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lundi 21 octobre 2013

Entretiens

posté à 17h55, par Lémi
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Lola Lafon – « La prudence, c’est la mort ! »

« Vomir ce qui me traverse comme proposition d’existence. Rubrique amour. Rubrique travail. Rubrique loisir. Quand je les remets en cause, on m’enjoint de consulter. On me met sous Notice. On me parle constamment de ’’la vie’’. Je ne reconnais rien qui me tienne au corps dans leur définition de ’’la vie’’. » (Lola Lafon, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce)

Cet entretien a été publié dans le numéro 13 de la version papier d’Article11

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Résumer les trois premiers livres de Lola Lafon sans en aseptiser le propos ? Sans les rabaisser à quelques vagues généralités, type quatrième de couverture ? Difficile. Voire impossible. Si ses ouvrages sont portés par le même souffle littéraire et la même rage tranchante, ils s’arriment à des univers bien différents. Trois satellites, en quelque sorte, tournant à leur rythme autour d’une étoile noire aux mots ciselés. Les condenser en quelques lignes maladroitement bafouillées équivaudrait à ne rien dire.

Eh quoi, réduire Une fièvre impossible à négocier (2003) au seul portrait sulfureux d’une jeunesse anticapitaliste briseuse de vitrines ? Stupide, tant le propos se veut plus large, ouvre les horizons. Idem pour De ça je me console (2007) et Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (2011) : diverses trames les composent, s’entrecroisent, tissant une œuvre complexe et multiforme. Dévider un seul fil, c’est ignorer les autres.

Il est pourtant un élément récurrent dans la démarche de Lola Lafon, qu’elle soit littéraire, musicale (son dernier album, Une vie de voleuse, est sorti en 2011) ou politique, un fil conducteur reliant ses diverses constellations : le refus absolu de toute norme imposée, de tout diktat. Et ce, jusque dans son propre « camp » : « Dès que tu rentres dans un alphabet de la contestation, un parcours imposé, la révolte est déjà morte », lance-t-elle au cours de l’entretien1. Face à un monde anesthésié, Lola Lafon prône le « geste contaminant », « l’étincelle » non formatée. Ça commence par les mots.

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Cacahouètes & marketing

« Après la sortie d’Une fièvre impossible à négocier (2003), on me demandait toujours si le récit était autobiographique, s’il s’agissait d’une réalité vécue. Une question sans intérêt. Qu’est-ce qu’on en a à péter que le récit soit vrai ? Peu importe ! Si j’écris des romans, c’est justement parce que la question du ’’mentir-vrai’’ chère à Aragon m’intéresse. Il faut ce doute, l’imprécision de la fiction.

C’est aussi pour cette raison que mon approche littéraire se base en partie sur la pause, la respiration. C’est important qu’il y ait des passages sans sens ou utilité immédiats. Et que ceux-ci tournent dans la tête du lecteur. Il s’agit de faire l’inverse de la communication, de transmettre un désordre intérieur, une brèche. Quand tu écris, tu dialogues avec le lecteur, bien sûr, mais tu ne communiques pas. Les mots super-agencés servent à vendre des cacahouètes, c’est du marketing.

En fiction, tu as le droit de mentir, c’est même recommandé. Mon prochain roman (qui sort en janvier prochain) constitue en quelque sorte une apothéose de cette approche. Parce qu’il se déroule en Roumanie, où la vérité est trouble. Il faut y voir un héritage des années Ceausescu : la police politique étant omniprésente, tout le monde mentait pour échapper à la répression. Ce prochain roman tourne donc autour de l’idée de réécriture permanente, de flou entre différentes interprétations possibles de la réalité. En littérature, la clarté me dérange – c’est mon côté vampire. »

« Voir et donc savoir que ce Monde, le mien, qui m’a toujours été présenté comme une évidence intouchable, est fait de symboles et de Lois froids comme de l’acier et l’acier ça se raye ça se fracasse. » (Une fièvre impossible à négocier)

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Cheveux gras & journal intime

« Je pensais que les livres parlaient d’eux-mêmes. Mais non : j’ai vite compris qu’il faut apprendre à parler de ce que tu écris. Et c’est encore pire quand tu es une femme, parce que tu es lue avec un biais. Quand mon dernier bouquin est sorti, en 2011, je me rappelle avoir compté le nombre d’articles qui commençaient en mentionnant, par des biais divers, que j’étais blonde. Et il y en avait un nombre effarant. On ne fait pas ça avec un auteur masculin : on ne mentionne pas, par exemple, que Houellebecq est dégarni ou que ses cheveux sont gras.

J’ai également noté qu’on évoquait fréquemment ma sensibilité, qu’on s’extasiait devant cette dimension : ’’Ah mais, qu’est-ce que c’est sensible.’’ Du sexisme pur. Parce que cela repose sur cette idée qu’une femme ne pourrait être habitée que par un vécu et des émotions, et non par la technique ou le style – domaines réservés aux mecs. En fait, quand tu es une femme, tu es censée être juste assez douée pour écrire ton journal intime.

Plus largement, on en revient toujours à cette triste réalité : un écrivain n’est pas censé parler uniquement de ce qu’il a écrit. Il faut autre chose. Mais cet ’’autre chose’’ ne m’intéresse pas. Je trouve par exemple dément qu’on mette la photo des écrivains au dos des livres – moi, je ne me suis jamais intéressée à la tête des auteurs. Je pourrais parler longuement du processus d’écriture, de la manière de construire un plan, de travailler le style, mais tout le monde s’en fout. La cuisine interne, la plomberie, n’intéressent pas les commentateurs. »

« Ce qu’on fait cette nuit-là ne sert à rien. Ne changera rien. Nous aurons seulement posé des mots dans la ville. Des regards passeront […], les interrogeront, il y aura une pause. Un souffle de question dans un espace soigneusement rangé de réponses qui se succèdent sans cesse les unes aux autres.  » (Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce)

Conte & étincelle

« Dans mon premier roman, Une fièvre impossible à négocier, la narratrice se trouve clairement immergée dans un milieu politique radical relevant de l’autonomie : elle vit dans un squat, se rend à des contre-sommets, apprend à participer à des actions. En somme, elle est une sorte de super-militante pour qui tout marche bien. J’ai totalement changé d’approche pour la suite. À l’époque où j’ai commencé à écrire Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, j’ai d’ailleurs confié à un ami que je voyais ce livre en projet comme un manuel de lutte pour les filles qui n’y connaissent rien, comme un conte insurrectionnel. En matière d’action politique, les trois filles qui sont au cœur du récit restent des amatrices. Il s’agit d’anti-héroïnes qui s’essayent au geste révolutionnaire. Lequel n’est d’ailleurs pas défini en tant que tel. Et l’aspect pratique s’immisce forcément : Comment on fait pour foutre le feu à un bâtiment ? Et pour écrire des phrases sur les murs ? Voilà l’idée de départ : gloire à l’amateurisme.

La figure du héros ou de l’héroïne rend en réalité le lecteur ou la lectrice très spectateur. Or, je voulais que ces filles ne soient pas intimidantes. Qu’on sente une appropriation chez elles, un apprentissage ; cela implique qu’elles ratent des trucs, que parfois ça foire. Ça renvoie aussi à ma propre expérience militante. J’aime l’idée que tout n’est pas déjà tracé, qu’il y a des voies à expérimenter, ce qui n’est pas forcément le discours dominant dans ces milieux.

Et si tout n’est pas tracé, alors l’étincelle peut surgir là où on ne l’attend pas. Dans Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, l’élément déclencheur, c’est simplement le ’’pourquoi on ne le ferait pas ?’’ de filles qui se proclament soudain les « Petites Filles au Bout du Chemin » et qui décident d’aller écrire des mots sur un drap et de se révolter ainsi. Jamais elles ne délèguent leurs actions à un groupe, à une hiérarchie. Et quand ce qu’elles font prend de l’ampleur, elles se retrouvent au cœur d’un Paris insurrectionnel. Je tiens beaucoup à cette idée d’un geste gratuit contaminant, d’une étincelle cachée. »

« Nous cassons vos vitrines parce que vous cassez nos vies. » (Une fièvre impossible à négocier)

Codes & novlangue

« Au moment où j’ai écrit Une fièvre impossible à négocier, la situation n’était pas la même dans l’extrême-gauche de combat. Aujourd’hui, je continue à trouver légitimes les actions en manif de type cassage de vitrines de banques, mais elles me semblent également beaucoup trop attendues. Presque routinières. Jusqu’au G8 de Gènes en 2001, il y avait quelque chose qui restait surprenant, qui n’était pas totalement codé. Ce n’est plus le cas.

La question de l’imaginaire et de son renouvellement m’importe beaucoup. Il faut échapper aux codes. Dès que tu rentres dans un alphabet de la contestation, un parcours imposé, la révolte commence à mourir. C’est un peu ce que je reproche à l’écriture des tracts : ils perpétuent trop souvent une novlangue révolutionnaire. Et cette peur de dévier me semble mortifère. Parce qu’elle débouche sur une uniformité.

À tous les niveaux, je me méfie des choses qui servent, qui sont conçues uniquement selon une optique utilitaire. C’est un constat politique, évidemment. Mais cela dépasse aussi largement ce cadre. Dans Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, il n’y a pas de revendications claires. Les Petites Filles au Bout du Chemin mènent une révolte sans objectifs clairement définis. J’aime bien cette idée : revendiquer revient à signer la fin d’une action. Tu la formalises, tu l’enfermes. »

« On avait l’audace de s’amuser.  » (Une fièvre impossible à négocier)

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Plaisir & affrontement

« Comme beaucoup de gens, j’ai été très influencée par Raoul Vaneigem. Le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967) reste pour moi un livre fondamental parce qu’il permet de comprendre cette articulation nécessaire entre le plaisir et la lutte. Mais cette façon de voir les choses n’est plus du tout à l’ordre du jour – nous vivons dans une culture qui prône le contraire. ’’Le système nous veut tristes et il nous faut arriver à être joyeux pour lui résister’’, disait Deleuze.

Il faut accepter que le plaisir s’immisce dans des choses sérieuses. Ça n’a rien d’une facilité. Dans Une fièvre impossible à négocier, la narratrice le pose ainsi : ’’C’est plus facile de se détruire soi-même que de détruire ce qui nous détruit.’’ Admettre qu’on fait certains trucs, même politiques, parce qu’on les trouve ludiques, devrait être naturel. De même pour l’écriture : je ne me retrouve pas du tout dans la notion d’écrivain torturé. C’est parfois dur, bien sûr, mais écrire me paraît une raison d’être sur terre plus acceptable que beaucoup d’autres.

Ce côté ludique ne relève évidemment pas du ’’youpi-youpi’’ béat, de la naïveté avec roulements de tambour. Il y a d’ailleurs une phrase de Vaneigem que j’aime beaucoup : ’’Je ne renoncerai pas à ma part de violence.’’ Il ne s’agit pas d’appeler à une violence aveugle, mais de se réapproprier un élément important de notre existence. Cette phrase de Vaneigem me touche d’autant plus que c’est quelque chose que je trouve fondamental dans le féminisme : pour s’élever contre ce qui te détruit, il faut pouvoir répondre, entrer dans l’affrontement.

« J’étais entourée de Presque Morts affolés d’être encore vivants et ils s’employaient à amenuiser cette sensation qui les tenaillaient. » (De ça je me console)

Prudence & médicaments   « Puisque Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce avait été pensé sur les base d’un conte, alors il fallait une morale. Et pour moi, il était évident que celle-ci ne devait pas valoriser la prudence. La vraie morale ? La prudence, c’est la mort ! Dans ce livre, tout ce qui se passe mal pour le personnage principal correspond aux moments où elle cède à la peur, où elle ne va pas assez loin. Dès qu’elle marque une pause, il lui arrive des trucs horribles. Et les obstacles s’accumulent : elle est étouffée par la cellule familiale, la cellule couple, la cellule travail, la psychiatrie et ultimement l’État. Quand elle exprime le fait qu’elle ne supporte pas son entourage ni ce qu’on l’enjoint de devenir, on la médicalise.

Cette impossibilité à se faire entendre prend de multiples formes. Le livre aborde ainsi la question du viol conjugal, soit la plus inaudible – bien loin des poncifs sur le type qui t’agresse dans le parking. Et le personnage féminin qui a été agressé sexuellement est en quête d’un cadre pour libérer sa parole. Tant qu’elle est en face à face avec la société, ça ne fonctionne pas, elle ne peut pas exprimer la vérité. On lui dit : Tu exagères. Ou bien : Peut-être que tu as halluciné. Voire : Qu’est-ce que tu as fait pour que ça t’arrive ? La société et – surtout – la justice sont d’une telle violence face à des cas de ce genre qu’elle ne peut rien en attendre. »

« Vomir ce qui me traverse comme proposition d’existence. Rubrique amour. Rubrique travail. Rubrique loisir. Quand je les remets en cause, on m’enjoint de consulter. On me met sous Notice. On me parle constamment de ’’la vie’’. Je ne reconnais rien qui me tienne au corps dans leur définition de ’’la vie’’. » (Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce)

Scie & inertie

« Sous Sarkozy, à l’époque où a été écrit mon dernier livre, une scie de lamentation revenait en permanence. Comme si nous avions été emportés par un tsunami, plongés dans une situation qui serait advenue toute seule. Mais ce n’est pas le cas. Et je crois qu’un mécanisme mental se donne ici à lire. Parce que c’est très pénible de se dire qu’on contribue à plein de choses dégueulasses, et que si vraiment on voulait que ce soit autrement ce serait possible. Ça ne flatte pas l’ego.

Je n’aime pas tellement les comparaisons entre époques mais c’est évident que ce qui se passe aujourd’hui avec la montée de l’extrême-droite, étatique et non-étatique, devrait davantage nous interpeller. On voit combien ce processus est simple ; ça n’a l’air de rien. Mais on ne peut pas affirmer : ’’Ça nous arrive.’’ On peut juste dire : ’’On l’a laissé arriver.’’ Une certaine humilité me semble nécessaire, par rapport à tous ceux qui te serinent que sous les nazis ils auraient bien sûr été résistants. Un discours très répandu. J’ai simplement envie de répondre : c’est faux. Même aujourd’hui, les manifs contre le mariage pour tous ont permis à un vieux discours homophobe de devenir une ’’discussion’’. Tout comme le racisme d’État et l’antisémitisme des rouges-bruns type Soral-Dieudonné se trouvent cautionnés par un alibi : toute parole devrait soi-disant être entendue, sous couvert d’une pseudo liberté d’expression qui rendrait tous les discours égaux. »

« Plus encore que celui-là, élu Président, c’est ce ballet des afflictions qui me rend malade. Leur ’’avec ce qui nous arrive’’. […] Ces mots thérapie, consolation de groupe qu’on s’échange pour se persuader qu’on a, comme des valeureux médecins de feuilleton, ’’tout tenté’’, mais hélas. » (Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce)

Ennemis & statistiques

« Pourquoi je ne dresse pas vraiment de portrait des ennemis dans mes ouvrages ? Parce que ça ne m’intéresse pas. En ce qui concerne le personnage de l’agresseur sexuel qui revient dans deux de mes livres, je voulais avant tout insister sur le côté ’’banalité du mal’’. Cet agresseur n’a pas de caractéristiques parce qu’il se fond dans les statistiques. Ce n’est pas mon histoire (je le précise, parce que la question revient souvent), ce n’est pas l’histoire de cette fille-là non plus, mais un état de fait plus global, une dénonciation du patriarcat.

De manière générale, je n’accorde pas d’importance aux descriptions des ennemis. Dans Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, je ne m’appesantis pas sur le Président, parce qu’il me semble que ça ne sert à rien : lui et ses semblables sont interchangeables. Sarkozy, Hollande, ou même Mélenchon, fonctionnent de la même manière. Leur visage n’a pas d’importance en tant que tel. Au contraire, même : je trouve politiquement important que le personnage de l’ennemi ne soit pas surinvesti. »

« Provoquer l’inattendu. Envahir d’imprévu un espace réservé à d’autres. Dynamiter le grand triage discret, cet entre-soi indiscutable. » (Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce)

Silence & Ardisson

« L’émission d’Ardisson2 m’a coûté plutôt cher : on me l’a beaucoup reprochée. C’était sans doute une connerie d’accepter cette invitation. Mais je sais aussi pourquoi je l’ai fait : pour des raisons féministes et politiques. Je ne voulais pas parler uniquement aux gens que je connaissais. Parce que j’estimais qu’il fallait porter un discours offensif sur les agressions sexuelles et le viol, aborder cette question à destination de gens qui n’étaient pas familiers de ces questions. Il s’agissait de sortir du silence dans le cercle le plus large possible. Et je n’ai pas fait de mystère sur le fait que ça m’était arrivé. J’étais obsédée par cet objectif d’en parler. Sans doute un peu trop, parce que le dispositif télévisuel te désamorce forcément.

Je reste habitée par ce questionnement. Aujourd’hui, j’accepte uniquement les sollicitations de type France Culture ou Le Monde, mais ça me semble un peu facile et limité. Ok, c’est plus simple, mais est-il souhaitable de ne s’adresser qu’à des gens censément plus intellos ? C’est très important pour moi de recevoir des mails, des lettres de femmes de plus de 70 ans, par exemple, qui vivent isolées, qui ne font pas partie d’un milieu politisé et qui se reconnaissent quand même dans les idées proposées. Je n’aime pas l’idée de rester ’’en famille’’. »

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Illustration vignette : détail d’un dessin-collage de Marcel Dzama, pioché ICI.

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1 Qui s’est déroulé début juillet, dans un café de Belleville.

2 Il s’agissait de « Tout le monde en parle », en mai 2003.


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