaste russe avait bien réussi à restituer l’ambiance paradisiaque de cette région, que lui-même avait connue dans son enfance. Puis il ajoutait que cette ambiance avait désormais totalement disparu.
Ce fut le déclic. Parce que l’atmosphère si particulière de l’Isthme m’attirait irrésistiblement. Et parce qu’en même temps, je voyais avec tristesse l’occidentalisation et l’américanisation avancer à pas de géant. Aujourd’hui, la lèpre surburbaine s’étend, par exemple, de Tehuantepec à Salina Cruz ; d’ici une ou deux décennie, l’ensemble constituera une conurbation informe et hideuse, faisant disparaître les magnifiques rangées de cocotiers filmées par Enseinstein. Juchitan, petite ville indigène où bat le cœur de l’Isthme, a ainsi vu le nombre de ses habitants doubler en deux ou trois décennies, avec tous les problèmes ingérables que cela engendre.

Les parcs éoliens incarnent cette avancée jusque dans les campagnes les plus reculées. Je me suis donc dit : pourquoi ne pas filmer tout ça, en mettant l’accent sur la résistance indigène au capitalisme vert ? Avec l’idée de saisir ce processus à l’échelle d’une région entière (d’autant que s’y ajoute une dimension inter-ethnique puisque la résistance aux mégaprojets éoliens engage des communautés zapotèques et ikots). Et de montrer comment cette relation à la terre, à la lagune, que beaucoup ont conservée, nourrit une capacité à défendre le territoire. »

Cela faisait huit mois que tu n’étais pas retourné sur l’Isthme : qu’est ce qui a changé en ton absence ? Le rapport de force a évolué ?

« Oui. D’abord les bonnes nouvelles : le projet de Mareña Renovables sur la barre Santa Teresa est officiellement abandonné, une belle victoire que nous devons en grande partie aux gens de Alvaro Obregon6. Ceux-ci ont continué sur la voie de l’autonomie, ont refusé de participer aux élections municipales, ont constitué un Conseil communautaire doublé d’un Conseil des Anciens et ont définitivement interdit l’accès de leur territoire aux partis politiques – leur ronde communautaire continue ainsi d’en surveiller les accès. À Unión Hidalgo, le président municipal récemment élu a annoncé qu’il bloquerait tout nouveau projet éolien ; les compañeros le surveillent de près afin de s’assurer que ce n’est pas une promesse en l’air. À San Mateo del Mar, les PRIistes7 avaient repris manu militari le palais municipal en décembre 2012, sans doute en relation avec le consortium international Mareña Renovables. Ce dernier espérait passer par là pour contourner la barricade de Alvaro Obregon et pour construire une voie d’accès à travers la lagune inférieure ; heureusement, les compañeros ont à présent repris la situation en main.

Les mauvaises nouvelles, ensuite : Mareña Renovables va redéployer son projet sur le territoire de l’Espinal, au nord de Juchitan, et il est peu probable que le consortium y rencontre de grosses résistances. L’Espinal est peuplé de descendants de Français, d’Espagnols, de Libanais, métissés, plus aisés socialement que la plupart des indigènes et qui se pensent en occidentaux ; le discours habituel des compagnies éoliennes sur le développement et le progrès entrera sans doute en résonance avec leurs propres aspirations à se distinguer du monde indigène.
Autre problème, l’Assemblée Populaire du Peuple Juchitèque (APPJ) traverse une crise, due à son impuissance à empêcher la construction du parc éolien de la compagnie espagnole Gas Union Fenosa. J’ai vu ce chantier commencer – une trentaine d’éoliennes ont déjà surgi le long de la route allant vers Unión Hidalgo. Il est prévu d’en installer 152.
Après la branlée que les gens de la 7e Section ont infligé à la Policia Estatal8 le 26 mars 2013, Union Fenosa a compris qu’elle ne passerait pas par là. Pour contourner cette barricade de la 7e Section, contrôlée par l’APPJ, elle a donc ouvert plusieurs routes de contournement, qui rendent presque impossible le blocage des camions. À cela s’ajoutent les exactions que les pistoleros ont commises pendant tout l’été, et également plusieurs tentatives d’intimidation judiciaires...

Enfin, il y a le cas de San Dionisio. J’ai connu la communauté divisée en deux, la voilà maintenant divisée en trois ! Comme je l’avais senti dès le printemps 2012, une partie de l’opposition au projet éolien reste inféodée aux partis (en l’occurrence le PRD9), refusant de s’engager dans la voie de l’autonomie et des élections par usos y costumbres10, malgré les incitations de plusieurs camarades d’autres communautés (et alors même que les partis politiques ont invariablement soutenu les projets éoliens). Résultat, un sac d’embrouilles post-électoral et une scission entre les opposant au projet éolien, avec un groupe qui soutient la candidature d’un PRDiste relifté PSD11 soi-disant anti-éolien, et un autre qui poursuit l’Assemblée et continue de refuser les partis politiques... Affaire à suivre, donc. Mais connaissant la situation à San Dionisio, c’est mal parti. D’autant que si le projet de la barre Santa Teresa est abandonné, rien ne dit que ses promoteurs ne reviendront pas à la charge dans dix ou vingt ans... C’est pourquoi au lieu de réfléchir en termes courts (les élections), il faudrait penser à long terme (construction de l’autonomie politique). »

JPEG - 25 ko
Photo piquée sur le blog Le Cri du Bulot,ICI.

Dans l’appel, tu écris que « les luttes s’amplifient de jour en jour ». Il y aurait donc encore un espoir de faire machine arrière ? De bousculer les énormes intérêts financiers en jeu ?

« La victoire remportée sur Mareña Renovables le montre clairement. Rendez-vous compte : ce consortium comprend un fond de pension néerlandais, une banque d’affaires australienne, un géant de l’électronique japonais et une multinationale danoise de l’éolien, il est soutenu financièrement par la Banque Interaméricaine de Développement et par l’Union Européenne, et politiquement par les trois niveaux de gouvernement du Mexique, mais il a reculé devant quelques centaines de pêcheurs et de paysans armés de machettes et de cailloux ! Une belle victoire, même si elle résulte en partie d’une combinaison heureuse de la géographie et de l’histoire : la communauté d’Alvaro Obregon, qui contrôle l’unique accès terrestre à la barre Santa Teresa, a été fondée en 1930 par d’anciens soldats zapotèques du général Charis Castro, lui-même natif de Juchitan. Les descendants de ces soldats sont de vrais guerriers, fiers de cet héritage. En novembre 2012, ils ont chassé Mareña Renovables manu militari et ont résisté vaillamment aux attaques de la police, avec l’aide des gens de San Mateo, San Dionisio, Juchitan etc. En février 2013, ils ont même infligé, en l’espace de deux jours, trois branlées successives aux troupes anti-émeute de la Policia Estatal, qui tentaient de dégager l’accès (ils ont d’ailleurs fêté l’anniversaire de cette victoire le 2 février ; je suis revenu à temps pour être avec eux – ce sont vraiment de belles personnes, hommes et femmes tous et toutes dans la lutte).

Mais ça ne suffit malheureusement pas. Tous les indigènes en lutte dans l’Isthme disent la même chose : ces multinationales ont tellement d’argent qu’elles ont tout leur temps, tandis qu’eux doivent travailler chaque jour... Il y a d’ailleurs eu des collectes, d’argent et de nourriture, pour assurer la subsistance de ceux qui montaient la garde sur la barricade de Alvaro Obregon et au sein de la 7º Section de Juchitan.
Le problème est d’autant plus aigu que les entreprises éoliennes, comme toutes les multinationales opérant dans ce pays, ont une capacité de corruption terrible, via les politicards locaux. Ici, les gens vivent avec très peu d’argent, en tous cas les pêcheurs et paysans. À Pueblo Viejo de San Dionisio, où avait commencé la révolte, Mareña Renovables a réussi à acheter le silence de la moitié des familles en distribuant de petites enveloppes, 10 000 pesos par-ci12, 15 000 par-là... Un gars de la 7º Section, que j’avais un peu filmé au début et qui était très engagé dans la lutte, a ainsi fini par se laisser acheter, via un parti politique de gauche qui a servi d’intermédiaire à Union Fenosa. Les compañeros de l’APPJ ne parlent plus aujourd’hui de lui qu’en crachant à terre. Tout ça s’inscrit sur la durée, face à des gens qui vivent pour la plupart au jour le jour... »

L’Assemblée des Peuples Indigènes de l’Isthme en Défense de la Terre et du Territoire (APIIDTT) est née en 2007. Pourtant, le premier parc éolien fut lancé en 1994. Il n’y a pas eu de réactions plus tôt ?

« Le premier parc ne comprenait que six éoliennes expérimentales, et nul ne pouvait alors imaginer ce qui allait suivre. En fait, le premier grand parc éolien, celui de la CFE à La Venta, a vu le jour en 2004. Les premières mobilisations datent de 2006, et l’APIIDTT s’est formée peu après. Je sais que Bettina Cruz et Rodrigo Peñalosa ont commencé à parcourir la région et à faire de la contre-information dès 2007. Un an plus tard, les gens de la 7º Section ont réussi à empêcher deux projets éoliens vers la lagune – mais seulement pour un temps : l’un des deux projets a été relancé en 2013, il est actuellement en cours de réalisation. »

Dans l’entretien qu’elle t’a accordé, Bettina Cruz Velasquez disait : « Pour qu’un peuple indigène se perpétue, il faut avant tout qu’il conserve sa propre organisation et cohésion. Dans ce cas précis, les entreprises multinationales essayent de rompre notre cohésion pour pouvoir pénétrer. » Elles sont en train d’y parvenir ?

« Cela dépend des endroits. La Venta, par exemple, n’est pas vraiment une communauté indigène : c’est une localité hybride, créée dans les années où l’État encourageait la culture de la canne à sucre ; ses habitants ne manifestent pas de fort sentiment d’appartenance (on n’y parle d’ailleurs qu’espagnol). À l’opposé, San Mateo del Mar, celle des trois communautés ikots qui a le mieux conservé la cosmovision et l’idiome indigènes, s’est toujours opposée au projet éolien de la barre Santa Teresa, d’autant qu’elle y a ses lieux sacrés.

La résistance linguistique est à cet égard un bon indicateur. À Alvaro Obregon, tout le monde parle zapotèque, des enfants aux vieillards. À Unión Hidalgo, l’idiome a beaucoup reculé, ce qui va de pair avec l’occidentalisation d’une partie de la population locale. Mais dans le Barrio palmar, le plus pauvre, on entend l’idiome zapotèque, et c’est là aussi que se manifeste la résistance au projet éolien de Demex, qui prévoit notamment d’envahir la palmeraie et les pâtures d’usage commun. »

JPEG - 1.7 Mo
Photo piquée sur le blog Le Cri du Bulot,ICI.

Cette lutte anti-éolienne se couple-t-elle à des pratiques politiques émancipatrices plus globales ?

« Un exemple : ces jours-ci se déroule un cycle de conférences et d’expositions en défense du maïs local, le maíz zapalote, adapté au climat istmeño et très riche nutritivement ; il s’agit de s’opposer à l’invasion du maïs OGM venu des USA. Avant-hier ça se passait à Unión Hidalgo, hier à Alvaro Obregon et aujourd’hui à Juchitan. Ce cycle est organisé en liaison étroite avec l’APIIDTT et avec le Conseil communautaire d’Alvaro Obregon. Et le propos est clairement articulé avec la question de l’invasion éolienne. Il est clair que c’est là un monde qui se défend. Et cela passe aussi, tôt ou tard, par la question politique, comme l’ont très bien compris les compañeros et compañeras d’Alvaro Obregon.

Autre chose : le rôle très actif des femmes dans cette lutte. Je pense notamment aux femmes de San Dionisio (ce sont elles qui ont chassé à coup de pierres les PRIistes qui tentaient de reprendre la palais municipal en décembre 2012), à celles de la 7º Section de Juchitan ou à celles de Alvaro Obregon. Elles ne sont pas là pour la figuration, mais interviennent dans les assemblées et participent aux affrontements avec la police. »

L’exemple du Chiapas voisin et des vingt années d’insurrection zapatiste se fait-il sentir dans les pratiques politiques ?

« Oui. En 2006, déjà, la Otra Campaña13, initiative des zapatistes, avait fait étape à Unión Hidalgo et à Juchitan. En 2011, un petit groupe de San Mateo est monté visiter les zapatistes dans une Junta de Buen Gobierno (celle de La Realidad, je crois). Et lors des rassemblements, les T-shirts pro-EZLN ne sont pas rares, surtout chez les jeunes. Il y a donc bien une continuité. Ceci dit, la référence la plus directe a été celle du Michoacan, avec l’exemple d’auto-organisation politique et militaire de Chéran, et celle de la CRAC-Policia Communitaria dans le Sud du Guerrero. Ces deux luttes ont beaucoup marqué les gens de Alvaro Obregon et influencé les décisions prises en matière de construction de l’autonomie. »

Dans un papier publié sur le site, tu écrivais : « D’un continent à l’autre, nous avons les mêmes ennemis. » Tu vois des similitudes avec les cas de Notre-Dame-des-Landes ou de La Vallée de Suse ?

« Bien sûr ! D’ailleurs, il y a des échanges d’information entre les Istmeños en lutte et les gens de Notre-Dame-des-Landes. La dernière déclaration de NDDL, traduite en espagnol, circule même un peu par ici. Cela concerne surtout quelques activistes locaux, mais ils en parlent dans les assemblées. Les gens semblent intéressés et parfois surpris de voir qu’en Europe se tiennent des luttes analogues. De mon côté, je leur parle aussi des luttes anti-éoliennes dans l’Aveyron.

Un nouveau cycle de luttes est en train de se développer au niveau mondial. Qu’il s’agisse de s’opposer à un projet minier, immobilier, éolien, nucléaire ou ferroviaire, il est clair que la défense du territoire devient directement lutte contre le capital. Elle n’est pas simple défense de quelque chose qui serait donné, mais signifie d’abord construction ou reconstruction d’un territoire, comme rapport commun à la terre, à l’air, à l’eau. Ce rapport se pense et se projette selon une autre logique que celle du capital. Je suis persuadé que de telles luttes, en France, en Italie, au Mexique ou au Brésil, tracent l’une des lignes principales de la guerre sociale du XXIe siècle. Regardez le combat exemplaire mené, depuis dix ans, par les pêcheurs et paysans du delta du Niger contre les multinationales du pétrole : le silence organisé autour de ce mouvement de résistance armé en dit long sur la menace qu’il constitue... »

JPEG - 40.9 ko
Photo piquée sur le Facebook du Vent de la Révolte, ICI.

Dans l’appel, tu écris : « Les télévisions, qui constituent généralement le débouché des films documentaires, ne sont pas intéressées. Aurais-je choisi de faire un sujet sensationnel plein de sang sur le narcotrafic, leur attitude eût été différente... » Tu as vraiment tenté le coup auprès des chaînes TV, façon réunions de financement et tables ronde ?

« En fait, Tita Productions, qui est une petite boîte sympathique mais pas introduite dans les télés, a pris des contacts, mais rien n’a abouti pour l’heure. Actuellement, on cherche vers le Canada, où certaines télés se montrent assez ouvertes aux thématiques indigènes de là-bas et d’ailleurs. En France, c’est soit l’indifférence soit, dans certains cas, le refus de remettre en cause l’image de la soi-disant « énergie propre ». Si j’avais proposé un film sur les narcotrafiquants, j’aurais sans doute eu plus de facilité à décrocher un budget... Mais ce n’est pas ça qui m’intéresse le plus au Mexique. Et puis, si je voulais filmer des narcotrafiquants, je n’aurais pas besoin de traverser l’Atlantique : j’aurais la matière première chez moi, à Marseille...
Donc, ’’table ronde’’, non : on n’est jamais arrivé à ce stade. De toutes façons, il est hors de question qu’une télé exerce un contrôle sur le tournage et le montage du film. C’est à prendre ou à laisser.

Au demeurant, c’est vraiment agréable de travailler avec des gens qui partagent complètement l’esprit du projet, que ce soit au niveau du tournage, du montage ou de la production. Mais le hic, c’est qu’on est vraiment à sec : je me suis endetté l’an dernier pour pouvoir avancer, et on cherche maintenant de l’argent pour financer le montage et l’étalonnage.
Ce n’est pas comme ça que ça marche, d’ordinaire. Normalement, la production commence à chercher des financements et des contrats de diffusion, et ensuite seulement le tournage commence... Tandis que j’ai signé avec Tita en mars 2013, alors qu’on avait commencé à tourner en équipe en décembre 2012 et que j’avais débuté seul dès mai 2012.
Si on signait un contrat de diffusion avec une chaîne de télévision, cela nous permettrait d’accéder aux financements du Centre national du cinéma, ce qui nous aiderait bien. On parle là d’un film qui fera... 1 h 30 ? 2 h ? 10 h ? À la rigueur, on ferait en plus un ’’52 minutes’’ pour une télé si on avait un contrat de diffusion, mais le documentaire existera de toute façon en version longue. »

Combien d’argent manque-t-il pour boucler le projet ?

« Combien ? Oh, disons juste 2 ou 3 millions d’euros... Non, sérieusement, pour pouvoir bien travailler et ne pas perdre de temps, la somme de 50 000 euros serait le minimum. Pour le moment, on bosse avec presque rien (on vient de toucher 4 000 euros de la région PACA, montant réparti à égalité entre moi, qui récupère ainsi une petite partie des frais engagés, le cadreur et l’ingé-son - ils sont français mais résident au Mexique depuis dix ans, et n’ont pour vivre que leurs ressources sur place). C’est un film qui est d’abord destiné à soutenir la lutte des gens de l’Isthme, et qui revêt donc un caractère d’urgence. Plus on tarde à trouver de l’argent et plus le film prend du retard, c’est aussi simple que ça. »

PNG - 496.2 ko
***

Le texte de l’appel à soutien

¡ Compañeros y compañeras !

Ceci est un appel. Un appel à soutenir le film Le Vent de la Révolte. Un film auquel je travaille depuis le printemps 2012, et qui a besoin d’un soutien financier pour avancer.

Le Vent de la Révolte traite de la résistance des communautés indigènes dans l’Isthme de Tehuantepec, au sud de l’État de Oaxaca, Mexique, contre les mégaprojets de multinationales qui veulent transformer la région entière en parc éolien (le plus grand de tout le continent américain...).

J’ai commencé à filmer avec les moyens du bord, puis j’ai reçu l’aide active et enthousiaste de deux professionnels français vivant au mexique depuis une bonne décennie, et eux-mêmes très engagés avec les communautés indigènes. Une dernière semaine de tournage est prévue pour février. Hélas, nous manquons cruellement de ressources financières, ne fût-ce que pour payer les frais divers, a fortiori pour payer le montage final.

Les télévisions, qui constituent généralement le débouché des films documentaires, ne sont pas intéressées. Aurais-je choisi de faire un sujet sensationnel plein de sang sur le narcotrafic, leur attitude eût été différente... Mais c’est le Mexique indigène et rebelle qui m’a attiré, celui qui est encore en mesure de lutter contre cette globalisation sanglante. Le projet ne peut donc compter que sur votre soutien.

Un appel à souscription a été déposé sur http://fr.ulule.com/vent-revolte/. Les petits ruisseaux faisant les grandes rivières, si chacun d’entre vous apporte une contribution, nous pourrons finaliser ce projet avant tout destiné à soutenir la lutte des paysans et pêcheurs indigènes de l’isthme contre des multinationales, espagnoles mais aussi françaises (EDF !), italiennes, danoises, néerlandaises, japonaises. Il y a une certaine urgence...

Vous pouvez aussi visiter notre page Facebook : https://www.facebook.com/Leventdela...

¡ Compañeros y compañeras, merci de faire circuler autour de vous cet appel ! ¡ merci à vous de votre intérêt et de votre contribution éventuelle ! ¡ La lucha sigue !

Alèssi Dell-Umbria



1 Deux ouvrages parus aux éditions Agone.

2 Aux éditions Rue des cascades.

3 Il a par exemple publié un récapitulatif sur le site d’Article11, « ¡ Qué bronca en san dionisio ! », ainsi qu’un entretien avec Bettina Cruz Velasquez, indigène zapotèque en guerre contre les multinationales de l’éolien : « Ils sont en train de nous briser en morceaux ».

4 Une page Facebook est aussi consacrée à ce projet, ICI.

5 Cet entretien a été réalisé par courriels.

6 De son nom originel zapotèque, Guixhi Ro’.

7 NDLR : Soit les membres du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). L’actuel président mexicain, Enrique Pena Nieto, est membre du PRI.

8 La police d’État

9 NDLR : Censément de gauche, le Parti de la révolution démocratique (PRD) est l’un des trois partis principaux du Mexique.

10 NDLR : Au Mexique, forme d’autogestion mise en pratiques dans diverses municipalités de population indigène pour administrer la vie de la cité.

11 Parti social démocrate.

12 Soit un peu plus de 500 euros.

13 NDLR : L’Autre Campagne est une initiative indépendante et en faveur de la participation populaire, impulsée par l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et le mouvement néo-zapatiste mexicain.


COMMENTAIRES

 


  • jeudi 13 février 2014 à 10h03, par Traven Torsvan

    Juste une petite « remarque ou question » (qui n’enlève rien à la pertinence de cet article et de ce qui y est dit), dans celui-ci le mot « indigène » est utilisé et jamais « indien » pour qualifier les habitant-e-s en lutte dans cette région du Mexique.

    Hors il me semble qu’il s’agit d’une erreur de « traduction » vers le français, puisque l’équivalent de « indigena » serait plutôt « indien » en français (comme on dit les indiens Guayaki ou les indiens Yaki), alors que « indigène » correspond en fait davantage à « indio » en espagnol qui est qualification péjorative et raciste (et pas seulement une marque de bière au Mexique), comme le donne plus à penser « indigène » étant sa connotation elle aussi péjorative et raciste en français si on replace l’usage de ce terme avec l’histoire coloniale française et les différentes théories évolutionnistes en sciences humaines qui voyaient chez ces sociétés les vestiges d’un monde passé appelé à disparaître et qualifié uniquement par ce qui était considéré par les manques et manquement à la civilisation (et donc qui constituait un argument parfois comme refus d’humanité).

    PS : Ce qui n’empêche pas que dans le texte l’usage du terme indigène n’ait ici rien à voir avec ce que je décris plus haut et qu’ici la « justice » est rendue à celles et ceux qui luttent sur l’isthme.

    • jeudi 13 février 2014 à 17h04, par Alèssi

      Oui, je me suis déjà posé cette question lorsque Rue des Cascades avait publié deux de mes textes, « Échos du Mexique indien et rebelle » : personnellement je pensais plutôt utiliser le terme « indigène », mais ils avaient argumenté dans le même sens que toi. Ceci dit, au Mexique les « peuples originaires » comme ils se définissent aussi n’utilisent presque jamais le terme « indien ». Ainsi existe-t-il un Congreso Nacional Indigena (d’ailleurs proche des zapatistes). Dans une scène du film, un zapotèque interpelle violemment deux représentants du gouvernement en disant sur le mode évidemment ironique « Nous autres, les primitifs, les Indiens, n’avons pas la maturité pour décider de notre propre futur... » C’est la seule fois où j’ai entendu le terme « indio ». A part la bière du même nom, et qui d’ailleurs a fâcheusement tendance à me faire mal à la tête le lendemain, contrairement aux autres...



  • vendredi 14 février 2014 à 04h52, par Cecile

    Le terme officiel (ONU), c’est « autochtones » : déclaration d’autodétermination des peuples autochtones, alors qu’en espagnol et en anglais, les termes employés sont pueblos indígenas et indigenous people...Typique des francophones de chipoter :) Et bien typique aussi de la France de s’être opposée à cette déclaration sous le fallacieux prétexte que les Kanaks auraient du coup « plus de droits » que les autres, notamment les Caldoches.
    Bon soyons justes, le Royaume-Uni et l’Australie s’opposaient également à ce texte. Le Canada et les États-Unis avec un peu moins de vigueur (genre on s’en fout, on fera ce qu’on voudra).

    N’y aurait-il pas moyen de soutirer du fric à Xochitl Galvez ?



  • vendredi 14 février 2014 à 04h56, par Cecile

    Précision : le PRI est membre de l’internationale socialiste, ce qui a permis à plusieurs journaux français de titrer que la « gauche » avait remporté l’élection de 2012. On ne rigole pas !



  • samedi 15 février 2014 à 15h00, par B

    pas d’adresse postale avec numéro, rue, ville sur la plateforme de crowdfunfing en vue.
    et alors je dirais que c’est une autre façon d’empêcher d’agir dans la cas ici présent à moins d’admettre la dématérialisation totale ;
    ce qui serait une chose de plus à admettre, admettre, toujours plus admettre.
    peut-être que le chef télé dénommé JBB finira-t-il par le comprendre.



  • mardi 18 février 2014 à 09h49, par B

    vérification :

    Pour la souscription d’Alèssi Dell’ Umbria,
    possibilité d’envoyer nos chèques à

    Tita Productions
    25, rue de Sylvabelle
    13006 Marseille

    tel : 04 91 33 44 63

    nb :
    bonne nouvelle, on serait nombreux dans ce cas là.

  • Répondre à cet article