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mardi 27 mai 2014

Entretiens

posté à 15h24, par Florence Rigollet
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FEU SUR L’OLTRETORRENTE

Août 1922 : les habitants d’un quartier populaire de Parme, l’Oltretorrente, s’unissent pour repousser les troupes fascistes venues mater l’agitation sociale de la ville. Une révolte victorieuse, qui s’inscrit dans la droite ligne de l’histoire d’une ville longtemps insoumise. L’historienne italienne Margherita Becchetti revient ici sur les luttes qui ont précédé et préparé l’embrasement de 1922.

En août 1922, les habitants du quartier de l’Oltretorrente à Parme remportent une victoire historique en repoussant pas moins de 10 000 squadristes armés envoyés par Mussolini. Celui qui deviendra quelques mois plus tard président du Conseil italien était en effet résolu à punir les « subversifs » qui oseraient poursuivre la grève, lancée à l’appel de l’Alliance du Travail contre les violences fascistes. Les autorités laissent alors le champ libre à l’expédition punitive, commandée par Italo Balbo1. Mais les troupes fascistes se retrouvent confrontées à l’armée populaire des Arditi del Popolo2, formée un an plus tôt par Guido Picelli3 et comprenant plusieurs centaines de combattants, unis et déterminés. Ils dressent des barricades et tout le quartier de l’Oltretorrente se bat avec eux. En cinq jours, les fascistes sont défaits et doivent quitter la ville, laissant derrière eux 39 morts et 150 blessés. Une victoire historique. Qui soulève nombre de questions passionnantes.

Comment tout un quartier s’est-il retrouvé uni pour défendre le droit de grève et lutter contre les ennemis des travailleurs et de la liberté ? D’où vient cet esprit révolté, rebelle, combatif ? Cette soif de justice et de dignité ? Autant d’interrogations que l’historienne Margherita Becchetti s’est attachée à analyser dans son livre Fuochi oltre il ponte, Rivolte e conflitti sociali a Parma, 1868-1915, paru en 2013 en Italie aux éditions Derive Approdi. L’ouvrage retrace l’histoire du quartier de l’Oltretorrente de Parme durant toute la période libérale précédant les Barricades - de l’Unité d’Italie jusqu’à son entrée dans la Première Guerre mondiale. Margherita Becchetti y étudie la condition économique, politique, sociale et culturelle du quartier, toujours prompt à l’insurrection et à la révolte. Et en dresse un portrait démystifié. Entretien.

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Barricade à Parme, 1922

*

Peux-tu revenir sur la période historique que tu as choisi d’étudier ?

« Elle est assez brève, dure cinquante ans et se divise en trois phases distinctes. La première commence après l’Unité et nous emmène jusqu’à la fin des années 1870. Elle se distingue par le grand enthousiasme post-risorgimental4 : le pays vient d’être créé, il vibre encore des épopées de Garibaldi5 qui ont impliqué des milliers de volontaires un peu partout en Italie, et le rapport à l’État et aux institutions monarchiques est encore très confiant. Bien sûr, ce n’est pas une République, c’est une monarchie constitutionnelle. Ce n’est pas l’État qu’auraient souhaité Mazzini6 ou Garibaldi, mais enfin l’Italie est unifiée.

Cependant, de premiers signaux négatifs surviennent rapidement : le Royaume d’Italie correspond en réalité à l’État Piémontais étendu au reste du territoire, lequel promulgue des lois spéciales ou impose des taxes, notamment sur les biens de première nécessité... Les classes sociales les plus pauvres en sont les premières victimes. Cet État impose aussi la conscription obligatoire : comme le service militaire dure plusieurs années, cela revient à retirer des campagnes la force de travail des plus jeunes. Petit à petit, l’enthousiasme suscité par l’Unité s’estompe, puis disparaît.

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Parme en 1832

La droite historique7 est alors au pouvoir. Elle est composée de notables conservateurs, modérés, qui considèrent les questions sociales comme un problème d’ordre public et répondent aux revendications par l’armée et la répression. L’Italie, qui est un pays agricole, vit dans une extrême pauvreté. Les conditions de vie sont misérables et de nombreuses manifestations de femmes ou de chômeurs ont lieu dans tout le pays pour protester contre le prix trop élevé du pain ou pour réclamer du travail. Or, la réponse de la gauche historique, qui arrive au pouvoir en 1876, est encore plus répressive que celle de la droite. C’est la deuxième phase de la période, qui va des années 1880 au début du XXe siècle, et qui se caractérise par la violence de l’État : encore plus de forces de l’ordre, davantage de recours à l’armée. Avec pour point d’orgue les années 1890 (qu’Antonio Gramsci a appelé « La décennie sanglante »), pendant lesquelles de violentes émeutes se produisent. Citons celle de Milan, en mai 1898, que le général Bava Beccaris réprime en faisant donner l’artillerie contre la foule, causant des dizaines de morts et des centaines de blessés. Cet événement est resté profondément ancré dans la mémoire collective, mais il n’a pas été le seul. Ainsi, à Parme, et ailleurs en Italie, des affrontements ont lieu, les Bourses du travail sont fermées, les organisations socialistes dissoutes, la répression frappe fort et partout. Le pouvoir ne tient absolument pas compte du malaise social, de la pauvreté, du déséquilibre, de l’insalubrité et des conditions de vie des milieux populaires.

La troisième phase commence au moment de l’arrivée de Giovanni Giolitti au pouvoir, d’abord comme ministre de l’Intérieur en 1901, puis comme président du Conseil en 1903. L’homme met en œuvre une politique de médiation et cherche à intégrer les socialistes au gouvernement pour qu’ils servent d’intermédiaires avec les classes populaires. L’historien Mario Isnenghi a défini cette politique d’oppiacea (opiacée), car elle tente de contenir le conflit social, de ne pas le ranimer. Face aux mouvements populaires, la réponse a évolué : il n’est plus question de répression comme dans les années 1890, et il ne s’agit plus d’envoyer l’armée pour tirer sur le peuple. Les démonstrations populaires se font plus massives, les Bourses du travail organisent désormais des milliers de travailleurs, et les cortèges rassemblent non plus quelques centaines de personnes, comme au siècle passé, mais jusqu’à 20 000 manifestants. C’est à cette époque que se tiennent les premières grèves générales italiennes (la première en 1904). Et lors de celles-ci, le gouvernement donne pour consigne aux préfectures de rester en retrait, de ne pas chercher les affrontements avec la foule, de ne pas attiser le conflit. La médiation giolittienne se poursuit ainsi jusqu’à la Première Guerre mondiale. Mais cette politique trouve aussi ses limites là où les tensions sont très fortes, comme à Parme. Car même si la médiation tente de calmer le jeu, par exemple en invitant les socialistes de Turati8 au gouvernement, elle n’interdit pas non plus de tirer. »

Il n’y a pas de différences entre la droite et la gauche historiques ?

« Toutes deux sont issues des mêmes classes sociales, des mêmes secteurs. Ceux qui dirigent sont toujours les notables - avocats, médecins, notaires, propriétaires terriens, entrepreneurs. Pas de grandes différences, donc. Et s’il en existe, c’est plutôt dans la composition des classes patronales au cours du XIXe siècle. Je m’explique : jusque dans les années 1880 et 1890, les propriétaires terriens sont le plus souvent d’anciens comtes ou marquis qui se préoccupent en réalité assez peu de leurs terres. Ils en possèdent de très grandes surfaces, en général divisées par lots et cultivées par des métayers, qui leur reversent la moitié de la production. Cette génération de propriétaires s’intéresse peu aux rendements - un fermier est chargé de surveiller les métayers et de prendre soin des rendements.

Il en va autrement pour la génération suivante. Comme la crise agricole se fait sentir dans toute l’Europe et que le blé consommé en Italie est importé, la plupart des propriétaires terriens arrêtent d’en produire et se mettent à cultiver de la luzerne, du trèfle, du fourrage pour l’élevage etc. Cette nouvelle génération passe ainsi d’un statut de possédant à un statut d’entrepreneur, avec une réelle volonté de profit sur les rendements des terres. Ces gens, également poussés par les réformes agricoles de l’Etat, achètent des machines, des tracteurs, et commencent à mécaniser les campagnes. Ils utilisent des engrais et mettent en application la rotation des cultures afin que la terre puisse donner davantage. Bref, ils n’ont plus grand-chose à voir avec les propriétaires de la génération précédente, qui faisaient des excursions en calèche pendant que leurs fermiers suivaient les comptes de leurs métayers. En outre, ces entrepreneurs réinvestissent les capitaux qu’ils gagnent grâce à leurs terres, par exemple dans les banques. De nombreuses banques agricoles apparaissent à cette époque.

Au lieu de chercher à distinguer droite et gauche historique, il faut donc plutôt étudier l’évolution de la bourgeoisie italienne, des années 1860-1870 au début du XXe siècle. Parce que cette évolution porte de nombreuses conséquences pour les plus pauvres et pour le conflit social. De façon très évidente, d’abord : recourir aux machines agricoles revient à supprimer de la main-d’œuvre. Et de façon plus indirecte : dans les années 1880, cette nouvelle génération de propriétaires rompt presque tous les contrats des métayers. Ils préfèrent s’en remettre à un fermier qui dirige des journaliers, embauchés en fonction des besoins. Et s’il n’y en a pas besoin, merci et au revoir. Les campagnes s’en trouvent encore plus terriblement appauvries. Et dans la plaine du Pô, la condition des journaliers et du monde agricole devient dramatique. Il en résulte une forte urbanisation. Une grande partie des anciens métayers, devenus journaliers, rejoignent les villes : ils s’installent à Parme, Modène ou Reggio Emilia pour trouver du travail et survivre. » 

Quelle est alors la situation politique et économique de Parme ?

« Parme change de rang. Celle qui était auparavant la capitale du Duché de Parme et Plaisance, habituée au faste et à la richesse de la Cour, des officiels autrichiens ou des Bourbons (selon les dominations du moment), devient une simple ville de province. Et cela a d’immédiats effets économiques. Parce que les activités productives les plus prospères de la ville sont alors liées à la présence de la Cour – par exemple, les manufactures artisanales qui produisaient du cristal ou des tissus pour les uniformes de l’armée. Quand la Cour s’en va, les commandes font de même. Et puis, à Parme, on battait monnaie ; avec l’Unité italienne, l’Hôtel de la Monnaie disparaît également. La ville s’en trouve d’autant plus appauvrie qu’elle perd aussi de sa vitalité culturelle. La Parme bourgeoise se sent dépossédée de son identité fastueuse de capitale. Elle n’est plus qu’une petite ville de (plus ou moins) 45 000 habitants.

C’est à ce moment-là que se produisent les premières transformations « industrielles » de Parme (bien qu’on ne puisse pas considérer la Parme de l’époque – ni celle d’aujourd’hui – comme une ville industrielle). Des manufactures déménagent du centre de la ville vers la zone de la gare, à côté des voies ferroviaires, ce qui permet au commerce de se développer au niveau national. Certaines entreprises, qui existent encore aujourd’hui et qui sont très liées à l’histoire de Parme, y gagnent une nouvelle stature. C’est le cas de Barilla ou de Bormioli – cette dernière fabriquait du cristal pour la Cour, elle produit désormais des verres pour tout le pays. »

Qui habite dans le quartier populaire de l’Oltretorrente ? Qui sont les travailleurs ? Quels sont leurs métiers ?

« Jusqu’au début du XXe siècle, la physionomie du monde du travail à Parme ressemble à celle d’une société préindustrielle faite de petites manufactures ou d’ateliers d’artisans qui fabriquent des bougies, des savons ou de la vannerie. Citons aussi les très nombreux savetiers. Ou encore les journaliers, qui travaillent aux champs pendant l’été et qui, une fois l’hiver venu, se font manœuvres, maçons ou pousseurs de brouettes sur les nombreux chantiers de travaux publics mis en place par les administrations pour absorber le chômage. À Parme, ces dernières font abattre chaque année une petite partie des murs médiévaux qui entourent le centre historique de la ville, pour les remplacer par de grands boulevards. Il s’agit de travaux de terrassement basiques, qui permettent d’employer des journaliers. Année après année, la totalité du tracé de ces murs médiévaux est ainsi progressivement mise à bas, dans le seul but d’absorber le chômage.

À la même période, je l’ai dit, les manufactures s’agrandissent et perdent leur dimension familiale. Elles ont recours à un apprenti, puis à un ouvrier, une ouvrière... D’autres embauchent de façon plus massive, mettant à profit l’électrification et le développement du transport ferroviaire. Ainsi de l’entreprise Bormioli, qui quitte le quartier de l’Oltretorrente en 1903 pour s’installer près de la gare. Le travail n’y est plus artisanal, mais ouvrier. De même pour l’activité de fabrication des corsets, alors très prospère à Parme, qui emploie près d’un millier d’ouvrières au début du XXe siècle.

Les autres habitants de l’Oltretorrente, qui ne sont ni ouvriers, ni petits artisans, ni journaliers, jonglent pour manger. Ils s’inventent des métiers tous les jours : qui fabrique des allumettes ou capture des chats9, qui porte les sacs, le lait, les terres cuites. Le quartier est très vivant et compte beaucoup de marchands ambulants : des vendeurs de tripes, des chiffonniers, des vendeurs de vin, de grenouilles, etc… »

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Parme en 1881

Quelle est l’origine du nom du quartier, Oltretorrente ?

« Il signifie ’’au-delà du torrent’’. À l’origine, Parme, ville fondée par les Romains en 183 avant Jésus Christ, se situait du côté ouest du torrent. Et de l’autre côté, soit Oltretorrente, il n’y avait rien, sinon des champs et des cabanes. Puis, vers les XIIe et XIIIe siècles, des Franciscains et des Capucins y construisent des couvents et d’anciens serfs, des paysans, se greffent autour de ces cloîtres. Peu à peu, une ville émerge Oltretorrente. Curieusement, elle va prendre le nom de Parma Vecchia, soit ’’la Vieille Ville’’, alors qu’elle s’est construite après la ville d’origine, nommée Parma Nuova (’’la Ville Nouvelle’’). Ces deux villes communiquent par des ponts, dont le Ponte di Mezzo, fréquemment traversé par les émeutiers de l’Oltretorrente.

Il existe alors d’énormes différences, à la fois sociales et urbaines, entre Parma Vecchia et Parma Nuova. À l’époque, elles sont d’ailleurs considérées comme deux villes séparées. À Parma Nuova, on trouve de beaux immeubles, des grandes rues pavées, des palais nobiliaires avec de grandes portes d’entrée, des stucs, des fresques – tous les lieux du pouvoir religieux et civil y sont installés. Les gens - des propriétaires terriens, des membres de la moyenne bourgeoisie du commerce ou de l’administration - circulent en carrosse, ils sont bien habillés et fréquentent le théâtre Regio, l’opéra de Parme.

Rien à voir avec l’Oltretorrente, de l’autre côté : Parma Vecchia est – elle - typiquement médiévale avec ses petites rues sombres, étroites et humides qui s’entrecroisent de manière chaotique. La ville est composée de rangées de maisons collées les unes aux autres (ce qui permet d’économiser sur les murs), qu’on appelle les « lots gothiques », probablement parce qu’elles datent du Moyen-Âge. Toutes ces maisons possèdent leur petite cour intérieure : on y plante un arbre fruitier, on y cultive un petit potager, on y élève quelques animaux de basse-cour. La différence entre ville et campagne est alors très faible. Dans les quartiers populaires des villes la présence des animaux, notamment des chevaux, est normale, et il n’y a rien d’étonnant à y trouver des étables ou du fumier. Avec naturellement des conséquences sur le plan de l’hygiène. À l’époque, il n’y a pas encore de raccordement aux égouts : tout est jeté par terre et s’infiltre directement dans les sols, que ce soit les ordures, les eaux usées ou les excréments des animaux. Et ça s’infiltre d’autant plus facilement que de nombreuses rues de l’Oltretorrente ne sont, à la fin du XIXe siècle, pas encore pavées, mais en terre battue. Comme l’approvisionnement en eau du quartier provient des fontaines et des puits, tous pollués par les décharges et les eaux usées, les maladies gastro-intestinales font des ravages. On meurt alors beaucoup d’infections liées à l’eau, au manque d’hygiène et à l’environnement.

Il existe aussi une hiérarchie sociale au sein de l’Oltretorrente. Il faut ici distinguer les deux rues principales, Via d’Azeglio et Via Bixio, qui entourent l’Oltretorrente, et le cœur du quartier, avec ses petites rues intérieures. Dans la Via d’Azeglio, les maisons sont habitées par les commerçants et les artisans. Elles sont organisées sur ce modèle : au rez-de-chaussée, l’atelier ou la boutique ; au-dessus, l’habitation avec une, deux ou trois pièces. Et si on a une pièce de plus, on la loue à un étudiant. Il y a beaucoup d’étudiants dans le quartier qui viennent de Crémone, de Plaisance, de la Lunigiana pour étudier à l’Université de Parme. Les familles qui logent dans ces deux grandes rues ont les moyens d’acheter un habit du dimanche, d’aller manger la morue et la torta fritta10 dans une auberge ou de partir en promenade hors de la ville. Elles font aussi preuve d’une attitude spéciale envers les habitants de Parma Nuova, qu’elles envient et admirent.

Ce n’est pas le cas des classes populaires qui vivent au cœur de l’Oltretorrente. Les familles n’ont pour la plupart qu’une seule pièce à habiter, le travail manque, les enfants commencent à travailler vers 8 ou 9 ans, la mortalité infantile est forte, et les corps sont usés à 50 ans. Le vol est très répandu, c’est un geste de survie. Et beaucoup de ces vols ont lieu dans les boutiques de la Via d’Azeglio. Souvent, les commerçants y voient la main des servantes qu’ils emploient, de très jeunes filles de 13 ou 14 ans qui vivent justement dans le cœur du quartier. Celles-ci sont souvent accusées d’avoir volé un collier, un portefeuille, des culottes - les registres du tribunal comptent une multitude de cas de jugements de jeunes adolescentes pour vol. »

Quel type de relations entretiennent les habitants avec les autorités ? 

« Jusqu’en 1897, la présence des autorités dans le quartier reste assez limitée : il n’y a que deux postes de police dans l’Oltretorrente – le premier compte quatre agents, le second en aligne cinq. Les forces de l’ordre n’ont pas la vie facile, car le quartier voit en eux les représentants d’une autre société. Pour ceux qui habitent l’Oltretorrente, les uniformes incarnent la bourgeoisie, le patron, les exploiteurs. Bref, tous ceux qui vivent dans le luxe de l’autre côté du pont. Ainsi, à chaque ronde policière, les forces de l’ordre se trouvent confrontées à des types qui finissent par les affronter pour n’importe quel motif. J’en fais état dans mon livre, les rapports de police de l’époque comptent un nombre impressionnant de comptes-rendus rapportant des arrestations pour outrage : des insultes, des bras d’honneur, beaucoup d’irrévérence, parfois comique. Imagine quelqu’un qui pisse devant un carabinier en faisant la pernacchia11 ! Voilà notamment ce qu’on trouve dans ces rapports.

En plus des bagarres et des affrontements quotidiens, il faut mentionner les situations récurrentes de tapage nocturne. Surtout les dimanches : les travailleurs boivent la paye de la semaine dans les cafés, puis la fête continue dans la rue après la fermeture. Et le bruit attire les patrouilles des carabiniers. Quand ceux-ci débarquent et demandent de baisser d’un ton, les esprits s’échauffent. L’arrivée des forces de l’ordre annonce ainsi le début des affrontements. À chaque fois que les patrouilles tentent d’arrêter des gens, des bagarres éclatent et l’arrestation devient l’affaire de tous. En somme, l’intervention des forces de l’ordre réabsorbe tous les conflits et toute la violence inhérents au quartier. Dans mes recherches, j’ai été très souvent confrontée à cette dynamique, que je schématiserais ainsi : des types se disputent et se battent parce qu’ils sont trop soûls ; l’aubergiste appelle les carabiniers ou les gardes ; et quand ces derniers débarquent, ces mêmes types font front contre la police, bien souvent contrainte de fuir pour se réfugier dans les casernes !

La vie dans ces quartiers populaires est très difficile, misérable même, et la violence en fait largement partie. Cette société équilibre tous ses rapports sur la force physique – rien à voir avec ce que l’on connaît aujourd’hui. La force permet de survivre, et donc de travailler. Les mères de famille donnent ainsi du vin à boire aux enfants pour qu’ils soient forts, parce que c’est censé faire circuler le sang. »

L’architecture médiévale du quartier est aussi une alliée face à la police…

« En effet. Toutes les maisons sont collées les unes aux autres et possèdent leurs petites cours intérieures. Ces cours donnent sur d’autres cours, qui elles-mêmes communiquent avec d’autres maisons donnant sur des rues parallèles. Et les maisons sont reliées les unes aux autres par des caves, des porches ou des lucarnes. Bref, une véritable ville dans la ville. Les étrangers n’en voient que les façades, alors que les habitants en connaissent tous les passages, tous les accès communicants. Et quand des révoltes éclatent, les maisons offrent des portes de sortie par lesquelles s’échapper, se faufiler et disparaître. Les gardes ou les soldats qui poursuivent les fuyards se font semer parce qu’ils ne connaissent pas toutes ces voies de communication.

Pour illustration de ce rôle ’’complice’’ joué par l’architecture, citons la révolte de 1896 contre la guerre en Afrique12. Pour la première fois, le quartier se révolte « à domicile ». Les habitants s’y retranchent et s’y barricadent contre l’ennemi extérieur. Cela se produira à nouveau ensuite, en 1898, 1914 et bien sûr 1922.

En 1896, ce premier épisode de barricades dans l’Oltretorrente débute quand les habitants décident de passer le fameux Ponte di Mezzo pour aller protester à Parma Nuova, sous les fenêtres du pouvoir. Mais les soldats bloquent le pont et les manifestants ne peuvent avancer. La tension monte. Ça commence à crier, des pierres sont lancées. Les soldats ordonnent aux contestataires de se disperser, mais personne ne bouge. Quand finalement la cavalerie charge, les manifestants s’enfuient vers la Via Bixio. Les soldats les poursuivent jusqu’au premier virage, où eux et leurs chevaux subissent une pluie de projectiles divers : les habitants sont montés sur les toits, d’où ils « arrosent » les militaires. Ceux-ci font alors marche arrière, avant de décider d’avancer en rasant les murs et en tirant en l’air. Leur progression est lente, la bataille dure des heures. Les soldats se trouvent même définitivement bloqués à l’entrée de Borgo Carra. La rue devient tellement mythique que tout le monde la surnomme le « Fort de Makallé » en référence à la guerre coloniale, lors de laquelle l’endroit a résisté de manière épique aux soldats du Négus.

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Pour une ville de moins de 50 000 habitants, l’événement prend bien sûr une grande importance. D’un côté, les bourgeois de Parma Nuova s’inquiètent de voir le quartier de la « racaille », des « zoulous » - c’est ainsi qu’ils les appellent, de même que La Gazette de Parme – l’emporter sur les soldats. De l’autre, les habitants de l’Oltretorrente commencent à se percevoir autrement. Ils se disent : nous sommes pauvres, certes, mais nous tenons tête aux soldats du roi. Il ne s’agit pas encore d’une conscience de classe, disons que c’est un début. Et celui-ci va de pair avec la diffusion d’idées nouvelles parlant d’avenir, de socialisme, de révolution sociale. La tendance à la rébellion, qui est une seconde nature dans les milieux populaires, commence à se teinter de rouge. Le peuple, qui passe le pont pour aller réclamer du pain et du travail au maire et au préfet, ajoute alors d’autres slogans à son répertoire. A côté du classique ’’À bas la flicaille’’, on entend aussi ’’À bas la bourgeoisie !’’ ou ’’Vive la révolution sociale !’’ et même ’’Vive 89, Vive la République !’’ »

Dans ton ouvrage, tu évoques justement un rapport préfectoral s’inquiétant de l’influence des agitateurs politiques. Qui sont-ils ?

« Peu ou prou, toutes les cultures politiques ont essayé de surfer sur l’agitation populaire. Après l’Unité, ce sont les républicains – les mazziniens – qui sont les premiers à s’y frotter, même s’ils n’appartiennent pas au même milieu social que les habitants du quartier car issus de la petite bourgeoisie. Ils entrent en contact avec eux, et les utilisent pour faire pression sur l’administration municipale et pour contrer la bourgeoisie réactionnaire et modérée. Rien de très original : les mazziniens fomentent régulièrement des révoltes, mais elles vont toujours plus loin que ce qu’ils avaient en tête. Ils ne parviennent jamais à en garder le contrôle absolu. Le cas le plus flagrant est celui de la protestation contre le monument érigé en hommage à Girolamo Cantelli13, qui tourne à l’émeute populaire pendant trois jours.

Les premières organisations socialistes connaissent les mêmes difficultés, parce que le conflit social dans le quartier est très différent de celui qui se développe dans les zones rurales. Dans les années 1880, le socialisme s’enracine en effet très fortement dans les campagnes. À tel point qu’en 1884, le deuxième député italien socialiste à être élu, Luigi Musini, vient de la province de Parme14. Les socialistes (avec les Sociétés de secours mutuels, les Ligues) réussissent donc à créer un tissu de solidarité entre les travailleurs agricoles. Et à transmettre petit à petit une pratique politique différente, avec des perspectives à long terme. En dialogue, cela donnerait ceci :
’’La révolution viendra !’’
’’Quand ?’’ 
’’Elle viendra, tôt ou tard. Il faut être disciplinés, attentifs et ça arrivera.’’

Mais en ville, il en va tout autrement. Le quartier de l’Oltretorrente n’affiche pas une composition sociale homogène : il y a les travailleurs à la journée, les porteurs, les savetiers, les travailleurs précaires, etc. Et les socialistes n’ont pas beaucoup de succès, parce qu’ils ne parviennent pas à gagner la confiance de ces travailleurs urbains qui ne partagent pas forcément les mêmes préoccupations et qui peuvent se montrer assez inconstants. Difficile de les rassembler, de les amener vers une culture politique chantant le sacrifice, le long terme, l’attente et la discipline. Quand ils ont le ventre vide, les travailleurs de l’Oltretorrente passent le pont et vont crier devant la mairie : « Donnez-nous du pain ou du travail sinon on casse tout ! ». C’est comme ça que les classes populaires urbaines se confrontent alors aux autorités. C’est le cas à Parme comme pour le reste de l’Italie, de la France ou d’ailleurs : dans l’Europe moderne, le conflit social traditionnel est celui du ventre vide. Si les gouvernants ne garantissent pas la survie des gouvernés, les tumultes éclatent.

Par contre, les anarchistes connaissent un certain succès dans l’Oltretorrente  : la culture libertaire convient davantage à l’état d’esprit du quartier. Mais le mouvement se trouve complètement décapité dans les années 1890 par le gouvernement Crispi qui édicte en 1894 des lois anti-anarchistes restées tristement célèbres. De nombreux anarchistes sont alors arrêtés, relégués ou assignés à résidence. »

Il n’en va pas de même des syndicalistes révolutionnaires, qui – eux – réussissent à entrer en contact avec l’agitation populaire...

« Ce syndicalisme se fonde sur un principe essentiel : la révolution ne doit pas être faite par des dirigeants de parti, mais par les travailleurs eux-mêmes. Il leur appartient de la faire advenir par la grève générale, c’est-à-dire en bloquant la production. Le syndicalisme révolutionnaire s’implante à Parme au début du XXe siècle, en 1907, quand Alceste de Ambris est appelé à prendre la direction de la Bourse du travail de la ville. Il faut ici dire un mot du personnage. De Ambris vient de la Lunigiana, une région très pauvre située entre la Ligurie et la Toscane. Lui est issu d’une famille aisée, passionnée de politique - son père est un mazzinien convaincu, maire d’une petite ville. De Ambris a fait ses études de droit à Parme, il connaît donc très bien la ville. Dès son arrivée à la tête de la Bourse du travail, il se distingue de ses prédécesseurs. Il organise en effet immédiatement une grève de paysans de la région, laquelle obtient en cinq jours des résultats assez inespérés. Les grévistes parviennent à faire remplacer le forfait à la journée par un tarif horaire, et ils obtiennent également une augmentation des salaires. Des conquêtes très concrètes, en partie décrochées parce que l’Association agraire15 s’est laissée surprendre : elle ne s’attendait pas à un conflit aussi dur et à une grève aussi décidée.

De Ambris ne s’en tient pas à ce premier succès : de mai à décembre 1907, il organise de nouvelles grèves. Cette fois, elles concernent toutes les catégories de travailleurs citadins : les cordonniers/savetiers, les corsetières, les briquetiers, les boulangers, les cimentiers, les blanchisseuses… »

Tu expliques d’ailleurs dans le livre que De Ambris ne s’adresse pas seulement aux travailleurs, mais aussi aux marginaux et aux exclus…

« Sous son mandat, la Bourse du travail devient en effet la maison des exclus, un lieu qui leur permet de connaître une nouvelle dignité. Elle est beaucoup plus qu’un syndicat : elle devient LA maison de l’Oltretorrente, un vrai foyer partagé. En plus de se préoccuper de questions de salaires, d’augmentations, de contrats de travail, le lieu propose un autre modèle de société. C’est-à-dire qu’il n’est pas seulement actif sur les sujets économiques ou syndicaux, mais qu’il s’occupe aussi de politique, lançant notamment des mobilisations anticléricales ou des actions de solidarité avec des ouvriers en grève dans d’autres villes italiennes. »

Tu évoques les « mobilisations anticléricales ». A ce propos, quelle place occupe l’Église dans le quartier de l’Oltretorrente  ?

« Il faut d’abord souligner que l’anticléricalisme est à l’époque très répandu en Italie, et pas seulement parmi les classes populaires. Parce qu’il fait profondément partie du Risorgimento italien : l’Unité se réalise au détriment de l’Église et s’achève le 20 septembre 1870, lorsque les bersaglieri16 creusent une brèche dans Porta Pia, entrent dans Rome et soumettent le pouvoir temporel du Pape. Pour l’Église, l’État italien est ainsi le fruit d’une usurpation. Tandis que pour les partisans de l’Unité, le pape est un ennemi armé, qui a mobilisé une armée et reçu le soutien de Napoléon III. C’est pourquoi l’anticléricalisme est également très présent dans les milieux bourgeois. C’est seulement en 1929 que l’Église et l’État feront la paix, avec les accords du Latran, signés par le Pape et Mussolini.

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Bref, l’anticléricalisme est une composante normale du tout jeune état Italien. Et puis, la période y est propice : le refus de la religion est favorisé par la montée en puissance du matérialisme et du socialisme. Des publications anticléricales voient même le jour, dont L’Asino - L’Âne - un journal satirique créé par deux socialistes à la fin du XIXe siècle ; ces publications ont beaucoup de succès. Les autorités ecclésiastiques sont largement critiquées, de nombreux meetings sont organisés contre les abus des éducateurs religieux, et beaucoup d’affaires de pédophilie éclatent à ce moment-là. »

Les gens arrêtent d’aller à la messe ? Ne se font plus baptiser ?

« Ce n’est pas aussi simple. Si tu te plonges dans les rapports rédigés par les prêtres à leur évêque, tu découvriras qu’ils se plaignent tous de la « mauvaise condition morale » des habitants de l’Oltretorrente : ceux-ci vivent ensemble sans être mariés, ont des enfants hors mariage et fréquentent peu l’église (seul un quart - parfois moins - de la population s’y rend régulièrement, en majorité des femmes). Du point de vue des prêtres, l’Oltretorrente est donc peu religieux.

Pourtant ce quartier compte un grand nombre d’institutions religieuses, essentiellement des congrégations à vocation de charité : les Franciscains, les Capucins, les Carmes Déchaux, etc. Il abrite aussi beaucoup de couvents. Les sœurs recueillent les jeunes filles de 13-14 ans dans les rues, elles leur enseignent la cuisine, la broderie, et leur permettent souvent d’éviter la prostitution. Les religieuses font aussi la charité dans le quartier, aidant les plus pauvres à survivre, à s’acheter du pain ou quelque chose à manger.

Le rapport entre le quartier et l’Église est donc très contradictoire. D’un côté, la nécessité lie le peuple à la charité chrétienne. Et de l’autre, le blasphème et l’anticléricalisme s’opposent à la religion. Juste un exemple : dans les années 1870, en réponse à l’incivilité du quartier, l’évêque fait appel aux pères des Stigmates de Vérone pour éduquer le peuple de l’Oltretorrente ; quelques jours après l’arrivée des religieux, un panneau est apposé en douce sur la porte de leur maison : ’’Maison à brûler, rats à l’intérieur’’ ! Cet épisode est révélateur. Car si l’antipathie et l’hostilité envers l’Église sont très présentes dans l’Oltretorrente, elles composent aussi avec la charité religieuse qui aide à supporter la misère et la nécessité.

Il ne faut pas oublier que le christianisme est ancré depuis des siècles dans les milieux populaires. Et qu’il ne s’agit pas d’un christianisme qui s’exprime dans la fréquentation des églises ou des structures religieuses, mais d’un esprit religieux qui accompagne les populations et les marque. En 1855 par exemple, en pleine épidémie de choléra, le bas-relief d’une Madone est découvert Borgo Carra, l’une des petites rues les plus pauvres et les plus bagarreuses de l’Oltretorrente. Tout à coup, le bruit circule que cette Madone fait des miracles et qu’elle a guéri au moins quatre personnes du choléra. Elle devient alors l’objet d’une dévotion populaire incroyable, avec des cierges allumés à tous moments. Au point que l’année suivante, en 1856, l’évêque déclare le 31 juillet (date de sa découverte) jour de fête du quartier. La légende raconte que même la duchesse de l’époque, Louise-Marie, vient s’agenouiller devant cette Vierge. »

Tu disais que ce sont les femmes qui fréquentent en majorité les églises. Qu’en est-il de leur implication dans les émeutes, les révoltes et les protestations du quartier ? Comment s’organisent-elles ?

« Depuis toujours, les femmes sont au premier rang lorsqu’il s’agit de protester sous les fenêtres des autorités pour du pain ou contre la vie chère. C’est le cas partout en Europe – nombre d’études historiques en font état. Pour ma part, j’ai essayé de comprendre comment cette tradition a évolué à Parme, du milieu du XIXe siècle au début du XXe.

Ces manifestations ont lieu pratiquement tous les ans, dès que le prix du pain augmente ou que la crise se fait plus pressante. Mais elles ne sont évidemment pas le fait des seules femmes. Et les femmes ne sont pas non plus absentes d’autres types de manifestations ou de révoltes. Le problème, c’est qu’on n’en retrouve pas trace dans les registres de police. Pour une raison simple : à l’époque, on ne pense pas que les femmes sont capables de commettre des actes répréhensibles. Les policiers s’intéressent aux hommes, les surveillent et les suivent ; mais ils se fichent des femmes. Celles-ci sont considérées comme des individus subalternes, inférieurs, secondaires. Et quand il s’agit d’arrêter des gens lors d’affrontements ou de manifestations, les forces de l’ordre vont naturellement vers les hommes, considérés comme plus dangereux. Voilà pourquoi les registres dont on dispose aujourd’hui n’ont enregistré qu’une importante présence masculine.

Mais les registres ne disent pas tout, et de loin. Quand des révoltes adviennent dans le quartier, les femmes en sont forcément partie prenante puisqu’elles y habitent. Et qu’elles y participent, ne serait-ce que pour claquer la porte derrière un fuyard cherchant un refuge ou pour lancer des tuiles sur les soldats à cheval. Quand une révolte implique tout un quartier, les hommes ne sont pas seuls à la manœuvre. C’est une évidence.

Les formes de protestation évoluent aussi avec l’essor de l’industrialisation. Ainsi à Parme, quand les femmes décident à la fin du XIXe siècle d’aller protester devant la mairie ou la préfecture, elles passent d’abord chercher les ouvrières des fabriques de corsets, lesquelles rejoignent le cortège. Signe que la socialisation du travail commence à conditionner les comportements collectifs. Et que les femmes acquièrent une nouvelle conscience politique : elles ne sont plus seulement conditionnées par leur environnement direct (le foyer, la famille, les voisines), mais aussi par leurs compagnes de travail. »

Elles sont aussi très présentes dans les luttes des campagnes. Et notamment pendant la grande mobilisation agraire de 1908, quand 25 000 personnes se mettent en grève….

« Il s’agit d’une grande grève agraire lancée par De Ambris. Elle s’inscrit dans la suite de la victoire de 1907, quand les syndicalistes révolutionnaires ont fait reculer l’Association agraire. Avec une mobilisation massive : 25 000 grévistes, hommes et femmes, c’est énorme ! Et ça l’est d’autant plus que pour un travailleur journalier, cesser de travailler pendant deux mois revient véritablement à mettre sa survie en jeu.

Il s’agit de l’une des premières grèves importantes des travailleurs italiens. Pas seulement à cause du nombre de grévistes et de la durée de la mobilisation, mais aussi parce qu’elle suscite une très large solidarité : les grévistes de la région de Parme reçoivent des soutiens financiers de France, de Hollande, d’Angleterre, de Belgique, d’Argentine ou des États-Unis. Du monde entier ! Les enfants des grévistes prennent des trains pour Milan, Gênes ou Turin, où ils sont accueillis par des familles ouvrières qui s’en occupent le temps de la lutte. C’est essentiel parce que ça change la perception que l’on a de soi et de la lutte : chacun prend conscience de ce que signifie construire une nouvelle société solidaire. Les femmes sont partie prenante de la lutte. Par exemple, elles risquent leur vie en se jetant devant les chevaux des soldats pour les empêcher de passer. Ces moments très forts font la Une des journaux, et relèveront ensuite de la mythologie populaire.

Cette lutte a permis l’avènement d’une nouvelle conscience collective. Malheureusement, elle se conclut sur une terrible défaite. Les grévistes n’obtiennent rien, et la Bourse du travail est évacuée et détruite par la force publique. Les soldats arrêtent plus de cent personnes, qui attendent leur procès en prison pendant un an. Beaucoup de travailleurs ayant participé à cette grève sont obligés de partir ou d’immigrer, parce que les patrons des domaines agricoles de la région de Parme refusent désormais de les embaucher. C’est une véritable tragédie : après la grève, la situation de ceux qui ont lutté est encore pire. »

D’autant que les propriétaires terriens réagissent très durement à la mobilisation. Ils font notamment venir des trains entiers de briseurs de grève, de « jaunes ». Et ces trains sont escortés par l’armée…

« Oui, l’armée intervient, avec la cavalerie et l’infanterie, et les soldats sont armés de sabres et de fusils. Mais cette violente répression n’est pas le fait des seuls militaires. Inquiète de la combativité et de la détermination affichées par les syndicalistes révolutionnaires en 1907, l’Association agraire s’est en effet réorganisée. Et en 1908, dirigée d’une main de fer par Lino Carrara, elle est l’une des associations patronales les plus dures de la plaine du Pô et du nord de l’Italie. Ce qui signifie qu’elle est résolument déterminée à ne pas négocier avec les organisations des travailleurs. Elle met ainsi en place un dispositif très particulier pour empêcher les propriétaires terriens de discuter avec les grévistes : elle se fait remettre par ces propriétaires des lettres de change signées en blanc. En cas de non-respect des consignes, l’Association agraire crédite ces lettres du montant qu’elle souhaite. Et ça peut aller jusqu’à la dépossession totale du patrimoine !

C’est à cette même époque que les fils de la bourgeoisie agraire créent des bandes armées motorisées qui font le tour des campagnes. En 1908, les automobiles restent extrêmement rares : en posséder une et pouvoir se déplacer d’un bout à l’autre de la province constitue un véritable privilège. Et donc, ces bandes se baladent en voiture et provoquent régulièrement les grévistes. Elles se font appeler les Travailleurs Volontaires, mais sont composées des fils de la bourgeoisie agraire et elles n’hésitent pas à recourir à la violence. Ces bandes escortent aussi les convois de briseurs de grève que les propriétaires terriens organisent au départ des régions de Bergame et de Crémone, des zones encore plus pauvres que l’Émilie-Romagne. En face, les grévistes occupent les voies ferroviaires et les gares pour bloquer les trains. Les briseurs de grève retournent parfois spontanément chez eux une fois connues les raisons de la grève, mais le plus souvent ils affrontent durement les grévistes. Les autorités laissent faire et tolèrent l’action de cette force armée privée que constituent les bandes motorisées. Lesquelles vont jusqu’à blesser De Ambris en lui tirant dessus pendant un meeting.

C’est un moment essentiel pour qui veut comprendre d’où vient le fascisme. Le squadrisme et les chemises noires puisent en effet leurs racines dans ces organisations paramilitaires armées qui se déplacent et tirent sur les grévistes. Elles agissent sur le plan politique en utilisant la violence, comme le feront ensuite les fascistes. »

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Capannoni, Via Navetta

Aujourd’hui, que reste-t-il de ce quartier ?

« Sous le fascisme, le quartier est éventré : Borgo Carra, Borgo dei Minnelli, Borgo Salici, ainsi que de nombreuses autres rues sont détruites. A la place, on construit de grandes artères, comme l’actuelle Via della Costituente. Des milliers d’habitants sont alors obligés de quitter le quartier – on en compte 2 500 pour la seule Borgo Carra. Les gens, et spécialement les plus pauvres, sont littéralement mis dehors, contraints de déménager dans des quartiers qui, s’ils font aujourd’hui partie de la ville, se trouvent à l’époque en pleine campagne. Ils sont hébergés dans des bâtiments provisoires que la population appelait ’’i capannoni’’, - les hangars -, et qui ne seront détruits que dans les années 1960.

Les fascistes construisent aussi des écoles dans le quartier, ainsi que deux lycées et de nouveaux logements pour les classes moyennes, qui sont ses plus forts soutiens. Pour le régime, il s’agit tout autant de promouvoir une pacification sociale que de contrôler le quartier. Faire venir dans ce quartier hostile au fascisme des personnes qui lui sont favorables, cela revient à y implanter des gens qui auront des fonctions de contrôle social et de police. Ce sont les citoyens eux-mêmes qui sont chargés de surveiller et de dénoncer les gens hostiles au Duce ou qui ont des comportements d’opposants.

Après la Seconde Guerre mondiale, le quartier change encore plus. C’est la période de la modernisation en Italie, du boom économique. A Parme comme partout ailleurs, l’industrialisation et l’urbanisation se développent et provoquent une très forte immigration intérieure, qui part des campagnes et des montagnes vers les villes, et du sud vers le nord. Le quartier accueille ainsi un grand nombre de ces immigrés. Mais il y a aussi des départs. Ceux qui habitaient le quartier veulent aller vivre ailleurs, dans de plus belles maisons, plus confortables. En cette période de prospérité économique, de nouveaux quartiers voient le jour autour de la ville - par exemple, les quartiers Montanara ou Prati Bocchi. Pour ceux qui ont vécu dans les maisons de l’Oltretorrente, les demeures bâties dans ces nouveaux quartiers semblent luxueuses : elles possèdent des sanitaires, des stores, des pièces desservies par un couloir, etc. Beaucoup de gens quittent volontiers l’Oltretorrente pour aller y habiter. La structure sociale du quartier change encore à ce moment-là. Une transformation massive, sur le plan social, mais aussi des mœurs et des mentalités.

Selon moi, il ne reste aujourd’hui pas grand-chose de l’Oltretorrente. L’esprit solidaire n’a plus réellement cours, même si des gens le défendent encore. L’idée de la ville rebelle perdure, mais le quartier a vraiment changé. La seule chose qui perdure vraiment est la présence des immigrés. C’est dans ce quartier que tu trouves des boucheries musulmanes et des épiceries africaines ou indiennes. Et pour ceux qui arrivent à Parme, c’est dans l’Oltretorrente qu’il reste le plus facile de s’établir, de trouver un logement ou d’ouvrir une activité commerciale. Même si les vieux qui ont grandi dans le quartier sont ceux qui se montrent les plus racistes envers les nouveaux arrivants, l’immigration actuelle est sans doute le seul lien avec son passé que préserve l’Oltretorrente. »

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Pour les cinéphiles : Novecento de Bertolucci illustre parfaitement l’histoire (petite et grande) de l’Emilie-Romagne à cette époque (rappelons que le cinéaste est de Parme).

Pour les italophones : site du Centre d’Études des Mouvements où travaille Margherita Becchetti (et qu’elle a aussi fondé avec d’autres).



1 Ras de Ferrare (du nom des chefs de guerre éthiopiens, héritage des guerres coloniales) à la tête d’une armée de squadristes. Il sera l’un des organisateurs de la marche sur Rome en octobre 1922, puis deviendra ministre de l’Aéronautique et gouverneur de la Lybie durant le régime fasciste.

2 Groupes armés populaires créés en réaction aux bandes armées fascistes.

3 Héros révolutionnaire natif de l’Oltretorrente, mort au combat pendant la guerre d’Espagne en 1937. Voir cet article pour en savoir plus.

4 De Risorgimento : résurrection, renaissance en italien. Le terme est utilisé par antonomase pour définir la période historique de l’unification de l’Italie.

5 Dont l’expédition des Mille, qui obtient un plébiscite au Royaume des Deux Siciles en faveur de l’Unité.

6 Républicain révolutionnaire, acteur de l’unification italienne. Fondateur du mouvement Giovine Italia puis Giovine Europa, il prône et organise de nombreuses insurrections qui le contraindront à l’exil, notamment à Londres.

7 Historique car ayant « fait » le Risorgimento.

8 Chef de file du courant réformiste du PSI.

9 Capturés dans des pièges, on les mangeait chez soi ou dans les auberges. On conservait leur graisse, utilisée comme du saindoux. Le chat était un mets très apprécié jusque dans les années 1960.

10 Beignet salé accompagnant aussi bien la morue que la charcuterie ou le fromage.

11 La pernacchia, mot inexistant en français : quand on pète avec la bouche.

12 La guerre coloniale du gouvernement Crispi en Ethiopie.

13 Homme politique haï de toute la gauche radicale et des classes populaires pour la répression et l’autoritarisme dont il fit preuve en 1874 en tant que ministre de l’Intérieur, arrêtant 28 républicains à Rimini, parmi lesquels des dirigeants.

14 Le premier est Andrea Costa, qui vient d’Imola, dans la province de Bologne.

15 Association patronale qui défend les intérêts des propriétaires terriens.

16 Soldats de l’armée royale.


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