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jeudi 29 mai 2014

Littérature

posté à 11h51, par Lémi
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« Des blocs, des blocs, des blocs et puis les champs »

Dans son dernier livre, « Dieu en soit garde », Aïssa Lacheb évoque son adolescence dans un quartier pauvre du Reims des années 1970-1980. Une période joyeuse et frondeuse, enrichie d’amitiés fortes. Ensuite condamné pour braquage, Aïssa Lacheb passera une dizaine d’années en prison. Rencontre.

Cette chronique a été publiée dans le numéro 15 d’Article11

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« Reims, crie Bakir, aurait pu être l’Amérique et même mieux avec tout le fric du champagne ! » (Aïssa Lacheb, Dieu en soit garde1)

Il fait nuit sur Reims. Et frisquet. Les gens glissent sur le trottoir gelé, en quête d’emplettes de Noël, pantins mal assurés tractés par une chimère. Attablés en terrasse, on enquille les roulées pour oublier qu’il caille, engoncés dans nos manteaux. En face de nous, le palais de justice – plus symbolique tu canes. À deux rues, cette cathédrale mondialement louée qu’Aïssa Lacheb et ses potes ont si souvent côtoyée dans leur jeunesse sans jamais y pénétrer ; pas leur monde. Une non-rencontre que l’écrivain rémois évoque ainsi dans Dieu en soit garde, récit de son adolescence tout juste publié : « La cathédrale n’est pas loin. Le H qui dessert notre quartier passe devant quand il arrive en ville. L’immense cathédrale. Pas un de nous n’est entré pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur, cependant que, du monde entier, des millions de gens viennent pour la visiter. »

Aïssa Lacheb a grandi à la Croix-Rouge, un quartier situé en périphérie de Reims, à cinq kilomètres du centre. Pas de cathédrales, là-bas, ni d’avenues clinquantes ou de riches vignerons, mais plutôt du béton en barre et des pauvres au bar. « C’étaient des blocs, des blocs, des blocs et puis les champs. »2 Il n’empêche : de son quartier d’enfance, il parle avec tendresse, voire nostalgie. Pas pour la beauté du cadre, bien sûr – « Nous le trouvons moche, dégueulasse, à mourir d’ennui »3 – mais pour l’amitié des potes, Ahmed, Francis, Armand l’Antillais, Serge, Boualem, Bakir. Ceux des premières conneries, des escapades loubardes et fraternelles : « N’importe, l’ambiance sera sublime entre copains. Les autres quartiers seront là aussi. Il y aura de la bagarre. Pas entre nous, non, jamais. »4

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Chaque ligne le crie : ce quartier de Croix-Rouge, tout défiguré qu’il soit, il l’aimait. Il l’aime encore. Il n’en a pas bougé, d’ailleurs, ou si peu, habite toujours dans le coin, trente ans après. Attachement immuable, malgré la prison qui sonna la fin des réjouissances et clôt Dieu en soit garde. Une histoire à la Scarface, pleine de bruit et de fureur ? Non, plutôt une destinée banale, socialement tracée : «  Ce livre ne décrit pas une enfance rémoise, mais une enfance universelle, explique-t-il. Tu retrouves ce schéma dans tous les quartiers de toutes les villes de France, pour tous ceux de ma génération en tout cas. Avec bien souvent cette impasse au bout, la drogue, la prison, le chômage. C’est l’histoire d’une chute. D’une chute perpétuelle. Pour moi, ça a été la prison. »

Il y a passé une dizaine d’années, pour braquage. Déplacé de taule en taule, trimbalé au gré des caprices de l’administration pénitentiaire, nomade des barreaux. « J’ai fait le tour de la France carcérale », écrit-il5. Un expert contre son gré. Après avoir lu le vibrant Plaidoyer pour les justes (2001) et l’ambitieux Scènes de la vie carcérale (2013), je l’avais d’ailleurs catalogué « écrivain carcéral », spécialiste de la zonzon comme d’autres le sont du polar ou du roman sentimental. Réflexe stupide. « Il n’y a pas d’écriture carcérale, il y a l’écriture tout court, lance-t-il, furibard. Il n’est même pas nécessaire d’avoir été en prison pour bien en parler. Foucault a mieux décrit les prisons dans Surveiller et punir que n’importe quel détenu. Je ne suis pas un écrivain carcéral, d’ailleurs j’écrivais avant d’aller en prison. Plus que cette dernière, c’est l’écriture qui me passionne. »

L’écriture, donc. Dans son dernier roman, Dieu en soit garde, elle est épurée, presque reposée, apaisée de se plonger dans des souvenirs chers. À des lieux de son premier livre, Plaidoyer pour les justes, écrit en un mois, d’un jet, alors qu’il était enfermé à la Maison d’arrêt de Douai. Un récit rageur, « écrit sur le coup d’une immense colère ». Il y avait de quoi, hurlait sa longue « lettre aux maisons d’édition », placée en incipit de l’ouvrage :

« Monsieur, J’ai commencé chaque chapitre calmement, je les ai finis dans la haine. Je ne m’en apercevais que lorsque je les relisais. J’ai été condamné à la peine de quinze années de réclusion criminelle assorties d’une mesure de sûreté de dix années. Tout cela pour un simple hold-up où je n’ai tué, blessé, frappé, pris en otage personne. Je n’ai alors tiré sur quiconque ni même sur le plafond ni même sur le plancher. Je me suis contenté de prendre soixante mille francs à une banque, puis je suis parti sans demander mon reste. Je sais dès lors de quoi il retourne dans cet ignoble procès qui fut le mien, et c’est pourquoi j’ai écrit ce manuscrit. Il est une réponse à la cour d’assises qui vient de me juger. »

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Avec Plaidoyer pour les justes, Aïssa Lacheb dégoupillait une grenade, placée sous le fauteuil miteux de Dame Justice. Celle-ci explosée, il n’a pas arrêté d’écrire. Mais s’est ouvert à d’autres champs, d’autres thèmes d’écriture6. S’il est revenu à l’univers de la prison avec Chroniques de la vie carcérale, il affirme qu’il s’en détachera bientôt. Pour de bon : « Je suis en train d’écrire un dernier livre qui fera office de clôture à cette œuvre carcérale. Ensuite, je ne parlerai plus de prison. Parce que ce n’est qu’un reflet de la société. À l’intérieur, tu as des crapules et des gens biens, que ce soit parmi les matons ou les prisonniers. Davantage que la prison, c’est l’idée de justice qui m’intéresse, au sens large. »

La justice. S’il y a bien une notion omniprésente dans les livres d’Aïssa Lacheb, c’est celle-ci. Ou plutôt son miroir : l’injustice. Qu’elle frappe derrière les barreaux7 ou hors des murs. Dans Dieu en soit garde, il décrit ainsi sa sortie expéditive du système scolaire avant sa quatrième : « C’est ainsi que l’on maintient chacun dans sa condition sociale, sa classe [...]. Les rectorats, les directrices, les directeurs, les inspecteurs devaient avoir en ce temps des consignes […] pour que les choses soient et demeurent longtemps ainsi. »

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Retour à la case départ. À ces cathédrales qu’on réserve à d’autres. Aïssa Lacheb n’a pourtant rien d’aigri. Il dit qu’il n’a pas joué le jeu, préférant turbuler ailleurs que mariner dans les salles de cours : « On a refusé l’école, elle nous a refusés en retour. » Il s’indigne plutôt des trajectoires toutes tracées, de la répression omniprésente – « Il faut faire tomber ces murs et bâtir encore des écoles »8 – et des injustices déjà écrites, en prison, au quartier, partout. Il regrette les désertions, aussi : « Cela doit être le même renoncement, la même fuite, le même découragement, dans tous les quartiers de toutes les villes. »9

Aujourd’hui, il bosse comme infirmier. S’en porte plutôt bien. Il parle de s’exiler dans le Sud, de rompre avec Reims et sa « terrible humidité ». Peu crédible. J’ai oublié de lui demander si, depuis le temps, il avait visité la cathédrale. Qu’importe. Quant au commissariat où il a atterri avant de partir pour sa longue réclusion, c’est devenu une médiathèque. Il y a dédicacé ses livres, en 2007, « à l’endroit exact où se trouvaient les cellules de garde à vue »10. Tout n’est pas perdu.

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Illustration vignette : la Cathédrale de Reims, par Domenico Quaglio (1787-1837)

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1 Au Diable Vauvert, 2014. Tous les livres d’Aïssa Lacheb cités dans cet article ont été publiés par cette même maison d’édition.

2 Dans la vie, 2011.

3 Dieu en soit garde.

4 Ibid.

5 Scènes de la vie carcérale.

6 À l’image de Dans la vie (2011), mêlant les écrits d’un assassin psychopathe au quotidien d’une maison de retraite.

7 « J’y pense parfois à ces tordus, à ces sous-merdes, qui se prennent pour justiciers en prison, qui harcèlent le ’pointeur’. Même dans le trou, quand on est soi-même écrasé, il faut trouver quelqu’un à harceler », écrit-il dans Scènes de la vie carcérale.

8 Scènes de la vie carcérale.

9 Dieu en soit garde.

10 Scènes de la vie carcérale.


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