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lundi 20 avril 2009

Entretiens

posté à 09h03, par Lémi & JBB
3 commentaires

Philippe Blanchet : il est temps que « les bizarres redeviennent pros »
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Si la formule n’était pas si éculée, on dirait qu’il a ça dans la peau. La musique. Avant, il la chroniquait, notamment pour Rock & Folk ; aujourd’hui, éditeur, il la publie. Alors qu’il lance une nouvelle collection chez Payot-Rivages, Rivages Rouge, Philippe Blanchet revient sur la mort de la contre-culture rock et le morne paysage de la littérature musicale en France. Entretien.

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Il suffit de voir sa carte de visite – un Elvis sanctifié doté d’une auréole, avec au verso cette phrase lapidaire : « C’est ton ami. Ton porte-bonheur. » – pour comprendre qu’il n’a pas lâché l’affaire. Il a beau faire diversion en parlant jardinage, ça ne trompe personne : le rock ‘n’ roll reste l’histoire de sa vie. Qu’il évoque sa carrière de journaliste au Rock & Folk de la grande époque – celle, mythique, des années 1970-80 –, défende bec et ongles les qualités musicales des bouchers musicaux de Motörhead ou évoque avec une ferveur d’illuminé la gargantuesque biographie (Pas loin de 2 000 pages, une paille…) d’Elvis Presley par Peter Guralnick1, une évidence : Philippe Blanchet a gardé le feu sacré. Sauf que, depuis quelques temps – et même s’il continue de livrer chroniques et articles à l’occasion – , il l’exprime surtout en publiant des bouquins. D’abord avec Librio Musiques, puis au sein du Castor Astral (où il a notamment monté la collection Castor Music), il s’est démené pour faire vivre des livres consacrés au blues, au rock, au jazz… à un moment où l’édition musicale avait beaucoup moins le vent en poupe qu’actuellement.

Désormais en cheville avec la maison d’édition Payot-Rivages, Philippe Blanchet lance une collection qui devrait faire parler d’elle, Rivages Rouge. Il y sera question de contre-culture, de musique au sens large, débordant allègrement de son cadre original pour évoquer les évolutions sociales, historiques et/ou politiques. Pas question de faire la énième bio-hagiographie de Noir Dés ou de servir la soupe aux fans de Motörhead : l’idée est d’élargir le propos, sans se mettre de limites ou se cantonner à un seul genre. Comme les deux premiers ouvrages de la collection - tout juste débarqués en librairie - répondent largement à cet objectif ambitieux, et comme on l’aime bien2, on a voulu qu’il mette tout ça au clair. Le bougre en a profité, au passage, pour égratiner l’état désastreux de notre culture contemporaine. Freak Power !, proclamait-on pas plus tard qu’il y a trois jours. C’est exactement ça.


Les deux premiers livres que tu publies sont des traductions, l’un du bouquin d’un journaliste américain, l’autre de celui du fondateur du magazine londonien underground Oz. Ce n’est pas un hasard ?

Pas vraiment. Je ne cherche pas à publier seulement des traductions, mais c’est vrai que j’en ai pas mal au programme. Simplement parce que je n’ai pas tellement le choix : je ne pourrais jamais trouver en France de livre à la hauteur de L.A.byrinthe ou de Hippie Hippie Shake.

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Prenez L.A.byrinthe : vous connaissez des bouquins comme ça, ici ? Des livres tenant à la fois de l’enquête journalistique, de l’étude musicale et du polar ? Moi, je n’en vois pas. L.A.byrinthe est une enquête très fouillée sur le gangsta rap, sur les guerres qui ont agité ce milieu – les affrontements entre les côtes Est et Ouest et ceux qui ont opposé deux gangs très violents, les Bloods et les Crips –, sur l’implication de la police de Los Angeles, le célèbre et corrompu LAPD, dans le trafic de drogues et dans l’assassinat du rappeur Tupac Shakur, le tout centré sur le célèbre label Death Row Records et sur son fondateur, le très violent Suge Knight3. C’est une épopée musicale autant qu’un document précieux sur la société américaine. C’est regrettable à dire mais, pour ce qui touche au monde de la musique, on n’a tout simplement pas de tel livre chez nous.

Pourquoi ?

Les journalistes anglo-saxons ont sans doute beaucoup de défauts, mais il faut reconnaître qu’ils ne lâchent pas le morceau quand ils tiennent quelque chose, quand ils ont trouvé un fil à dévider.
Mais ce n’est pas la seule raison. Prenons l’exemple de Peter Guralnick et de sa passionnante enquête sur Elvis Presley4 : qui en France pourrait passer autant de temps à travailler sur un tel sujet ? Personne ! Nous n’avons pas, comme aux États-Unis, d’universitaires ou de journalistes pour publier des études aussi monumentales. C’est le problème de notre littérature musicale : elle est en France l’œuvre de gens qui tirent le diable par la queue, qui ne peuvent en faire leur métier principal. Et c’est comme ça qu’on se retrouve avec un marché constitué surtout de biographies sans grand intérêt, souvent écrites par des gens qui n’ont jamais approché les artistes qu’ils évoquent.

Tu n’exagères pas un peu ?

Non, c’est plutôt juste et mesuré. Il y a en France toute une plâtrée de biographes un peu scolaires qui ne font que compiler des infos déjà sorties et parlent de gens qu’ils ont à peine croisés. Je suis bien placé pour le savoir : j’ai écrit un bouquin sur Prince qui correspondait un brin à cette description.
C’est pourtant contre-productif : aujourd’hui – je ne parle pas de ces quelques auteurs qui ont du talent et qui bossent – c’est vraiment un combat d’arrière-garde de sortir des bios. Toujours les mêmes resucées sur Indochine ou Noir Désir, ça commence à bien faire…

Tu as quelque chose contre Noir Désir ?

Non. Mais contre leur transformation en produit littéraire formaté, oui.

Ce n’est pas nouveau, non ?

D’une certaine façon, si. Certains éditeurs, qui t’expliquaient que le rock était méprisable et que c’était un truc de rigolo, se sont d’un seul coup mis à racler les fonds de tiroir il y a quelques années, à chercher des manuscrits à publier. Quand ils ont pris conscience que ça pouvait être rentable, ils se sont précipités dessus, avec l’idée d’exploiter ce marché de niche. Tout le monde s’y est mis.

Ça n’explique pas totalement la nullité des livres proposés…

En partie, si : publier des livres pour faire de l’argent est souvent une erreur. Mais ce n’est pas la seule raison et le rapport de notre société à la musique compte aussi sans doute pour beaucoup. En ce domaine, on est clairement à la traîne des Anglo-saxons. En Angleterre, la musique imprègne réellement la vie quotidienne et concerne à peu près tout le monde ; je l’avais découvert dans les années 1970, en débarquant à Londres pour Rock & Folk, ça avait été un sacré choc. Chez nous, la musique est quelque chose de beaucoup plus anecdotique.

Il ne faut pas exagérer non plus : tout n’est pas nul. Il y a eu de très bon livres qui ont été publiés en France, mais c’était encore une fois des traductions de bouquins anglais ou américains. Allia a fait ce boulot pendant longtemps et a été la première maison d’édition française à s’attaquer aux grands textes musicaux, à sortir des traduction de Nick Tosches, Greil Marcus, Nik Cohn ou Peter Guralnick. Avec Rivages Rouge, l’idée est de mettre la musique dans son jus, de la replacer dans son contexte politique, économique, sociologique… Les deux premiers bouquins publiés annoncent bien cet angle, je trouve.

C’est à dire ?

Il s’agit de voir la musique comme l’épicentre d’une contre-culture. Avec cette idée que les musiques populaires ont toujours été associées à des époques et à des cultures plutôt rebelles. C’est vrai pour le rock, le rap, le blues, le jazz… Prenez Hippie Hippie Shake, le bouquin de Richard Neville : il parle de drogues, de presse libre, de rock, du mouvement hippie… bref, c’est très large. Et il en serait de même si on voulait évoquer le rock américain de la fin des Sixties : pas moyen de faire l’impasse sur la ségrégation, sur la guerre du Vietnam ou sur le mouvement des Black Panthers.

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Bref, ça a forcément un sens politique. D’où le nom de la collection, Rivages Rouge, qui est aussi un clin d’œil à François Guérif5, le grand monsieur qui a lancé Rivages Noir6. Et puis, j’ai toujours aimé l’imagerie liée aux mouvements révolutionnaires.

Tu ne crains pas de jouer au vieux con avec des bouquins sur des âges d’or bien terminés ?

Il y a forcément le risque de la nostalgie. Je passe ma vie à faire des listes de livres que je voudrais publier : les deux tiers, minimum, portent sur les Sixties et les Seventies. Et dans mes prévisions de publication, il n’y a rien de moderne, de contemporain. Quelque part, c’est vrai que c’est un problème.

J’essaie de faire attention à ne pas me montrer trop passéiste, à ne pas raisonner à la « c’était mieux avant ». Le problème, c’est que je fais quand même partie de cette génération qui a vécu les années 1960-70 ; et que je constate aussi que les jeunes d’aujourd’hui sont très mal à l’aise avec leur époque, idéalisant la jeunesse de leurs parents ; bref, tout m’encourage à me comporter comme un vieux con. Il y a même un marché pour ça…

Je me force pourtant à acheter les disques qui sortent en ce moment. Mais au fond, ça ne m’attire pas, alors que la réédition des vieilles saloperies de ma jeunesse me rend tout fou. C’est la même chose avec les DVD contemporains ; quand je m’oblige à regarder un Klapisch, je me finis toujours par me barrer et je laisse mon chien regarder. Ça fait quand même un peu cher du DVD…

Si tu te sens inadapté, c’est peut-être parce que le rock est mort…

Ben oui, c’est difficile de dire le contraire. Et c’est logique en même temps : quand une contre-culture est matraquée partout, elle n’est plus une contre-culture. Aujourd’hui, tout est rock, alors même que les groupes rock ont définitivement disparu, à l’exception de quelques résistants comme The Strokes ou Bloc Party. Il y a encore des groupes indépendants, des réminiscence des années 1980, mais ce sont des gens sans réelle audience.

Il faut voir les choses en face : la récupération a eu la peau du rock. Aujourd’hui, on peut tout récupérer, tout de suite, à toute blinde. C’est ce qu’avait amorcé Andy Warhol, mais on est vraiment passé à un niveau très supérieur. L’art moderne en est l’exemple parfait : les collectionneurs sont des gros industriels de droite, prêts à acheter n’importe quelle avant-garde pourvu qu’on la leur vende comme telle. C’est pareil pour le monde de la musique, un milieu qui se retrouve plongé dans une totale confusion. L’écroulement du marché du disque y a contribué, mais il n’y a pas que ça. Simplement, on fait de moins en moins la différence entre la Star-Ac et la musique rock. Le fan d’Iggy Pop va me dire le contraire, le fan de Motörhead que je suis veut croire le contraire, mais en fait : non.

Et si on s’en foutait ? Qui en a encore quelque chose à fiche, de savoir si le rock bouge encore ?

Vous avez sans doute raison. Mais le truc, c’est qu’il n’y a rien eu pour le remplacer, il n’y a plus de réelle contre-culture pour exciter un brin les jeunes.
D’un côté, le rock, de culture interdite, est devenue la culture dominante, ce qui la rend sans intérêt. Si Hortefeux est fan des Rolling Stones, ça rend ce groupe beaucoup moins excitant ; si Sarko est mariée à une pseudo-pop star, ça rend aussi la pop moins excitante. C’est logique : si Mitterrand s’était tapé Blondie il y a vingt-cinq ans, ça m’aurait déprimé…
Mettez-vous donc dans la peau d’un jeune de 16 ans aujourd’hui : on lui fait croire que les chanteurs de la Star-Ac représentent le rock, il les entend partout et il se retrouve à écouter les mêmes disques que ses parents. C’est à se tirer une balle… Et c’est la même chose quand Les Pixies se retrouvent en bande-son d’une publicité pour BMW. Au fond, on est en plein révisionnisme musical.

Autant lâcher l’affaire, alors…

Au contraire, tout laisse espérer l’avènement d’une nouvelle contre-culture. La crise, la politique droitière et la remise en cause des acquis sociaux, la résurgence de vieux débats que l’on croyait réglé depuis longtemps – l’exemple du pape et de ses propos récents est très révélateur –, tout ça donne envie de réagir. Ça joue un effet flash-back pour ceux qui ont vécu les années 1960 et ça suscite la contestation culturelle chez les plus jeunes. Il ne faut pas oublier que c’est à l’époque de la guerre du Vietnam qu’il y a eu les plus grands disques de rock américain : ce n’est sûrement pas un hasard.

On retombe sur Rivages Rouge, en fait. Parce que cette collection peut agir – très modestement – comme une sorte de miroir inverse : montrer quel bouillonnement il pouvait y avoir dans les Sixties, c’est aussi rappeler la nullité de notre époque.

Sans désespérer ?

Sûrement pas ! Pour moi, la contre-culture est d’abord la bande-son d’un truc rebelle ; et par-dessus, il y aurait une voix pour lire cette phrase d’Hunter S. Thompson : « Quand les temps deviennent bizarres, les bizarres deviennent des pros. » Je trouve que cette citation n’a jamais été autant d’actualité : il est temps de faire place à des visions différentes et hors-normes. Il s’agit de créer, maintenant. J’y crois.



1 La référence absolue sur le sujet, qu’il a éditée il y a peu au Castor Astral.

2 C’est un ami et il nous arrive à l’occasion de modestement le seconder sur des projets.

3 Lequel est récemment sorti de prison et ne devrait pas tarder à y retourner.

4 Publiée en deux tomes essentiels, Careless love et Last train to Memphis.

5 Article11 l’avait interviewé, ICI.

6 Mythique collection dédiée au roman noir


COMMENTAIRES

 


  • lundi 20 avril 2009 à 16h13, par jediraismêmeplus

    Article intéressant sur un éditeur intéressant que je ne connaissais pas, merci.

    Il est dommage que ça s’accompagne du discours « le rock est mort », « le cinéma est mort » etc...Il y a des films étranges, de la très bonne musique bizarre, et des livres foutraques qui sortent chaque année (malgré la loi de fer de la société marchande, mais ce n’est pas nouveau). Il n’y en a pas assez d’accord (et c’est caché ou noyé dans le reste), mais ça ne les aide pas de dire ça, et en plus c’est un discours qui n’apporte rien, sinon qu’on ne peut plus mettre certains produits dans la case « rock » ou dans la case « cinéma », suivant des critères inventés dont il vaut mieux n’avoir rien à foutre.

    Cette collection « Rivages Rouge » a l’air vraiment bien et voilà.

    • Tout d’accord avec toi : Philippe est intéressant :-)

      Pour le discours « le rock est mort » (dans le cas du cinéma, ce n’est pas - je crois - ce qu’il voulait dire, mais simplement qu’il n’accroche pas à ce qui est présenté comme le bon goût dominant), il me semble que ça correspond quand même à une certaine réalité. Il ne s’agit pas de nier qu’il existe encore un circuit alternatif - entre concerts et auto-production, celui-ci est bien vivace - mais simplement de remarquer que tous ceux qui, pour le grand public, sont censés en représenter l’esprit sont d’une désolante vacuité.

      Je pense aussi que c’est un constat qui a quelque chose d’historique : le rock n’est pas mort en tant que tel, mais en tant que contre-culture. Reste à savoir ce qui va le remplacer, ce qui peut incarner à la fois un courant musical essentiel et un message contestataire, politique, à l’aune de ce qu’ont été le rock dans les années 60, le punk à la fin des 70 ou l’alternatif dans les années 80. Si tu prends mon cas, j’ai beaucoup cru à la tekno et aux free-parties ; j’en suis un brin revenu, tant il faut reconnaître que le mouvement s’est essoufflé et qu’il n’a pas porté toutes ses promesses (ou peut-être, simplement, que j’ai vieilli). Bref, il y aura quelque chose, et ce n’est pas forcément anodin.



  • Ah ! Enfin une collection qui a l’air de pouvoir se comparer aux bouquins sur la musique des éditions Allia (justement citées et dont le Bass Culture sur le reggae est une merveille, brassant histoire de la musique, des mentalités, de l’économie etc.).

    Mais pour combien de lecteurs potentiels (et je ne parle même pas des acheteurs !) ?

    Mais bravos et encouragements pour l’effort.

    Rivages Rouge ...

    Beau titre ;0)

    Arf !

    Zgur

    Voir en ligne : http://zgur.20minutes-blogs.fr

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