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samedi 13 juin 2009

Entretiens

posté à 12h34, par Cha & Lémi
3 commentaires

Le peuple qui manque : « Le cinéma que nous défendons vise à décoloniser l’imaginaire »
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A une époque où l’on veut nous faire prendre des vessies capitalistes (« Home ») pour des lanternes engagées, il est urgent de réintroduire le politique, le vrai, dans le 7e Art. Le peuple qui manque, structure de diffusion et de distribution d’un cinéma des marges, de la lutte, se frotte à l’exercice depuis cinq ans. Rencontre avec deux trublions de la barricade vidéo, Aliocha Imhoff & Kantuta Quiros.

C’est l’histoire de deux personnes, cinéphiles boulimiques, qui se retrouvent sur cette même entente : faire fi des questions de genres et de formats pour diffuser des films, des vidéoperformances, des vidéos qui transmettent une énergie révoltée. Deux personnes qui partagent une volonté de brouiller un ordre figé pour faire la part belle à un cinéma revendicatif et engagé, avec un impératif omniprésent : « décoloniser l’imaginaire ».

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Quand Kantuta Quiros et Aliocha Imhoff ont fondé le peuple qui manque (site Internet Ici), en 2005, l’objectif était donc affiché : montrer des films qui bousculent les schémas de base, refuser l’approche pantouflarde pour creuser à la base du cinéma, là où s’échafaudent les vraies luttes. Ils ont donc écumé les festivals et mené un travail de recherche impressionnant pour exhumer des œuvres qui étaient trop peu vues, oubliées ou négligées. Leurs auteurs ? Des artistes bien sûr, mais aussi des militants, des chorégraphes, des plasticiens... Pas de barrières ni de frontières, l’idée étant de décloisonner, de repousser les préjugés pour mettre en avant les minorités, quelles qu’elles soient.
A la croisée de l’art et de la politique, le cinéma présenté par le peuple qui manque est donc celui des contre-cultures ; des minorités queer aux féministes sud-américaines, en passant par les actions d’Act Up, celles des Black Panthers et de Public Ennemy, les images sont explosives, bondissantes. Et intelligentes. Présentées au cours de séances disséminées dans différents lieux (Du cinéma Méliès de Montreuil au centre Pompidou) et toujours suivies d’un débat avec les deux programmateurs, ces projections nous apprennent beaucoup, posent des questions réelles, surtout, peut-être, en France, où à l’inverse de la production militante anglo-saxonne, le cinéma engagé a longtemps couvert la question des classes mais semble avoir oublié celle des minorités.


Après 4 ans d’existence, vous pensez avoir développé une véritable continuité dans votre approche ?

Kantuta Quiros : On a commencé par travailler à partir du cinéma queer, c’est à dire un cinéma produit par les minorités queer. Je pense qu’on peut dire qu’on s’est déplacé, au sens où l’on a élargi nos programmations à un art politique dans une optique plus globale, tout en gardant le même esprit. Il s’agit surement plus d’une extension voir d’un approfondissement de ce qui nous paraissait le plus riche dans les dynamiques présentes dans le cinéma queer que d’un réel changement de cap.

Quel est le fil directeur du peuple qui manque ?

Aliocha Imhoff : Le point de départ c’est l’expression de Deleuze : « le peuple qui manque ». C’est un passage dans l’Image-temps où il parle beaucoup du cinéma politique ; il parle de Jean Rouch, des Straub1 etc. Il parle du cinéma qui se réalise depuis les questions coloniales. Et il dit que quand un colonisateur arrive quelque part, il déclare : ici, il n’y a pas de peuple. Donc, le peuple manque. Selon Deleuze, c’est le rôle du cinéaste, de l’auteur, d’inventer ce peuple qui manque avec les peuples colonisés. L’auteur est là en tant qu’intercesseur. Il se produit un double devenir entre l’auteur et le sujet.

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Deleuze élargit très vite le sujet à la question des minorités. Nous, on a commencé à travailler davantage sur la question suivante : qu’est-ce que c’est que de produire un cinéma depuis une minorité, et non pas avec ou pour (comme dans le grand cinéma politique des années 1970 Godard, Marker, Muel par exemple, où on allait dans les usines, on donnait les techniques pour qu’elles soient réappropriées, on venait pour faire un cinéma avec, un cinéma pour) ? Le cinéma féministe par exemple, c’est tout autre chose : elles ont commencé à produire un cinéma depuis une lutte et une expérience spécifique. Ce qui a donné lieu à un cinéma militant très fort, qui participait, construisait la lutte elle-même, et ne faisait pas que l’accompagner.
Mais il y a ensuite l’idée très forte qui est de produire un contre-cinéma. Pas seulement au sein d’une lutte mais du point de vue du cinéma lui-même. Si on n’est pas content de l’art tel qu’il est (selon les féministes, un art qui va plutôt être produit par les garçons ; selon les queers, un art qui va plutôt être produit par les hétéros ; pour les Blacks qui va plutôt être produit par les Blancs, etc.), on va produire un contre-cinéma. Et, en fait, c’est en se positionnant autre part, de manière individuelle ou collective, qu’on produit un autre cinéma, et pas seulement en terme de « sujets traités », mais à un niveau formel, de cinéma.

Lorsque le cinéma de facture classique s’attaque aux questions des minorités, il les dénature forcément ?

K : Pas forcément, mais nous nous sommes attachés à cet autre cinéma, qui invente son propre discours, son propre imaginaire, en produisant depuis un autre point, depuis une autre expérience que celle d’où provient le cinéma majoritaire.

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Danielle Jaeggi, « Sorcières camarades »

Vous montrez des films qui n’étaient pas du tout distribués avant ?

K : Pour une part, si. Il y a quand même pas mal de films qui étaient distribués chez des distributeurs de cinéma expérimental, par exemple. Cependant, le cinéma que l’on montre est bien souvent un cinéma marginal au sein même de la marginalité. Déjà parce que beaucoup de films proviennent de la contre-culture nord-américaine, ou d’Amérique du Sud, où se développent d’autres pratiques de l’art. Il y avait ainsi tout un corpus qui n’était pas distribué ici.
On pourrait aussi évoquer les vidéoperformances, registre que l’on a beaucoup montré car il agence une écriture de soi et du corps, dans l’espace public, souvent très puissante. La vidéoperformance est souvent considérée soit comme appartenant au seul champ des arts plastiques, soit à de la captation pure et simple. Dans ce cas, il s’agit alors d’un problème de cloisonnement en termes de genres cinématographiques ou vidéographiques, entre formes militantes et expérimentations formelles, entre cinéma et art contemporain.
Dès qu’on est à la frontière du cinéma documentaire et du cinéma de fiction ou de la vidéo d’artistes et du cinéma expérimental, il y a vraiment un creux. Et surtout, certains films sont renvoyés à leur dimension supposée spécifique (gay, queer, etc.). Il y a ainsi des films qu’on porte très haut, comme le film de Marlon Riggs, « Tongues Untied ». C’est un film qui a reçu énormément de prix dans des festivals documentaires partout dans le monde, très régulièrement montré aux Etats-Unis. Pourtant, il n’avait été montré qu’une seule fois en France, au Festival Gay et Lesbien de Paris en 1995 !

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Hans Scheirl & Ursula Pürrer, « Gezacktes Rinnsal Schleight sich schamlos schenkel nässend an »

Donc le but du Peuple qui manque, c’est de combler un vide ?

A : Oui, au-delà du vide au niveau de la diffusion de films, d’œuvres, il y avait un vide théorique et culturel sur ces sujets. Les Cultural Studies, les Queer Studies, les Postcolonial Studies, etc, étaient alors très peu enseignées à l’université française, pas même en philosophie ou dans d’autres disciplines. Maintenant, ça commence un peu à bouger mais il y avait quand même des textes extrêmement importants, comme Gender Trouble de Judith Butler qui n’a été traduit qu’en 2004 seulement, alors qu’il était sorti en 1991, Le Manifeste Cyborg de Donna Haraway un texte de 1990 traduit en 2007. Il y avait un vide théorique et un vide de traduction.

K : Et au-delà de cette absence de traduction des textes anglo-saxons, même le féminisme matérialiste français avait été refoulé. Il y a eu une période où il y avait un trou.

Il y aurait une vitalité théorique anglo-saxonne qu’il n’y aurait pas du tout en France ?

A : Absolument. C’est ce qu’on a appelé la French Theory : à un moment donné des auteurs français qui avaient été célébrés en France mais qui n’étaient plus beaucoup lus, presque « passés de mode » en France – Deleuze, Guattari, Foucault, Lyotard, tous les poststructuralistes, ou encore Monique Wittig chez les féministes matérialistes – ont été complètement relus, réinterprétés aux Etats-Unis. Ça a donné lieu à une effervescence théorique incroyable.
Nous avons découvert ce champ de cinéma qui nous a paru extrêmement prometteur et qui n’était pas montré, donc on a créé le 1er Festival de Cinéma Queer. C’est de là qu’on a continué à montrer des films, tout simplement. On voulait aussi montrer des films issus des questions post coloniales, puis on a aussi beaucoup remontré le cinéma et l’art féministes des années 1970 ; il fallait aussi revenir aux bases. Et aujourd’hui, on élargit aux questions art et politique.
Toutefois, quand on regarde notre catalogue de distribution, on ne s’arrête pas à ce champ là ; on a aussi des vidéodanses, des vidéos d’artistes, etc., mais je crois que le cinéma politique reste notre champ majoritaire.

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Michel Journiac dans « Ex-communion » de Stéphane Marti

Donc il y a toujours l’idée de révolte ou de lutte au cœur de votre programmation ?

K : c’est là qu’on appelle aux barricades ? (Sourire)

A : Ce qu’on souhaite défendre, ce n’est pas seulement un cinéma qui parle de tel ou tel sujet qui nous intéresse mais c’est vraiment la puissance de transformation du spectateur par ces films là. Dans le champ théorique, Deleuze dit qu’une théorie, il faut quelle marche. Pour le cinéma, c’est un peu la même chose : parler de cinéma politique et se contenter de le regarder, ça ne sert à rien.

Et vous croyez aux effets sur les spectateurs ?

A : Oui, on croit beaucoup aux effets sur le spectateur, dans la lignée de Godard : changer le monde par le cinéma. Ce n’est pas qu’une posture ; nous croyons véritablement qu’être spectateur, c’est aussi une position active.

K : On le perçoit encore davantage dans des formes artistiques qui ne se cantonnent pas à être des objets finis, mais au contraire déplacent les frontières de l’art pour transformer directement la vie, pour se confondre avec l’action politique. C’est le cas, par exemple, du travail d’Act up ou de collectifs d’artistes qui ont œuvré contre le sida aux Etats-Unis, principalement, à la fin des années 1980. Ils appartenaient à un courant de repolitisation de l’art au beau milieu du postmodernisme des années 1980. Ce courant de « l’activisme culturel » avait clairement l’intention de redéfinir l’extension du champ de la culture. Et comme dessein, en ce qui concerne l’activisme artistique contre le sida, d’avoir des effets directs de prise de conscience sur le spectateur. Cela impliquait tout un travail relevant à la fois de l’art, de l’intervention dans l’espace public, de la contre-information, d’un travail qui emprunte à des techniques de communication, un travail sur le langage, le message. Avec également cette volonté d’assigner ou plutôt de susciter une autre place au spectateur, une place active.

A : Ce qui nous intéresse aussi, c’est comment concrètement changer l’imaginaire ; comment « décoloniser » l’imaginaire. Il ne s’agit plus seulement de décoloniser les peuples mais aussi l’imaginaire. On pense à Edouard Glissant, selon qui on ne pourra jamais résoudre la question israélo-palestinienne si on ne change pas l’imaginaire des peuples. On croit beaucoup à ça, à ce travail sur l’imaginaire.

Tout en invitant ces minorités, le peuple, à se réapproprier ces discours ?

A : Oui. On invite tout le monde à s’approprier l’art !

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Isaac Julien, « Territories »

Je me rappelle d’une séance d’Isaac Julien, sur la question de la minorité sexuelle au sein même de la lutte des noirs en Grande-Bretagne. Pour moi, ça a représenté une véritable prise de conscience concernant la question des minorités au sein même des minorités.

A : Cela rejoint la naissance même de la théorie queer. Elle est vraiment née d’une critique de la minorité à l’intérieur de la minorité. Act up a beaucoup défendu ça : faire en sorte qu’au sein même de leur travail sur le sida, en plus des actes concrets, il se pose aussi toujours la problématique des minorités – les toxicos, les trans, etc. La critique queer vient beaucoup des lesbiennes noires qui ont commencé à critiquer les politiques féministes majoritaires. Il y a cette grande phrase d’Audre Lorde qui est une féministe noire américaine qui disait : « Pendant qu’on fait nos colloques, qui garde nos enfants ? » Elle voulait parler des femmes noires. Elle pointait du doigt le fait que pendant qu’on faisait des grands colloques féministes, bien tranquillement, on n’interrogeait pas assez notre propre pratique. Dans ce cas, il s’agissait de la question de la classe et de la race à l’intérieur de la lutte féministe.
Tu parlais du film d’Isaac Julien. On sait qu’historiquement le Black Panther Party est devenu un parti extrêmement viriliste. Elsa Dorlin, que nous avions invitée à cette séance, a beaucoup travaillé sur cette question. A un moment, on s’est aperçu que dans le discours esclavagiste les garçons noirs étaient désignés comme efféminé. Pour s’affranchir de l’oppression esclavagiste et raciste, Elsa Dorlin montre que les noirs ont du répondre à l’inverse, en revendiquant une très forte masculinité. D’où la dérive viriliste des Black Panthers. Donc, on voit bien combien la question très actuelle de la « convergence » des luttes, ce n’est pas simplement additionner les luttes, mais voir comment elles s’articulent entre elles, comme elles se problématisent les unes avec et par rapport aux autres.

Vous n’avez pas de lieu de prédilection pour l’organisation de vos séances. Comme Jean-Jacques Lebel, vous prônez le nomadisme ?

K : Notre nomadisme s’explique par le fait qu’on réponde à des invitations. Ce n’est pas forcément un choix revendiqué de ne pas se fixer ; mais c’est un plaisir. Car en fonction du lieu, des gens présents, c’est toujours autre chose. Donc, c’est à la fois très enthousiasmant et très important. On tient beaucoup au fait de pouvoir traverser tous les espaces possibles : à la fois être dans un squat, dans un centre culturel, dans un cinéma, dans un musée ou à la télévision. La circulation des films dans différents espaces sociaux est très importante.

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Raphael Vincent, « Ruins »

Vous êtes passés par des lieux très différents ?

A : Oui, par exemple, à l’AMP, l’Action Mondiale des Peuples qui est un squat. C’était donc une toute autre forme de monstration des films que lors des séances régulières : on était assis en rond après les films, les programmateurs avec le public, sans distinction, et on a eu un vrai débat sur la politique et sur le cinéma, avec une véritable circulation de la parole, telle qu’elle est propre au squat. A l’inverse, lorsqu’on va présenter des films au Centre Pompidou, ce sera certainement une ambiance plus policée. Ou encore, au Lieu Unique, à Nantes, pour la Nuit 68, c’était plutôt une soirée avec des gens qui regardaient des films révolutionnaires une bière à la main.

K : Il y a aussi un nomadisme géographique entre Paris, la province, la banlieue : ce sont vraiment des publics très différents selon les lieux, les villes.

Vous montrez des films venant des minorités elles-mêmes et qui sont parfois des outils dans leur lutte. Que pensez-vous de l’approche inverse, d’un certain champ documentaire, qui prône l’objectivité, du moins une distance entre cinéaste et objet filmé ?

K : C’est justement l’objectivité qui est proscrite dès le départ dans la démarche des cinéastes documentaristes. C’est même ce qui est censé faire œuvre, faire cinéma, en creusant la distance avec le réel. Mais on est alors plutôt du côté de la subjectivité que de l’objectivité, puisqu’il s’agit d’affirmer un point de vue d’auteur. C’est un peu ce que défend un certain courant documentaire en France, des gens que j’aime beaucoup par ailleurs, comme Jean-Louis Comolli, etc. Nous, dans le cinéma qu’on défend, l’écart entre l’auteur du film et le sujet qui est filmé s’abolit forcément, puisque ceux qui sont habituellement les sujets filmés s’emparent de la caméra. La distance entre auteur et sujet filmé disparaît. Mais pourtant, il y a quand même de l’écart.

A : Oui, il y a toujours de l’écart. Mais ce n’est peut-être plus le critère d’évaluation. Il faut chercher d’autres critères. Nous croyons vraiment que certains films ont une puissance révolutionnaire, une capacité à renverser les regards.

Y a-t-il des gens qui ont la même approche que vous, en France ou à l’étranger ?

K : Des gens qui défendent l’art politique, il y a en a beaucoup. On pense à Elisabeth Lebovici, critique d’art et commissaire, qui travaille depuis longtemps autour de l’art féministe. On aime bien aussi ce que fait Nicole Brenez, qui montre à la Cinémathèque Française du cinéma expérimental et d’avant-garde. Il y a aussi Olivier Pierre, qui programme le festival Est-ce ainsi que les hommes vivent à St Denis, un très beau festival ; dédié à la « Black Revolution » cette année. Il se situe néanmoins davantage sur un territoire proche du cinéma d’auteur. Il y en a surement d’autres que l’on oublie.
Mais, peut-être qu’on rencontre davantage de correspondances affinitaires en Amérique latine ou aux Etats-Unis, là où d’autres conceptions ou définitions de l’art sont à l’œuvre. Il y a un travail plus attentif à une politisation de l’art ne relevant pas seulement de cet art engagé qui devrait transmettre un message (comme on l’envisage souvent en France) mais aussi d’une vraie tension entre art & politique qui reformule la définition même de l’art. Avec un certain foisonnement de démarches d’artistes, de critiques, de théoriciens, de curateurs, qui s’attachent par exemple beaucoup à la performance, à l’intervention urbaine, à des stratégies dissidentes au sein de l’art contemporain, en général et qui travaillent depuis les corpus théoriques post-coloniaux, féministes, créoles, etc… Ces démarches sont méconnues ici et bien souvent encore non traduites, pour ce qui est de la production théorique.

Plus concrètement, comment fait-on vivre une structure telle que le peuple qui manque ? Vous vivez de subventions ?

A : On a eu quelques petites subventions au départ. Mais depuis, on fonctionne beaucoup avec les lieux qui nous accueillent. Par exemple, c’est la Maison Pop qui finance l’ensemble du cycle Corps Insurgés. On se finance aussi un peu grâce au travail de distribution, qui est essentiellement destiné aux festivals ; on fait aussi des cessions de droits pour la TV, des ventes d’œuvres pour les musées.
On n’achète pas les droits des films, on est commandité pour les gérer. Ça peut être exclusif, mais la plupart de nos contrats ne le sont pas. On est habilité, comme une galerie, à vendre un film à une institution.

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Johanna Demetrakas, « Womanhouse »

Revenons à votre approche. Ce que vous appelez le cinéma des minorités n’est pas celui qui est juste produit par une minorité, mais plutôt celui qui est produit dans un esprit de lutte et de dé-simplification des esprits sur la question, c’est bien ça ?

K : Oui, par exemple, un art féministe n’est pas juste un art produit par des femmes, mais c’est un geste ; c’est toujours dans une dynamique. Cela ne peut être uniquement l’identité civile, sexuelle de la réalisatrice ou de l’artiste qui rend le film féministe. C’est pareil pour le cinéma queer : ce n’est pas le cinéma produit par les minorités sexuelles qu’on appelle cinéma queer, mais c’est quand il y a un geste, un bouleversement. C’est ça qui est important : qu’est-ce que ça transforme, et non pas qui est le producteur. C’est toujours une expérience et un devenir.

Par rapport à l’expo elles@centrepompidou, c’était justement plus des œuvres par des femmes que des luttes..

A : Ce qu’ont essayé de faire les grandes théoriciennes féministes de l’histoire de l’art dans les années 1970, plutôt que de réhabiliter des artistes femmes tombées dans l’oubli, c’était plutôt de poser une critique féministe à l’histoire de l’art : montrer comment des régimes de visibilité opèrent, comment on légitime des artistes plutôt que d’autres. Il y avait une critique de la légitimation, de l’institution. Cette expo, qui est une très belle expo, ne pose pas vraiment ces questions pourtant fondamentales, comme la question du travail collectif, la question du partage de la production des œuvres… Est-ce que on ne fait que réhabiliter quelque chose ? Est-ce que l’idée c’est que les artistes femmes doivent intégrer le marché de l’art ou l’histoire de l’art ? Est-ce qu’au contraire il faut maintenir une critique du marché de l’art dans sa manière de légitimer certaines choses et non d’autres ?

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Mujeres Creando, « Mama no me le dijo »

En quoi vont consister vos prochaines séances ?

A : La prochaine séance est le 17 juin : on présente une séance à Beaubourg, qui est une séance de panorama de vidéoperformances féministes en Amérique Latine. Cette séance a lieu dans le cadre de elles@centrepompidou, d’un cycle de films parallèle. L’idée n’est pas de montrer des vidéos féministes des années 1970 mais plutôt de mettre en avant des choses très contemporaines, avec des films d’Amérique latine et notamment un champ très fertile de vidéastes, performeuses qui viennent de l’art-action, de la performance politique mais qui incluent la question du genre à l’intérieur de leur travail. Parmi les artistes présentées dans cette séance, trois se situent dans le champ des galeries, des arts plastiques. Il y a en plus le travail des Mujeres Creando, qui est un collectif d’activistes bolivien qui ne se dit ni intellectuel ni artiste, qui rejette absolument le statut d’artiste et qui est complètement anar. Il y a chez eux une idée de l’art qui se fait depuis la rue, avec un imaginaire populaire, qui est d’une grande poésie.

Des idées de ce que pourrait être le prochain cycle ?

A : A la rentrée, il y aura quelques cartes blanches et au mois de novembre, deux séances Polyphonix, au 104, durant le Festival d’Automne, avec Jean-Jacques Lebel. Et surtout, on prépare maintenant un événement, qui sera plutôt de l’ordre d’un festival ou de rencontres.

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Hormel/Bühler : « Money » (Malaria Clip)

Y a-t-il des séances qui vous ont particulièrement marquées, par exemple par rapport aux interactions avec le public ?

A : Je pense à la séance Black Queer Art qu’on a fait l’année dernière autour du film de Marlon Riggs, qu’on aime vraiment beaucoup et qui pose la problématique gay et noir aux USA, un film entre autofiction & film documentaire, entrelaçant poésies et subcultures musicales blacks. Ce film est en soi un bruissant morceau de rap, une variation sur le silence et l’agir, le « je » et la communauté. Un cinéma très ancré dans cette problématique du peuple qui manque.
Sinon, on a beaucoup aimé une séance consacrée à la clinique de La Borde, au mois de janvier, où quasiment 400 personnes ont débarqué au Méliès de Montreuil. Le directeur du Méliès nous a d’ailleurs confié qu’il n’avait jamais vu ça, même pour l’avant-première d’Harry Potter. La Borde était une clinique psy autogérée où certains patients sont devenus des médecins. Elle a été créée par des gens comme Jean Oury rejoint par Félix Guattari, qui ont impulsé le mouvement de la psychothérapie institutionnelle en France, alternatif à la psychiatrie traditionnelle, se proposant de reconsidérer la dimension créative de la folie et surtout tentant d’inverser la dimension aliénante de l’institution, par une circulation des rôles et des hiérarchies. Ça a aussi été un QG des avant-gardes artistiques et politiques durant plusieurs décennies, à partir de sa création en 53. On a montré un documentaire de facture relativement classique mais qui restitue de manière étonnante cette liberté incroyable, la grande imagination et l’intelligence créative qui régnaient dans le lieu. Il y avait aussi un film magnifique de François Pain et Joséphine Guattari qui est une captation d’une performance du grand danseur butô, Min Tanaka, au milieu de la clinique, en interaction avec les fous, et qui donne à voir leur réception très singulière de son travail.

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François Pain & Joséphine Guattari, « Min Tanaka à La Borde »

K : Après, on pourrait citer tant d’autres moments, et démarches qui nous nourrissent, et transforment : les présences amies de Jean-Jacques Lebel, Judith Cahen, Michka Gorki, Lionel Soukaz ou Stéphane Marti ou celles des magnifiques artistes latino-américaines comme les Mujeres creando, déjà citées, ou Regina José Galindo et tant d’autres qui constituent la galaxie du peuple qui manque, avec leurs flamboyantes et persistantes présences, comme David Wojnarowicz, Marlon Riggs, Guillaume Dustan ou Hervé Guibert, morts du sida, mais plus présents que jamais.


Prochaine séance organisée par le peuple qui manque : le 17 juin, au Centre Pompidou : ART-ACTION FEMINISTE, Panorama de la vidéo-performance féministe contemporaine latino-américaine, détails ici.

Site Internet du peuple qui manque
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Crédit photos : Toutes les illustrations de l’entretien proviennent de films diffusés et distribués par le peuple qui manque.



1 Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, couple de cinéastes engagé, inséparables, se frottant au cinéma « minoritaire » et souvent considérés comme des exemples d’intégrité et d’inventivité. Un site qui leur est consacré, ici.


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