ARTICLE11
 
 

samedi 7 novembre 2009

Le Cri du Gonze

posté à 14h36, par Lémi
3 commentaires

Pièces éparses du puzzle Sister Rosetta Tharpe
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Je te vois venir : Cinq pièces seulement pour un puzzle censément ambitieux ? Tu ne te fouterais pas un peu de la gueule du pueblo, Lémi ?, que tu vas marmonner. Ingrat ! S’il est vrai que la construction de ce billet est légèrement bordélique, il te donne quand même l’occasion de visionner live la somptueuse Sister Rosetta Tharpe. Alors de quoi te plains-tu ?

« Up above my head »

Bloody hell, ça devrait être une partie de plaisir. Mais Dieu (ce sagouin) sait pourquoi, impossible de mettre le doigt et les neurones sur la substantifique moelle de cette vidéo. Bientôt une demi-heure que j’essaye de mettre des mots sur mon enthousiasme du jour, à savoir cette prestation de Sister Rosetta Tharpe, et à chaque fois je rebrousse chemin piteusement.

Pourtant, tous les éléments concordent : il y a ce moment où la magie passe, où les frissons sortent les violons, où le Yahou lève sa bannière dans un grand bruissement enthousiaste, c’est certain. Mais le pointer précisément ? Peanuts. Alors, laborieusement, il faut tenter de mettre à jour des éléments divers, de les assembler pour faire de ce puzzle un tout cohérent, convaincant. Pièce par pièce.

Pièce 1 : la joueuse de flûte de Hamelin, Arkansas

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Le premier truc qui étonne, c’est cette armée de choristes/enfants de chœur inutiles (ils ne chantent même pas) qui envahit l’arrière-plan sans prévenir, s’abattant sur l’image comme le mildiou sur les vignes, raz-de-marée bipède. Il n’y avait que Sœur Rosetta Tharpe, ululant joyeusement qu’elle entend une musique céleste ; et soudain une chorale de zarbis auréolés l’accompagne en claquant niaisement des mains. La surprise est totale, le sourire obligatoire, l’interrogation lancinante : mais combien sont-ils ? Et à quoi servent-ils ?

Si bien qu’on en arrive à cette nécessaire conclusion : Sister Rosetta Thorpe est comme le joueur de flûte de Hamelin dans l’histoire des frêres Grimm : de son instrument, elle fait un appeau qui attire la marmaille (et pas que, nombres de grand(e)s dadais(es) sont cachés dans le tas). Joli pouvoir.

Pièce 2 : Gospel ? And my ass, it’s chicken ?

Il y a aussi Soeur Rosetta elle-même, évidemment. Plus toute jeune – nous sommes dans les années 1960 et la divine Sister Rosetta Tharpe est née en 1921 (ou 1915, si on écoute dame Wikipedia) – , elle semble tellement emplie de sa chanson qu’elle en oublie le cadre un peu niais, déborde sur les bords, rock’n’rolleuse en diable. Elle qui est considérée comme une chanteuse de gospel – genre dont elle possède sur cette vidéo tous les attributs, des choristes aux vibratos grandiloquents en passant par les paroles sur cette présence mystérieuse dans les airs (c’est toi, mon Dieu ?) – clapote en terre profane, c’est évident.

Elle est censée parler de Dieu, ok, elle fait comme si, mais tu sais bien qu’elle cause d’autre chose. Il n’y a qu’a voir comment elle empoigne sa guitare, l’ancienne danseuse de bars louches : l’énergie qui la guide ne saurait être uniquement religieuse, sauf à considérer que Dieu est soluble dans le rock’n’roll, ce qui n’a jamais été démontré scientifiquement.

Gérard Arnaud le rappelle judicieusement (ici), le Gospel n’a pas toujours été une musique de grenouilles de bénitiers. Et Sister Rosetta Tharpe était tout sauf une bigote.

Dès lors la distinction entre musique profane et musique sacrée devenait pour le moins hasardeuse. Une illusion tombait enfin : celle de la vieille distinction obligée entre le blues - la « musique du Diable » - et le gospel – la musique de Dieu.
À vrai dire, il s’agissait depuis longtemps d’un secret de Polichinelle. L’inventeur du gospel song moderne avait été sous le nom de Georgia Tom l’auteur des blues songs les plus érotiques et même pornographiques des années 1920, avant de s’amender à la suite d’une « rédemption » miraculeuse et très lucrative, en se rebaptisant Reverend Thomas A. Dorsey.
L’une de ses disciples, la géniale chanteuse-guitariste de big-band Rosetta Nubin, excitait les clients des night-clubs à l’époque du swing par ses chansons et danses suggestives avant de s’offrir corps et âme à Dieu sous le nom de Sister Rosetta Tharpe. Elle ne fut pas la seule à franchir sans effort et sans vergogne la frontière ténue qui séparait chants profane et sacré dans la culture afro-américaine.

Ah ah, qu’est-ce que je disais ? Sous les pavés gospel divin, la plage blues démoniaque (ou, formulé autrement, la frontière entre L’œuvre de Dieu et la Part du diable est plus que jamais poreuse)…

« Four or five times »

Pièce 3 : Jimi peut aller se rhabiller

Rosetta a commencé la musique avec sa mère Katie Bell Nubin, dite Mother Bell (forte femme). Rapidement, elle a adopté une manière très particulière de jouer de la musique. Comme nombre de bluesmen qui l’avaient précédé, Rosetta avait pour habitude de désaccorder sa guitare pour en modifier les sonorités. Et surtout, elle a rapidement développé en matière de technique des capacités plutôt hallucinantes. Il n’est qu’à voir la fin de « Up Above my head » et son solo biscornu : le jeu de guitare de Sister Rosetta est terrifiant. Ci-dessous, un gus borgne et Eric Burdon, chanteur des Animals, en conviennent parfaitement : on touche au virtuose.

Gus Borgne & Eric Burdon

Pièce 4 : Elvis peut aller se rhabiller

Le rock’n’roll n’est pas encore né que déjà elle joue avec, le pousse dans ses retranchements. Il se dit souvent que des grands noms du rock, de Chuck Berry à Elvis ont pioché dans le répertoire de Rosetta – musique comme attitude – pour balancer leur propre semoule. Ça semble évident. Tu noteras d’ailleurs dans la vidéo ci-dessous (« Down by the river ») qu’au cours de son solo, Rosetta semble préfigurer avec la manière le Duck Walk cher à Chuck Berry. Plagiat ? L’histoire jugera.

« Down by the river »

Pièce 5 : Du black power chez Rosetta

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Pour finir, parce qu’il paraît qu’Article11 serait un site un politique (légèrement, alors) et qu’on vient de me glisser en studio qu’il serait malvenu de ne pas aborder cette question, nonobstant ma flemme (ce billet a déjà la taille réglementaire, nope ? Esclavagistes !), je t’avouerai qu’il est difficile de parler de Sister Rosetta Tharpe sans embrayer sur le fait que, comme Bessie Smith ou Billie Holliday à la même époque, elle contribua à sa manière au grand combat à venir des droits civiques. Des précurseuses, en quelque sorte (même si, en la matière, sainte Billie flotte loin au-dessus, avec Strange Fruit).

Fin des années 1930, la musique afro-américaine est encore considérée comme rebutique (de : rebut) par les sphères culturelles bien pensantes. Même la progressiste (en comparaison) New York ne fait pas preuve d’un enthousiasme illimité pour les artistes noirs. Et puis, soudain, sans prévenir, débarquent au Cotton Club de New York une bande de va-nu-pieds enthousiastes qui transportent les foules. Des nègres. Ils remportent un franc-succès, Rosetta en tête. Et ils ne s’arrêtent pas là.
Avec ses complices, Cab Calloway ou Benny Goodman par exemple, Sister R. s’implique ainsi dans le grand concert From spirituals to swing, par lequel des musiques noires pénètrent pour la première fois un lieu de référence de la musique classique occidentale ; et pas n’importe lequel puisqu’il s’agit du Carnegie Hall à New York. Par la suite, elle se produira également avec le Golden Gate Quartet, fameux ensemble vocal de gospel et de negro spiritual qui contribuera grandement à populariser les musiques afro-américaines. Black power light, certes, mais non négligeable.


COMMENTAIRES

 


  • samedi 7 novembre 2009 à 15h37, par remugle

    Sacré Lémi.... Doux Jésus !... La Sister est à tomber à genoux...
    Dans le genre, le Reverend Gary Davis est pas mal non plus, et pour entendre un Gospel vraiment Hot et très explicite, on peut conseiller « Yes indeed » par les Boswell Sisters, en 1940...un pur régal !...

    • lundi 9 novembre 2009 à 09h05, par lémi

      Oui, « à tomber à genoux », puis à glisser lentement à plat ventre, sourire aux lèvres. Pour tes pistes, je ne tarderais pas à les emprunter, je ne connais le Reverend Davis que de nom et pour les Boswell Sisters, Terra Incognita...

      • lundi 9 novembre 2009 à 11h51, par remugle

        Ah, les Boswell Sisters.... 3 sooeurs blanches de la Nouvelle Orléans, nées au début du siècle (le précedent !)...qui ont chanté dans les années 20 et 30 des blues du coin, du jazz vocal, des chansons de bordel et de cabaret new-orleans, ce qui était un scandale absolu....des blanches !!??!!! on peut imaginer...!

        Ella Fitzgerald a toujours dit qu’elles étaient celles qui l’avaient inspiré, particulierement Connee Boswell.... un swing a faire danser les planètes !

        Une de leurs chansons de 1930 s’intitulait ... « Rock and Roll ».... c’est la premiere fois que ce terme apparait...

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