ARTICLE11
 
 

lundi 30 mai 2011

La France-des-Cavernes

posté à 13h03, par Ubifaciunt
6 commentaires

Loulou / Michel
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Sévice social, c’est normalement les chroniques d’un éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Sauf que l’éducateur n’a pas toujours été banlieusard : aujourd’hui, l’on plonge donc dans le passé et hors la capitale. Direction la lointaine Normandie où Loulou et Michel, handicapés mentaux en bisbille avec les crêperies, se vengent de belle manière.

Cette chronique a déjà été publiée dans le deuxième numéro de la version papier d’Article11
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« Il ne s’agit pas d’écrire une souffrance (la vôtre ou la mienne). Il s’agit d’être là. » (Jane Sautière)

C’est une masse, Loulou, une vraie masse, une de celles qui te porterait une carcasse de cheval mort sur ses épaules. Et vu qu’il rugit plus qu’il ne parle, forcément, ça rajoute à l’austérité du personnage. La bonne trentaine, un mètre quatre-vingt-dix pour le double de kilos, il a ce visage du Van Gogh tel qu’on l’imagine dans sa chambre d’hosto du côté d’Arles : tignasse rouquine ébouriffée, yeux bleus hagards, gestes saccadés que seuls les médocs viennent calmer. On sort son ordonnance et sa pipette, d’où l’on verse trois gouttes de liquide rouge dans un petit verre d’eau. Loulou boit, rugit une dernière fois, ses yeux se révulsent, il dort comme un plomb.

Ça fait un peu peur à Michel, de voir son compagnon de chambre s’écrouler comme ça. Sa moustache jaunie par le tabac peine à masquer ses rides de sexagénaire. Il est déjà sec et petit, il s’affaisse encore plus, les veines de ses mains gonflent et ses mains se nouent, la crise d’angoisse le gagne, il sue à grosses gouttes, baragouine quelque chose, cherche ses médocs, s’en engouffre une plâtrée. Une bave blanchâtre lui vient aux commissures des lèvres. Il sourit béatement et tombe à son tour.

Premier soir. Bienvenue chez les fous. Une bonne vingtaine de vacanciers handicapés mentaux à encadrer pour un boulot alimentaire de deux semaines. Les failles de la psychose étendent leurs précipices : de paranos en délirants, d’autistes en schizophrènes. Le Nid de Coucous, à côté, me semble un champ de fleurs.

Dernier soir. La crêperie est réservée pour fêter le départ. A Gouville-sur-Mer, Normandie, nous n’aurons pas vu la mer, la faute aux emmerdes, aux médocs, aux gendarmes venus ramener celles et ceux qui faisaient le mur - haut de dix mètres - tous les soirs. Les remparts de la bâtisse doivent avoir plus de deux cents ans et abrité autant d’humiliations.

Vingt bornes dans le bocage pour trouver ce que le Routard promet d’être « un accueil chaleureux et des crêpes originales ». On gare les trois véhicules. Les demoiselles réajustent leurs jupes, les messieurs leurs cravates. Le patron sort sur le pas de sa porte. « Ah, mais, vous comprenez, en fait, ça va pas être possible. C’est pour la même raison que j’accepte pas les chiens dans mon établissement, enfin, les animaux quoi... » Loulou hurle à la mort comme ces grands fauves qu’on égorge ; derrière lui, le reste de la troupe mugit sa révolte. Je trouve une cabine et appelle les gendarmes qui ne se déplaceront pas : au téléphone ils disent «  en avoir bien marre de ceux-là depuis dix jours ».

Sur la route du retour, Michel n’en finit pas de taper méthodiquement le poing contre la portière, Natacha, une petite blonde chétive que le vent emporterait, pleure à gros bouillons, Loulou a ouvert la fenêtre et hurle toujours. Je serre les dents et mets la première cassette venue dans l’autoradio. La voix de Piaf essuie les verres au fond du café et monte doucement dans les neuf places du camion.

Je souris instinctivement, Loulou referme la fenêtre. Je monte le volume et ça commence à fredonner derrière. Michel bat de la tête en rythme, accompagné par la grande carcasse de Loulou. «  Ça a l’air de vous plaire, Edith, alors je fous le son à fond, et on fait un peu de route, ça vous dit ? » On met à peine deux heures pour faire l’aller-retour jusqu’au Mont-Saint-Michel, goûter les grandes marées. À cent trente sur les nationales, Natacha pleure de rire et de joie. La môme n’en finira jamais de chanter.

Dans la vieille bâtisse, on nous attend de pied ferme. On ne comprend pas trop nos mines réjouies. Certains essaient d’inviter des filles à danser, s’essuient des refus et continuent à taper dans leurs mains en grommelant ce qui ressemble à des chansons.

Six heures du matin, les gendarmes déboulent en hurlant et me demandent de les suivre jusqu’à leur voiture. A l’intérieur, Loulou et Michel sont menottés. Ils sentent furieusement l’alcool, ont les mains sanglantes, rient à tout bout de champ. On roule une petite demi-heure pour arriver devant la crêperie. Loulou et Michel rient de plus belle. On descend de la bagnole, je marche sur des éclats de verre pendant cinquante mètres et arrive devant une vitrine fracassée. Le patron, sur le pas de la porte, a une carabine à la main. L’intérieur est ravagé.

Ils sont fiers comme des rois ; et de rire à la nuit, à la vitrine et aux gendarmes. Je suis des leurs.


COMMENTAIRES

 


  • mardi 31 mai 2011 à 20h12, par fnh

    Il m’a semblé qu’il ne serait pas déplacé de joindre en écho à ce bel hommage à la liberté la voix d’Antonin Artaud :

    « La société me dit fou parce qu’elle me mange,
    et elle en mange d’autres, pas au hasard, pas psychanalytiquement en image, mais d’une manière systématique et concertée,
    et elle a voulu m’assassiner et me faire disparaître parce que j’ai vu qu’elle me mangeait et que j’ai toujours voulu dire ouvertement et publiquement que mes seuls rapports entre moi et elle étaient d’avoir voulu me forcer à me laisser librement manger.
    La conscience ne s’en tient pas aux rapports extérieurs :
    bonjour, bonsoir, comment vas-tu, je t’aime, pourquoi ne veux-tu plus m’aimer,
    que nous avons avec les êtres.
    Elle déborde l’espace immédiat et visible du corps humain.
    C’est-à-dire que le corps est plus grand et plus vaste, plus étendu, plus à replis et à retours sur lui-même que l’œil immédiat ne le décèle et le conçoit quand il le voit.
    Le corps est une multitude affolée, une espèce de malle à soufflets qui ne peut jamais avoir fini de révéler ce qu’elle recèle.
    Et elle recèle toute la réalité.
    Ce qui veut dire que chaque individu qui existe est aussi grand que toute l’immensité et peut se voir dans toute l’immensité.
    Qui ne le voit pas a de la merde aux pieds qui l’empêche d’évoluer sur un plan plus grand que son nez. »

    « Les lobes du cerveau ne sont pas infinis, l’infini non plus, mais il dure.

    Je connais un état hors de l’esprit, de la conscience, de l’être,
    et qu’il n’y a plus ni parole ne lettres,
    mais où l’on entre par les cris et les coups.
    Et ce ne sont plus des sons ou des sens qui sortent,
    plus des paroles,
    mais des CORPS.

    Cogne et foutre,

    dans l’infernal brasier où plus jamais la question de la parole ne se pose ni de l’idée.

    Cogner à mort et foutre la gueule, foutre sur la gueule, est la dernière langue, la dernière musique que je connais,

    et je vous jure qu’il en sort des corps
    et que ce sont des CORPS animés. »

    Merci pour cet article ; je suis des leurs également.

    fnh

    • mercredi 1er juin 2011 à 20h53, par Ubifaciunt

      Tout texte d’Artaud est fondamentalement le bienvenu ! Et celui-ci pète violemment...



  • mardi 31 mai 2011 à 22h04, par Dan

    je m’étais sentie des leurs également en lisant ce texte. Mais quelles ont été les conséquences pour Loulou et Michel ?
    Encore une fois, merci pour vos chroniques .

    • mercredi 1er juin 2011 à 20h54, par Ubifaciunt

      Oh, les gendarmes, en ayant ras-le-cul et sentant bon poindre l’irresponsabilité pénale, ont ramené tout le monde au bercail...

      • vendredi 3 juin 2011 à 22h55, par A.S.Kerbadou

        Les gendarmes feraient-ils preuve de plus de bon sens que les zélézérop&co qui réclament casques bleus et armée pour commencer la guerre programmée en banlieue ?

        Plus forts que sarko et sa pub pour Karcher, les néovers vert de gris !

        Sans oublier que tes textes touchent tjrs à vif, même après plusieurs visites.



  • jeudi 2 juin 2011 à 09h36, par isatis

    Avantage de la ré-édition sur le site, ça donne l’occasion de dire combien cette portion de vie m’a plue et que j’étais hilare et fière pour eux ;-)

    L’irresponsabilité pénale, elle bat de l’aile non ?

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