ARTICLE11
 
 

vendredi 2 mars 2012

La France-des-Cavernes

posté à 00h01, par Ubifaciunt
34 commentaires

« On s’est aimé comme on se quitte... »

Chroniques d’un éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Aujourd’hui, après sept ans de bons et loyaux se(r)vices, l’on est amené à quitter son taf. Et inutile de dire que ce n’est pas de gaieté de cœur et qu’icelui est aussi gros que le temps passé à la cité et le regret de la quitter. Car, quand il y a de l’amour, une séparation n’est jamais tendre...

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C’est Jean-Claude Izzo qui disait, je crois en tête d’un des chapitres de sa trilogie1, que ce sont de drôles d’amours que celles que l’on partage avec une ville. Marseille, Nanterre, même combat, l’Algérie est si près. La vie n’est guère qu’une lutte contre la mort, on voit partir les uns, revenir les autres, on ne sait pas trop où l’on se situe soi-même dans ce rapport que la ville entretient à ceux qu’elle abrite.

Une page se tourne ; des dissensions internes, la Révision générale des politiques publiques, des concours de circonstances auront eu raison d’une petite équipe d’éducateurs – pourquoi non, comme presque partout ailleurs.

Sept ans plus tard et l’histoire se finit. Les mômes ont grandi et nous avec. Certains sont morts, d’autres partis. Nanterre n’a pas tant changé, vieille ville communiste ; mais aujourd’hui le FN y a son siège. L’histoire se finit et l’on aura bien travaillé. Certains ont trouvé des boulots, d’autres ont réussi à quitter l’oppressant foyer familial, on a été invités à des maternités pour des naissances, on a pleuré au cimetière, on a enragé en appel pour des sept ans qui furent prononcés, on a fumé encore une clope dehors avec Mohamed, Anouar, Richard ou Ahamada en se marrant devant la bagnole de la BAC qui se la joue banalisée.

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L’histoire se finit et ce n’est pas une raison pour ne pas gueuler contre Toufik qui n’a toujours pas repris rendez-vous à la Mission locale alors qu’il passe en procès dans trois mois, pour ne pas demander une dernière chance de permission de sortie pour Hakim, pour ne pas manger chez une daronne et accepter – le bide pourtant bien rempli – une troisième fournée de tajine parce que sinon elle risque de fort se vexer ; faire comme si on faisait partie du décor, faire partie des murs, pour toute sa vie.

Lire et relire les projets amassés dans les ordis, les notes de situation à destination du tribunal, les comptes rendus des moments passés dans la rue depuis 2005. Que va-t-il en rester, de toutes ces traces, l’Association disparue. Va-t-on tout brûler ? Va-t-on mettre en archives ; et où, et dans quelles mains et sous quels yeux tomberont tous ces textes où tant de bribes de vie sont consignées ?

Relire Marc-Aurèle, aussi, pour se rassurer un peu. « La lumière de la lampe brille et conserve son éclat jusqu’à ce qu’elle s’éteigne ; la justice, la sincérité et la sagesse s’éteindront-elles avant l’heure ? »

C’est l’heure où les souvenirs rappliquent : les soirs de printemps où la cité revit, tout le monde dehors jusqu’à minuit dans la douceur de mai, les blagues sans fin, les derniers verres, le match du lendemain à refaire une millième fois ; les jours d’hiver où le vent souffle entre les tours et où l’on aimerait tant que les dealers ouvrent la porte d’un des halls enfumés de shit et nous invitent pour baisser un peu l’écharpe et la capuche, les mômes et leurs conneries.

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Le monde continue de mal tourner – il reste tant à faire – et ce n’est pas parce que l’on part que... C’est toutes ces histoires qui continueront sans nous, ou autrement. De toute façon, les mômes étaient là bien avant nous. À quoi bon croire que nous sommes indispensables...

C’est la dernière semaine. Un petit de treize berges m’apostrophe depuis sa fenêtre :

« Wesh Ubi, alors t’es muté ?
- Comment ça ?
- Ben en fait, je sais pas ce que ça veut dire ’muté’ mais c’est les grands qui ont dit ça... »

Tendre sourire. Je lui explique que oui, on se barre, que c’est fini tout ça.

« Mais qui on va faire chier alors ?
- Ben, j’en sais rien, les flics, par exemple...
- Ah non ! Les flics, c’est obligatoire ; vous, c’était pour le plaisir. »

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Sinon un deuil, du moins une séparation. Une certaine idée d’un service qui se veut encore public, du temps qu’on prenait à réfléchir aux situations, gruger des statistiques inopérantes et insensées, résister à sa façon, de l’intérieur.

Que reste-t-il de nos amours ?

Des souvenirs, bonheurs fanés, quelques photos, un livre écrit avec certains2, de l’amertume. Une ville que l’on n’a pas fini d’aimer et où il fera toujours bon revenir pour parler du vieux temps, celui qui ne reviendra plus.

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« Décidément, ’on peut regretter les meilleurs temps mais non pas fuir aux présents’. Ce n’est pas de moi, mais de Montaigne.3 »

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1 Total Khéops / Chourmo / Solea, Série Noire, Gallimard.

2 À paraître en septembre 2012, éditions Zones.

3 Ce n’est pas de moi mais de Jean-Marc Rouillan, in « Extorsion de regrets », CQFD, octobre 2004


COMMENTAIRES

 


  • vendredi 2 mars 2012 à 00h35, par salatomatoignon

    TU as failli me faire chialé salaud t’en fait pas ntv c’est chez toi ta pas bessoin d’invitation pour venir au contraire si tu vien pas ont , je vais t’en vouloir , et si ta le moindre soucis tu passe un coup de fil on debarque et on arrose tous le monde mr UBI ... mr,N



  • vendredi 2 mars 2012 à 09h49, par Fablyon

    Il fait bon lire cela, parce qu’il y a de l’humain, du vrai, de celui qui fait mal et sent, qui est vivant, turbulent, aimant.

    Bon sang, c’est un coup de pied, un coup de poing et tout le reste.

    Et en même temps, c’est aussi de l’espoir en filigrane, qui n’ose dire son nom.

    Bon sang, juste merci quoi.



  • vendredi 2 mars 2012 à 10h10, par Soisic

    « Un livre écrit avec certains », « à paraître en septembre 2012 »... Peut-on en savoir un peu plus ? :-))

    • samedi 3 mars 2012 à 15h38, par Ubifaciunt

      Yes Soisic,

      On écrit avec quatre loustics de 20 à 25 ans leur quotidien à la cité (école, boulot, chômage, police, justice, prison, religion, tout ça...) ; ça fait un an qu’on est dessus (d’où la baisse du nombre des billets sur ce site) et ça s’annonce plutôt pas mal...

      Les bonnes feuilles seront évidemment en exclu et avant-première sur A.11...



  • vendredi 2 mars 2012 à 11h31, par Emma

    Un éducateur formidable
    Un être extraordinaire
    Une vie arrache car tu va nous manquer,
    ’tu nous aide, psychologiquement, intellectuellement
    Et aussi humainement !

    A toi ces lignes ! Ces dernier écris pour te dire combien
    Je te serais à jamais reconnaissant pour tout ce que
    Tu fait et tout ce que tu as fait !
    Exceptionnel, unique !

    Merci à toi d’avoir aider et accompagner tout ces jeunes...

    Cldt et affectueusement
    Mehdi





  • vendredi 2 mars 2012 à 12h33, par Dadu Jones

    Allez... allez.

    C’est que ça remplit la vie, ces chouettes p’tits cons, hein ?



  • vendredi 2 mars 2012 à 12h41, par Starsky

    Une fin n’est toujours que le début d’autre chose. J’t’embrasse.
    Pierrick



  • vendredi 2 mars 2012 à 12h58, par hezzat

    MERCI A LUI ET A TOUS CEUX QUI CROIS ENCORE QUE TOUT EST POSSIBLE



  • vendredi 2 mars 2012 à 16h05, par JCharles

    Que tu sois ou non un bon éducateur, je n’en sais rien, mais un bon « pigiste » pour article11, c’est sûr :-)
    Merci pour toutes tes chroniques, toujours élégantes et poignantes !

    • samedi 3 mars 2012 à 15h42, par Ubifaciunt

      Pour le ou non bon éducateur, le prochain billet (à paraître très vite) sur la dernière journée au taf t’apportera quelques pistes, JCharles ;-)



  • vendredi 2 mars 2012 à 17h54, par wuwei

    Comme l’a écrit si bien J.L. Porquet dans le palmipédedu 22/02 : Article XI c’est « épastrouillant » !



  • vendredi 2 mars 2012 à 18h06, par MamLéa

    Wouaouh ! C’est émouvant ! Et tu vas où, m’sieur ?

    • samedi 3 mars 2012 à 15h44, par Ubifaciunt

      Hé hé, la curieuse... Je deviens « référent justice » dans un organisme public... Deux jours par semaine en taule et on ne changera pas trop de loustics...



  • vendredi 2 mars 2012 à 19h05, par Niétro

    Toujours très émouvant et c’est avec beaucoup de tendresse que je lis cet article.
    Ça fait déjà 3 fois que je recommence mon message, pourtant derrière mon écran ce que j’arrive au mieux a traduire c’est un sourire tendre et un soupir de : quoi dire d’autre ?
    J’admire.



  • samedi 3 mars 2012 à 17h37, par Isatis

    Ohhhhhh……
    Alors tu vas ailleurs tramer du nouage de vies décousues ; j’admire et le taf et le verbe… quand même… saletés de fouteurs de RGPP… quand même hein… bâtards de leur race, c’est comme ça qu’on dit ?



  • dimanche 4 mars 2012 à 14h02, par Urtxintxa

    De retour en France ! Tu ne me croiras peut être pas mais, sous la neige de Montréal, hier à 11h45 (17h45 pour vous), je me disais voilà, c’est la fin, dans 1h15 Ubi mettra les voiles.
    Et je me disais que ça n’allait pas être facile. Alors en bonne nostalgique, je me suis repassée aussi le film de tous ces moments partagés. Pas facile de se détacher. On y pense même à 4000kms.

    Alors heureuse de pouvoir lire ce texte aujourd’hui, agrémenté du commentaire de Mr N. ça fait du bien.

    Au plaisir de répondre présente cette fois à un prochain rendez-vous avec vous, parce que même si je suis plus discrète c’est toujours une joie d’être des vôtres.

    Muxu ta gero arte !

    • dimanche 4 mars 2012 à 14h53, par Ubifaciunt

      Wesh l’écureuil...

      Et t’as vu que le Mehdi aussi avait commenté...
      Ils et on ne t’a pas oublié.

      Même à 4000 bornes.

      À très vite !



  • lundi 5 mars 2012 à 06h40, par Tiravuturavidévi

    salut Ubi & compadres, « Le monde continue de mal tourner – il reste tant à faire – et ce n’est pas parce que l’on part que... C’est toutes ces histoires qui continueront sans nous, ou autrement. De toute façon, les mômes étaient là bien avant nous. À quoi bon croire que nous sommes indispensables... » c’est à peu près ce que je me suis dis après cinq ans d’animation municipale à Mantes (centre de loisirs, maison de quartier, local ados, aide aux devoirs..)avant de jeter l’éponge. Marre : moyens misérables, paye-pourboire, parleàmonculisme des élus, blabla de bois en réunion bidon sans aucune pragmatique etc etc...Bouche trou sparadresque sur la jambe de bois de la misère de la banlieue. Je suis animateur BEATEP pas éduc, peut être que du statut la situation n’est pas la même mais bon j’ai le sentiment que l’on se fait engloutir par l’abandon du social orchestré depuis un moment déjà. RIP la fraternité.

    • vendredi 9 mars 2012 à 11h27, par Ubifaciunt

      Mais non, mais non, ça continue, autrement, et tout ce qui a été vécu et arraché à la hideur du monde ne pourra jamais être enlevé !
      On continue, toujours, et on ne lâche rien...
      Force, courage, endurance.



  • mercredi 7 mars 2012 à 20h41, par pièce détachée

    Tout ce que tu as inventé, transmis, foiré, appris, partagé, offert, et tout ce qui t’a été donné, tu le feras circuler en le (ré)inventant, avec ta gentillesse austère et lucide, et ton attirail de gentleman-cambrioleur des lettres classiques. Je ne m’en fais pas pour toi.

    Amour éternel ;–)



  • vendredi 9 mars 2012 à 10h20, par SG

    Si vous restez sur le site, j’avoue que j’aimerais bien avoir votre avis, à vous où à d’autres professionnels peu soupçonnables de collusion avec le système, sur l’angélisme de vouloir supprimer les prisons parce que « la société libertaire n’est pas criminogène »...

    Je veux dire, vous avez vu concrètement comment la prison détruit les gosses et la société, mais aussi comment certains gosses ne sont plus accessibles à la raison ou ont rationnellement intérêt au crime, dont je suppose que vous avez une position plus nuancées sans être moins radicale, et elle m’intéresse d’autant plus que c’est un point généralement aveugle des discours alternatifs.

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