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lundi 19 mai 2014

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posté à 21h12, par Charles Reeve
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40 ans après le 25 Avril, brève descente dans les soutes de la démocratie portugaise

Elles sont loin, les promesses de la Révolution des œillets... Pour l’anniversaire des quarante ans du 25 avril 1974, qui vit le peuple mettre à bas la dictature salazariste, les Portugais ne sont guère à la fête. Dans ce pays dévasté par la politique d’austérité imposée par la Troïka, le souci de la plus élémentaire survie prend peu à peu le pas sur toute autre considération.

On l’a lu quelque part, le Portugal serait en train de sortir de la crise. Après Fatima, c’est aujourd’hui « la main invisible » qui est en charge des miracles ! Concrètement, cela signifie que l’État local en quasi faillite est autorisé par les grands de ce monde à revenir sur le marché mondial des capitaux afin d’emprunter à nouveau les sommes nécessaires pour assurer le service de la dette. Tout en continuant d’augmenter la dette présente au prix du salut du secteur bancaire... Cette manipulation financière se fait sous le regard vigilant (ou policé) de la Troïka (FMI, BCE et CE1) qui, depuis des années supervise et gouverne la politique de récession, d’austérité et d’appauvrissement social. Et cela suffit aux « spécialistes de l’économie » pour conclure que la reprise est là…

On l’a aussi appris récemment, via Le Monde du 9 mai dernier : « La Grèce va mieux, les Grecs pas tellement ». L’actuel Premier ministre portugais a, lui aussi, utilisé une semblable formule il y a quelques mois, ce qui a fait rire jaune les Portugais à l’esprit critique. « Le pays va mieux, mais les gens vont plus mal », a-t-il remarqué. L’homme n’est pas tout à fait idiot : il est vrai qu’il y a « gens » et « gens », et qu’il existe plusieurs « pays » dans un « pays ».

Dans les soutes du bateau à la dérive, les esprits se montrent moins optimistes. Pour le vérifier, il suffit de quitter les jardins des délices de la bourgeoisie locale, des nouveaux riches, des élites de toute sorte, les scénarios dorés de l’industrie du tourisme, et de descendre quelques marches, dans la pénombre du sous-monde des exploités. Un monde où la peur démocratique a remplacé la peur du fascisme d’antan. Où s’affairent celles et ceux qui assurent péniblement leur survie quotidienne. Les mêmes qui ont été ignorés des commémorations officielles des quarante ans de la « Révolution des œillets ».

Deolinda a 54 ans2. Elle a commencé à travailler à 11 ans, un an avant le 25 Avril. Depuis son salaire n’a fait que baisser.
« Comment vivre avec 485 € de salaire minimum ? On ne vit pas, on survit ! »
Avant, Deolinda prenait l’autobus jusqu’à l’usine, située dans une banlieue de Porto. Depuis deux ans, suite à l’augmentation du coût des transports, elle s’y rend à pied, soit plus d’une demi heure de marche.
Son mari gagne 500 €. Leur fils de 28 ans ne travaille pas et vit avec eux. Une fois déboursés les 240 € pour le crédit de leur appartement, une fois réglées les dépenses régulières et celles des médicaments, il reste peu d’argent pour la nourriture. Les fruits et les laitages ont disparu de leur alimentation. Cela fait quatre ans qu’ils ne partent plus en vacances, et ils ne sortent jamais au restaurant.

Il convient ici de citer quelques chiffres rébarbatifs, mais qui parlent d’eux-mêmes. Depuis 40 ans, en valeur réelle, le salaire minimum (SM) n’a cessé de chuter au Portugal. En 1974, lorsque le premier gouvernement de l’après-25 Avril l’a instauré, il correspondait (en valeur constante) à 548 € ; aujourd’hui, il est de 485 €. Selon les statistiques officielles, on est pauvre si on gagne moins de 400 € par mois...
Un autre chiffre, encore : sur 3 millions et demi de salariés portugais, ils sont un million à toucher de 310 et 599 € par mois, et un autre million gagne entre 600 et 900 € mensuels. En six ans, le nombre de travailleurs au salaire minimum a été multiplié par trois : environ 500 000 travailleurs du privé et 20 000 du public le perçoivent.
Enfin, un dernier chiffre, pour la route : en dix ans, la moyenne des salaires a baissé de 6 %, et elle a même chuté de 10% pour les salariés ayant fait des études universitaires. En argot de Belleville, on appelle ça l’appauvrissement social et la prolétarisation des classes dites « moyennes ».

Deolinda explique encore : « Je n’aime pas en parler. Je ressens une grande révolte. Dans l’usine, je vois des collègues qui ont faim. Nous avons un réfectoire où nous pouvons déjeuner, chacune y apportant sa gamelle. Mais vers la fin du mois, certaines quittent l’usine lors de la pause déjeuner : elles se cachent, car elles n’ont même plus d’argent pour une soupe. C’est surtout le cas des collègues dont les maris sont aussi au chômage. À la maison, ça s’engueule.
On aimerait bien pouvoir les soutenir… Mais nous aussi, nous n’avons plus les moyens. […] Celles qui n’acceptent pas de travailler sans rallonge de salaire le samedi matin sont vite repérées. Récemment, ils
[les patrons] ont engagé plus de personnel, mais ils continuent à exiger qu’on bosse gratuitement quatre heures et demie le samedi matin. À celle qui proteste, ils rétorquent qu’elle est libre de les attaquer en justice. Bien sûr, personne n’ose le faire… Vous savez ce que je souhaite ? Eh bien, un autre 25 Avril ! »

Adelaide a - elle - 56 ans et travaille depuis l’âge de 14 ans dans une autre usine de Porto. Elle touche 432 € net par mois, somme à laquelle s’ajoute la prime d’alimentation : 2,46 € par jour. Elle raconte : « J’ai toujours gagné le salaire minimum. Auparavant, quand les patrons étaient allemands, on touchait aussi une prime de productivité ; mais depuis qu’ils sont partis, l’entreprise a été reprise par des Portugais et la prime a été supprimée. […] Désormais, il suffit qu’on arrive avec une minute de retard et la prime d’alimentation saute. C’est la règle. Parfois, je vois des ouvrières pleurer d’angoisse.
Il y a quelques années, l’entreprise offrait une soupe aux employés pour le déjeuner. Avec cette soupe, et un fruit qu’on apportait, on s’arrangeait. On n’avait rien à dépenser de plus. Puis, un beau jour, la soupe fut supprimée. Ils nous ont tout d’abord dit que c’était temporaire, lié aux difficultés économiques que connaissait la boîte. Mais la soupe, on ne l’a plus jamais revue… […] Celles qui ont des enfants souffrent le plus, car elles ne peuvent pas se payer de viande, poisson ou fruits. Quinze euros, ça fait la différence, ça représente quelques packs de lait et yogourts.
 »

Pressé par la Troïka, le gouvernement a récemment émis la possibilité d’une légère augmentation du salaire minimum… en contrepartie d’une plus grande précarité et flexibilité du travail, et de la suppression des limites légales aux licenciements. Encore un compromis démocratique.

Adelaide, derechef : « Ils [les patrons] nous rendent la vie noire. Ils nous humilient. Autour de nous, on on voit que des mines tristes, défaites, déprimées. Tandis qu’eux semblent toujours en forme et heureux de vivre. En réalité, les travailleurs sont aujourd’hui considérés comme des déchets, juste là pour produire ce que veulent les patrons. Et si c’est pour nous sucer encore plus, je préfère encore que ceux-ci ne nous augmentent même pas. Je ne peux pas avoir du bifteck, alors je mange une soupe… Mais au moins, qu’on me laisse tranquille ! »

Début 2014, des universitaires du département Sciences de la santé de l’université de Porto ont publié une étude sur les Portugais et le sourire. Après avoir analysé 400 000 photos s’étalant sur une période de dix ans, ces sommités en sont arrivées à la conclusion que les Portugais sourient de moins en moins. Il n’y avait pourtant nul besoin d’une étude pour dresser ce constat : tout bon observateur ne peut que confirmer ce que dit Adelaide. Partout au Portugal, les mines sont tristes, défaites, déprimées. En regard des innombrables photos prises pendant cette révolution dont on fête aujourd’hui les quarante ans, c’est le jour et la nuit – à l’époque, le bonheur et la joie s’étalaient sur les visages. Las, le système représentatif parlementaire et la violence de l’exploitation démocratique ont depuis vidé les esprits, asséché les désirs, étouffé les aspirations à une autre vie.

Comment ? Que dîtes-vous ? Cela suffit, avec ces récits tristes et glauques, ces histoires de loser. Bien. Alors voici une bonne nouvelle, histoire de prouver que le pays se porte au mieux. Il s’agit du Conrad Algarve Hôtel, qui appartient à la chaîne de grand luxe du même nom. Cet établissement vient d’ouvrir ses portes à Quinta do Lago, à quelques kilomètres à l’ouest de Faro, en Algarve. L’endroit est idyllique, fréquenté par des membres de la noblesse mondiale, des nouveaux riches, des politiciens, des joueurs de foot et des étoiles du showbizz. Tous veulent vivre « quelques jours près du paradis », comme le promet une publicité de l’hôtel, poursuivant : « Le summum étant la suite Roof Garden Suite. Laquelle propose, entre autres caractéristiques de luxe, une pataugeoire dans le salon, ainsi qu’un accès privé direct à la station thermale. » La suite est disponible à partir de 3 500 € par jour. Oui ! Le pays va mieux… pour quelques-uns.



1 Soit le Fond monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commision européenne.

2 Les témoignages cités dans cet article proviennent d’articles publiés par les journaux Expresso (éditions des 12 et 18 avril 2014) et Publico (éditions des 3 janvier et 22 avril 2014). Les propos des ouvrières du textile furent recueillis par Natalia Faria, dans Publico (13 avril 2014).


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